René Gnalega
Université de Cocody, Abidjan
Par ailleurs, la sculpture intègre en elle-même certains arts comme la peinture et même la danse. Notre démarche consistera à lire rigoureusement l'oeuvre de l'Académicien sénégalais pour mettre en évidence les relations entre la poésie de ce dernier et la sculpture.
La place des arts est prépondérante chez Senghor. Lors du premier festival des Arts nègres à Dakar, il déclarait ceci :
Chaka :
Et plus loin Chaka dit encore :
Le poème est comparé à un sculpteur et le poète est "la baguette sculptée". Le fait que la sculpture soit l'une des images majeures pour rendre compte de l'essence poétique n'est pas gratuit chez Senghor. La sculpture est une image-symbole du poème.
Il convient par conséquent d'étudier quelques aspects importants de la sculpture à l'intérieur même de l'oeuvre poétique. A l'analyse, nous constatons que le poète veut graver le mot comme sur une pierre dans le poème. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre ce que dit le poète dans "Femme noire".
Pour aborder avec attention les rapports entre la poésie de Senghor et la sculpture nous nous intéresserons à la figure de l'hypotypose et à la problématique du mouvement et de l'immobilité.
I - L'HYPOTYPOSE |
Cette figure de rhétorique désigne une description "si vive et si bien observée qu'elle s'offre aux yeux avec la présence, le relief et les couleurs de la réalité. "[4]
En fait, l'hypotypose intègre dans son fonctionnement deux phases. La première consiste à rendre sensible au regard une description. La seconde, qui est du reste inhérente à la première, valorise les couleurs. Aussi l'hypotypose cultive-t-elle les chocs visuels et plus précisément le pittoresque. Celui-ci fait découvrir des représentations aux couleurs vives et piquantes.
Dans l'oeuvre de Senghor l'hypotypose se remarque lorsque le poète décrit le visage qui est matière. Et il est vrai que Senghor n'est pas insensible à la rugosité de la pierre et de toutes les formes dures, solides et brutes.
C'est cette thématique de la pierre qui conduit le poète à donner le prénom de Pierre à Eboué.
Senghor aime bien le travail patient, long, pénible mais exaltant de tous ceux qui métamorphosent la matière dans sa forme première. On ne peut pas ne pas penser ici à l'esthétique parnassienne qui au-delà de l'art pour l'art entretient des relations de proximité avec les arts plastiques et au dialogue Eupalinos de Paul Valery.
Théophile Gauthier dit dans L'Art:
Oui, l'oeuvre sort plus belle
D'une forme au travail
rebelle
Vers, marbre, onyx, émail
Conscient de l'importance des arts plastiques, le poète considère que le visage le plus beau est celui du masque ou de la statue.
Cette beauté inscrite au coeur même du visage fait de lui un objet de contemplation, de célébration. L'hypotypose met ici en relief tous les fastes de la beauté du visage.
Le thème du visage est majeur. N'est-il pas l'expression de la vérité elle-même ? Le visage a même une dimension baptismale. Dans "Lettre à un poète" adressée à Aimé Césaire, Senghor dit :
Nous savons bien que le poète a fait de la quête identitaire une réalité constante. Et le visage est encore l'un des passages obligés d'accès à l'identité véritable. C'est pour cette raison que l'autre versant du visage est le masque. Celui-ci voile certes le visage au sens propre et au figuré. Mais il est aussi le masque du sculpteur et renvoie à la réalité même de l'Afrique avec toutes ses croyances. On ne s'étonnera pas que le poète adresse une prière aux masques.
Le masque africain est dépourvu d'hypocrisie et de laideur. Il est comme Dieu lui-même puisqu'il est à l'origine du visage humain et notamment de celui du poète. Le vrai visage est masque.
On l'aura déjà remarqué, le masque est de l'ordre de l'impérissable, de l'indestructible. Le temps n'a pas prise sur lui à l'opposé du visage humain voué à la putréfaction.
En outre, les formes sculptées à l'instar du "tam-tam sculpté" exercent une fascination sur le poète au point que bien souvent l'écriture elle-même emprunte les chemins de la sculpture. Senghor cultive le goût du détail dans la description. Celle-ci relève du pointillisme propre au bon sculpteur.
Le corps en son ensemble est une oeuvre d'art, surtout lorsqu'il danse.
L'hypotypose est aussi visible à travers les notations de couleurs particulièrement saisissantes, autrement dit à travers le pittoresque.
Le pittoresque se manifeste notamment à travers la figure de l'oxymoron "Masques blanc et noir". En effet, le poète aura tendance à opposer le blanc et le noir comme dans cet autre exemple.
C'est dans ce contexte d'opposition des contraires qu'il convient de placer les différentes juxtapositions du jour et de la nuit: "et les nuits - jours"
La lumière incandescente et les ténèbres opaques ont le même voisinage à l'intérieur d'une même construction syntaxique.
Pour le poète la nuit revêt les attributs de la clarté. Elle se mue en lumière. Elle est non seulement dans un rapport de proximité avec le jour, mais elle a des vertus plus positives que celui-ci. La nuit de Senghor n'est pas ténèbres.
Indépendamment de ce qui précède, nous constatons que le poète montre constamment les couleurs sous leur aspect chatoyant. Comme un véritable peintre, le poète nous dévoile au sens propre le monde dans sa diversité pittoresque. Il dit dans "Elégie à Martin Luther King":
Hormis le noir et le blanc, Senghor privilégie le vert et le rouge dans
sa création.
La couleur verte est la couleur du royaume d'enfance, du printemps, du
reverdissement de la nature et du printemps. Elle est porteuse de vie. Ce n'est
pas fortuitement que le poète choisit pour le BDS un écusson vert
sur lequel se dresse une tête de lion. Quant à la couleur rouge,
elle est la couleur du sang. Certes elle met à nu les violences des
crimes mais elle est aussi la manifestation d'une vie sans cesse renaissante.
La figure de l'hypotypose est donc présente à travers les images du visage, du masque et du corps perçu comme une oeuvre d'art. Elle est aussi visible à travers des couleurs vives. Mais si le poète se veut sculpteur comment peut-il figer, par exemple, le mouvement du danseur ? Autrement dit, n'y a-t-il pas un paradoxe entre le mouvement et l'immobilité ?
II - LA PROBLEMATIQUE DU MOUVEMENT ET DE L'IMMOBILITE |
Rendant compte des fonctions de l'hypotypose, Henri Morier parle ainsi de la fixation d'une essence dynamique :
Ces remarques préliminaires nous aident à mieux comprendre l'oeuvre de Senghor. Le mouvement y est inscrit de façon permanente. Ce mouvement a pour nom rythme.
Le poète écrit :
Le rythme à l'origine de la création poétique se manifeste dans la danse. Ce n'est pas un hasard si Senghor affirme que l'homme noir est un homme de la danse.
Comme le géant Antée de la mythologie grecque, l'homme noir est
en osmose totale avec la terre mère, mère - nourricière
(alma mater).
Le nègre qui danse vibre de tout son corps en contact avec la terre
comme pour faire corps avec les forces dyonisiaques du cosmos.
Nietzsche met en relief dans son oeuvre le principe du dyonisisme qui correspond, en fait, chez Senghor au rythme. Le dyonisisme se définit comme le dépassement du négatif et l'affirmation de la vie. Ce qui fait de Nietzsche le héraut de la gaieté et de la force libérée. Le philosophe allemand est celui qui traduit le mieux le vitalisme que Michel Decaudin définit comme le "culte de l'expérience, découverte de la beauté de la vie quotidienne, morale de l'énergie, optimisme, panthéisme."[6]
Le vitalisme est un amour fou de la vie. Il sous-entend la disparition des forces inhibitrices et l'éclosion de toutes les énergies. Aussi pensons-nous que le dyonisisme est un vitalisme libérateur. Or le Nègre a fait de la danse un moyen extraordinaire de joie.
Toute l'oeuvre de Senghor se donne à nous comme un hymne à la danse.
Le rythme senghorien est de l'ordre de la création artistique. Il s'inspire certes de la réalité immédiate mais pour lui donner une dimension autre. Car comme nous l'avons déjà dit, le poète se veut sculpteur. A ce stade, il n'est pas inutile de noter au passage que le mouvement en tant que tel ne peut se poursuivre indéfiniment. Tout mouvement appelle, pour ainsi dire, à brève ou longue échéance son arrêt, sa disparition ou sa mort. Aussi peut-on se demander si ce n'est pas la peur de finitude qui est l'un des ressorts importants de l'art et fait de celui-ci un refuge exemplaire pour le créateur - artiste.
Et justement le mouvement qui est consubstantiel à la vie en son dynamisme plénier renvoie paradoxalement à son contraire c'est-à-dire à la mort elle-même en tant qu'elle est la gélification de la vie, absence de tout cynétisme. Un danseur extra-ordinaire qui nous fascine par la virtuosité de ses pas est bien obligé de s'arrêter à un certain moment.
Le thème de la fatigue est bien rendu dans cet extrait de "Tout le long du jour ..."
De même, un être vivant qui porte en lui le rythme de la vie verra ses forces décliner progressivement au fil du temps jusqu'à la mort. Or l'art qui est célébration extrême de la vie pérennise la vie notamment dans la sculpture. On ne peut pas ne pas songer à la formule de Gautier "Le buste survit à la cité". Chez Senghor le mouvement du danseur dans son rythme spiralé et même dyonisiaque se fige, s'immobilise.
C'est la raison pour laquelle dans la description des gestes du danseur nous remarquons des indices de la sculpture comme la présence non gratuite de ces "jambes de statue".
Il est un fait avéré que le poète veut fixer le transitoire dans l'éternel. Et il n'y a de beau véritable que dans le dépassement de l'éphémère. La vision du geste en sa scansion régulière jusqu'à saturation est saisie par le regard pétrificateur du poète-sculpteurs. Le mouvement n'est pas annulé mais est capté pour accéder au permanent par la magie de la création scripturaire. Le thème du retour participe de cette volonté d'immobiliser le mouvement et l'instant.
Fernando Lambert écrit justement :
Le retour est ce processus par lequel le poète retrouve les bases de son être angoissé en ce présent dilatoire qui est le maître-mot de la poésie de Senghor. Le présent est l'autre nom de l'éternité. Autant le mouvement est statufié autant l'absence de bruit révèle un rythme souterrain.
On comprend dès lors que le poète nous donne d'accéder à un rythme qui échappe au commun. La statue apparemment sans mouvement est alors parcourue d'un rythme sous-jacent qui la rend plus vivante qu'un être inscrit dans la fulgurence de l'éclair et par cela même "voué au néant vagissant" pour parler comme la voix blanche dans Chaka. La finitude est abolie par la création artistique. Le bonheur est possible, l'oeuvre nous le donne, nous le montre, nous le dit à portée de mots, à coups de vers et de versets pour ne pas dire à coups de scalpels.
Il faut conclure.
La littérature entretient des relations avec les autres arts. La
poésie de Senghor nous montre ainsi que la sculpture est sa soeur
jumelle.
D'une part, le poème lui-même est comparé au sculpteur, le
poète étant comme un instrument dans les mains de l'oeuvre qui
est rythme.
D'autre part, la poésie, comme la sculpture, proclame la
suprématie des arts sur la réalité immédiate en sa
dimension fugace.
La poésie se mue elle-même en réalité plastique par la magie des mots gravés sur la "pierre-papier" pour donner un surcroît d'âme à cette beauté évanescente, passagère comparable à la Rose chantée par Ronsard.
Nous disons enfin que la poésie fait non seulement corps avec le monde sensible dans lequel nous sommes, mais lui donne plus de rutilance, d'éclat comme l'incandescence sans pareille du premier soleil sur le premier matin, et, "ipso facto" plus de réalité que la réalité.
[1] L. S. SENGHOR, "Fonction et signification du premier festival mondial des Arts nègres" in LIBERTE III (Négritude et civilisation de l'Universel), Editions du Seuil, 1977, P. 59.
[2] L. S. SENGHOR, Poèmes, Ed. du Seuil, 1964, P. 128, Collection "Points".
[3] L. S. SENGHOR, Poèmes, Ibidem, P. 132.
[4] Henri MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, P.U.F., 1961, P. 524.
[5] Henri MORIER, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, OC, P. 529.
[6] M. DECAUDIN, La crise des valeurs symbolisées, Slathorie, 1981, P. 167, " Références".
[7] Fernando LAMBERT, "La Poésie de L. S. Senghor, une poésie du présent" in L. S. Senghor un poète, volume 9, L'Harmattan, 1988, P. 192, "Publications du Centre d'Etudes Francophones de l'Université de Paris XIII" "Itinéraires, et contacts de cultures".
René Gnaléga est
Maître-Assistant au département de Lettres Modernes,
Université d'Abidjan à Cocody. Il enseigne la poésie française
et la poésie
africaine d'expression française. Un ouvrage sur la poésie de Senghor est
en voie d'être publié aux Nouvelles Editions ivoiriennes. René Gnaléga prépare
actuellement un autre ouvrage sur la poésie de Jacques Rabemananjara.
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