A L'ECOUTE DE GEZIM PACARIZI |
Un entretien avec Gezim Pacarizi, peintre et architecte
proposé par Jean-Marie Volet
The University of Western Australia
(Cet échange a eu lieu à Fremantle au printemps 1999)
Peintre et architecte, Gezim Pacarizi est né en 1964 à Prizren (Kosovo). Il vit et travaille à Genève depuis 1989 et il expose régulièrement deux ou trois fois par an dans les galeries d'art genevoises. Cette interview a été réalisée en mars 1999 à Fremantle. |
Interview accompagnée des illustrations |
Vous partagez votre temps entre la peinture et l'architecture. Dans quelle mesure ces deux activités sont-elles complémentaires?
Toutes les deux sont très spécifiques et je ne sais pas si elles sont vraiment complémentaires. S'il fallait faire des rapprochements, je dirais plutôt que l'architecture est proche de la musique qui cherche à créer une harmonie entre les éléments. Par contre, ce qui me semble être commun aux différentes formes artistiques, telles que je les conçois, ce sont les idées de générosité et de poésie. La poésie c'est la maîtrise du bien-faire et du beau qui sont des dimensions indispensables à l'être humain, non seulement dans l'art mais aussi dans son quotidien. La générosité peut être définie de différentes manières, mais c'est aussi un facteur important quelle que soit la forme qu'on lui donne. La peinture et l'architecture sont généreuses lorsqu'elles apportent quelque chose à la personne qui s'y intéresse. L'art doit apporter quelque chose, sinon il n'a pas de sens. Ce peut être une nouvelle dimension, une façon différente de voir notre réalité, un point de vue ignoré jusqu'alors. Une peinture généreuse propose des éléments qui s'enrichissent les uns les autres, qui font naître des sentiments nouveaux qu'on n'aurait pas ressentis autrement. Elle permet à chaque personne et à chaque génération des lectures différentes et enrichissantes.
Pourrait-on tenir les mêmes propos au sujet de la littérature?
Oui, et la relation de la proximité des domaines de la peinture et de la littérature a été explorée par de nombreux artistes au cours de ce siècle, aussi bien par des écrivains s'inspirant d'autres arts comme la musique ou la peinture que par des peintres s'inspirant du domaine littéraire dans leurs travaux. Bien sûr la relation des uns avec les autres et la manière dont les uns permettent aux autres de s'enrichir ne sont pas toujours très claires et sont souvent difficiles à exprimer.
Chaque discipline conserve-t-elle cependant une certaine autonomie par rapport aux autres?
C'est évident que chacune garde sa spécificité. Raconter des histoires avec des tableaux, c'est beaucoup plus compliqué que de raconter une histoire avec des mots. Inversement, décrire une couleur ou le goût d'un fruit n'est pas possible au moyen de la littérature. Il y a des choses qu'on ne peut pas faire en peinture et qu'on peut faire en littérature. Mais il y a aussi des différences plus subtiles. L'idée de durée par exemple. En littérature il y a un facteur temps important. Pour lire un livre, il faut un jour, deux, trois, une semaine. La peinture, au contraire, est immédiate. Elle est là, on la voit d'un coup. On peut continuer à la regarder et retrouver des choses, bien sûr, mais elle est présente entièrement dès le premier instant où on la voit. Même les diptyques ou les triptyques peuvent être appréhendés d'un seul regard. C'est d'ailleurs un sujet qui m'intéresse beaucoup car il touche à l'occupation de l'espace.
Qu'entendez-vous exactement par "l'espace"?
L'espace géographique, l'occupation humaine de l'espace, la lecture spatiale de l'univers dans lequel on vit et qu'on observe autour de l'activité à laquelle on se livre, quelle qu'elle soit. De l'action la plus banale aux faits de la plus haute importance comme une guerre ou l'établissement d'une frontière politique qui représente un axe spatial très particulier, tout se déroule toujours dans un espace donné, parfois à une très grande échelle. On change le cours des rivières, on redessine la forme des villes, on en crée de nouvelles, on modifie les anciennes... on crée tout un tissu qui n'est peut-être pas visible lorsqu'on appartient au tableau et qu'on se situe dans l'action, mais il sera visible de plus loin et on peut l'explorer grâce à de nouveaux moyens, les vols satellites, les photos aériennes ou les plans détaillés. En ce qui me concerne, je pars toujours de l'espace mais j'essaie de traiter des thèmes qui permettent de le découvrir non pas par l'intermédiaire d'une description mais plutôt dans l'action. Mes tableaux sont des espèces de modèles de cette action. Je ne décris pas une action, j'essaie d'écrire une situation qui permette une lecture d'une sorte d'histoire.
Votre démarche n'est donc pas très différente de celle de l'écrivain dans le sens où vous créez une situation, une histoire qui peut être déchiffrée?
Tout-à-fait. Il y a un parallèle comme ça entre peinture et littérature. L'écrivain crée une histoire qui se déroule dans un certain nombre de lieux; moi j'essaie de faire des tableaux qui ont des lieux et une histoire inscrits dans des espèces de couches, de strates qui pourraient ressembler un peu à des chapitres d'un bouquin mais qui sont souvent superposés et que tu retrouves entassés les uns sur les autres. Quand je peins un tableau, j'essaie d'y inclure une action qui sera lisible plus tard par le spectateur.
Imaginer un lecteur lisant un tableau, cela n'est pas très conventionnel.
Mais si. Je vais prendre un exemple plus précis. J'ai une série de tableaux qui s'appellent "Genève et tous les lieux du monde" dans laquelle le fonds des tableaux est tapissé avec des listes de villes et d'autres lieux dans le monde. On trouve ce genre de listes dans les atlas. J'ai tapissé plusieurs toiles avec ces feuilles où on peut lire des lieux et après je fais un travail pictural là-dessus. Je prépare ce fond par rapport à une certaine idée précise, je choisis une couleur, disons le bleu, en fonction de ce qui va venir plus tard et sur ce fond, je dessine un plan de Genève, un plan de ville simplifié avec des pâtés de maisons, des rues, des images que j'ai accumulées dans ma banque de données personnelles. Face à cette oeuvre, le spectateur va se trouver devant un plan de Genève, la couleur bleue va déterminer une certaine réaction et son attention va être retenue par les noms de villes qui sont toujours visibles à l'arrière-plan. Le plan de Genève est dans une échelle complètement différente de celle des villes qui sont réduites à un nom, à un tout petit morceau d'écriture, à une représentation littéraire minimale pourrait-on dire. Le facteur spatial est surdimensionné dans le cas de Genève dont le plan domine l'espace du tableau alors que les autres villes sont réduites à une simple notation; une des villes est très grande, les autres toutes petites; l'une est unique, les autres perdues dans une masse d'autres noms, l'une visible de loin, les autres demandent qu'on se rapproche de la toile pour les découvrir... aussi on peut imaginer que le déplacement spatial d'un spectateur qui se rapproche de la toile s'accompagne d'une modification de son champ visuel qui le conduira peut-être à quitter Genève pour porter son attention sur les villes mentionnées à l'arrière-plan et pourquoi pas, s'arrêter à la lettre P, pour y chercher Paris ou Perth et du même coup amorcer une comparaison intuitive de la place occupée par ces deux villes non seulement dans le tableau, mais dans la réalité: ce qui les lie les unes aux autres, l'espace qu'elles occupent en fonction de l'endroit où l'on se trouve, de la manière dont on les représente, du cadre où on les situe.
Votre intérêt pour les mots et les livres n'est donc pas vraiment littéraire?
Mais mes préoccupations artistiques ne sont pas tout-à-fait étrangères à la littérature! J'ai utilisé des pages de bouquins pour toute une série de tableaux. A l'origine, je m'interrogeais sur les noms des tableaux. Comment un artiste donne-t-il un nom à un tableau? Quelle est l'importance de ce nom? C'est une problématique qui nous ramène en quelque sorte à l'univers des mots et aux livres. Même les tableaux que les artistes appellent "sans titre" finissent par avoir un nom. On les appellera les tableaux de la série X ou Y parce que c'est plus pratique d'avoir affaire à des objets qui ont un nom lorsqu'on veut communiquer; mais du même coup le rapport à l'objet change, ils se mettent à vivre. Nommer une toile peut avoir un effet très puissant, le nom peut donner tout d'un coup une orientation absolument incroyable à une oeuvre d'art et lancer la personne qui la regarde sur une fausse piste. On donne un nom dramatique à une toile qui ne l'est pas et on ne voit plus les autres dimensions du tableau. Comment nommer une oeuvre dont l'inspiration, les éléments et la relation à l'espace sont difficiles à déterminer et à nommer? J'étais obsédé par les bouquins non seulement en tant qu'objets mais aussi en tant qu'objets ayant un nom, un titre. J'ai essayé de faire une série de tableaux qui exprimaient cette problématique. Pour vous donner un exemple plus précis, prenons un diptyque dont l'un des tableaux s'appelle "Le Crime" et l'autre "Le Châtiment". Je les ai peints alors que je suis tombé sur une édition de Dostoïevski en deux volumes. J'ai pris un des bouquins et j'ai tapissé une toile que j'ai appelée "Le crime" en trempant chaque feuille dans une masse de peinture, de sable et de colle. J'ai alors tapissé une seconde toile dans un autre mélange avec le deuxième bouquin et je l'ai appelée "Le Châtiment". Sur ces couches de feuilles de livres, j'ai peint la rivière de Saint Petersbourg sur une des toiles, et sur l'autre le plan de la ville. Bon, qu'est-ce qui est particulier dans ces toiles? Il ne s'agit pas du tout d'une illustration du bouquin dans le sens où elles ne s'inspirent pas véritablement du sujet du livre. Ce qu'on voit sur la toile est d'un autre ordre, alors où est le lien? Il est dans le titre et quelque part aussi dans une dimension à la limite de l'imaginaire et du "palpable" car c'est bien le texte de Dostoïevski qu'on a sous les yeux, pas toujours visible puisque couvert de peinture mais apparaissant ici et là. On peut dire qu'il s'agit d'une peinture qui s'inspire d'un livre sans chercher à l'illustrer et dont le titre suggère toutes sortes de liens et de directions à explorer.
Pensez-vous que votre peinture soit d'un accès facile et universel?
Mon but est d'être universel et si je pars de Saint Petersbourg ou de Genève dans une série comme celles dont je viens de parler, c'est parce que je désire explorer la relation qui existe entre les lieux que je connais et ceux où je n'ai jamais été, créer des liens imaginaires. Le point de départ est en fait un hasard. En ce qui concerne le degré d'hermétisme de mes toiles, je dirais que pour comprendre un tableau -- ou un livre -- il faut toujours une petite préparation, une petite connaissance préalable et pour l'apprécier dans toutes ses dimensions esthétiques et techniques il faut être familier avec les techniques utilisées.
L'aspect technique est-il important dans votre oeuvre?
J'essaie toujours de développer une espèce d'exégèse de l'objet et de son sujet de manière à ce que la technique utilisée pour une série donnée soit très fortement liée au thème de ce que je suis en train de peindre. Si je reprends l'exemple des tableaux sur Genève, j'en ai un qui s'appelle "Genève sous la pluie". Il s'agit d'un plan de Genève sur lequel j'ai exécuté une sorte de pluie artificielle. Pendant une semaine, j'ai giclé à plusieurs reprises des couches de peinture très très fines et on voit des taches légèrement transparentes qui se superposent. J'ai utilisé une peinture qui se mélange à l'eau et j'ai mis des liants qui donnent une certaine épaisseur mais qui permettent la transparence d'une couche à l'autre. En fin de compte, la peinture a vraiment l'air d'avoir été sous la pluie et d'avoir été légèrement abîmée. J'essaie toujours d'utiliser une technique qui rappelle et devient le thème du tableau. Ce que le tableau veut dire, la manière dont il est fait et la manière dont il se présente deviennent une seule et même chose. La manière de disposer le travail est aussi très importante. J'ai toute une série de petits travaux, de petites toiles carrées que j'expose au sol parce que ce sont des rivières vues du ciel. Ce sont des tableaux qui n'ont pas de sens. Ils sont faits pour qu'on les voie d'en haut à une certaine distance, pour qu'on puisse en faire le tour. C'est une manière d'introduire le facteur temps dans ma peinture, le temps nécessaire à la promenade, le temps de découvrir l'espace de points de vue différents.
Vous parlez de points de vue, de plans, d'occupation de l'espace; comment cet univers assez technique peut-il être généreux et exprimer l'humain?
D'abord parce que ma peinture est un art de synthèse plutôt que d'analyse. Je confronte, je compare, j'explore et je crée des liens en essayant d'aller au-delà de la surface des choses, des points de vue uniques et des univers bien nets soigneusement enfermés dans un cadre donné. Par exemple, au lieu de regarder un paysage d'un point de vue terrestre, je prends une partie de territoire vue d'avion, ou bien vue de satellite ou bien vue par des plans d'ingénieurs, de géographes, une vue dans laquelle il n'y a pas de perspective, où on peut s'aventurer avec une règle pour mesurer ceci ou cela et où il n'y a pas de déformation. Je ne peins pas ce paysage à la manière ancienne mais j'essaie par des moyens différents de faire ressortir les éléments principaux. S'il y a une rivière, par exemple, je vais sortir sa forme et transformer le reste en couche de fond. La rivière, je ne vais pas l'imaginer vu qu'elle m'est donnée, qu'elle existe, je la laisse telle qu'elle est mais je vais recréer l'espace dans lequel coule cette rivière. Le fond va me permettre d'exprimer ce que je ressens et dépendre de ma manière d'être au moment où je travaille, animé de sentiments plus ou moins violents, plus ou moins calmes, plus ou moins tristes, plus ou moins gais, etc., tout cela va conduire à une couleur ou une autre, à une texture faite de sable, de bois, de journaux, de pages de bouquins ou des bouquins eux-mêmes, d'une matière qui me semblera à même d'exprimer à la fois la rivière telle qu'elle est et le paysage qui l'entoure. J'appelle ça des "planscapes". Une lecture immédiate du tableau suggérera peut-être qu'il ne s'agit là que d'une oeuvre abstraite alors qu'il s'agit plutôt d'une forme de paysage exprimant une vision très humaine, personnelle et tangible de la réalité.
La distance séparant votre démarche artistique et l'interprétation de vos oeuvres par l'amateur d'art est-elle importante? Pour qui peingnez-vous?
Question intéressante. On entend souvent dire que l'art est communication. Personnellement, je ne pense pas qu'il le soit vraiment puisque pour communiquer, il faut être deux. A mon avis, l'art c'est plutôt un moyen d'expression. On fait une pièce, on exprime quelque chose et on ne s'intéresse pas tellement à ce qui va se passer plus tard; comment elle va être regardée et perçue. On la laisse plutôt vivre. On pense qu'on a créé quelque chose d'intéressant qui va pouvoir vivre sans nous et personne ne s'attend à ce que les autres interprètent la peinture exactement de la même manière que nous, ce serait absurde. C'est du reste la même chose pour l'écrivain qui peut assez bien imaginer les sentiments de son lecteur, mais jamais à 100%. Il y a toujours quelque chose qui va lui échapper. Cela n'empêche d'ailleurs pas l'artiste d'apprécier que quelqu'un soit sensible à son art et ne passe pas complètement à côté de ce qu'il essaie d'exprimer.
Nous n'avons pas mentionné la sculpture. Dans quelle mesure votre peinture s'en rapproche-t-elle?
Il y a beaucoup de relief dans ce que je fais et je considère mes tableaux comme des objets, c'est-à-dire que je ne les encadre pas. Oui, je les considère comme des objets qui ont une épaisseur, même si elle est petite, et qui occupent l'espace. Le premier impact du tableau n'est pas visuel, il est spatial: le tableau occupe un espace, il fait un trou dans le mur et peut-être bien qu'avant d'être peinture il est sculpture. C'est un carré, un rectangle ou une autre forme dotée d'une certaine épaisseur qui est accrochée à un mur, posé par terre ou ailleurs...oui mais plus profondément, est-ce que j'ai des rapports avec la sculpture, franchement je ne sais pas. Je n'arrive pas à dire "oui", mais je n'arrive pas à dire "non" non plus. Peut-être que je n'en suis pas encore conscient.
Revenons un instant à cette idée de cadre...
Oui, mes tableaux sont toujours un détail, un morceau de quelque chose qui dépasse les dimensions du tableau. Si je reviens à des plans de ville, ce ne sera jamais le plan de la ville entière et un territoire quelle que soit sa grandeur ne sera jamais une image de toute la terre, ce n'en sera qu'un morceau, un fragment et cette idée de fragmentation est très présente dans tout ce que je fais. C'est peut-être le signe d'une défaite, d'une reconnaissance du fait que l'on ne peut pas tout voir, que l'on ne peut percevoir le monde que par fragments, par images, par détails, par petits morceaux représentés à des échelles différentes et que la seule universalisation possible se fait dans notre tête.
Merci
Jean-Marie Volet
The University of Western Australia