Où en est la philosophie africaine
dans l'environnement d'aujourd'hui? Le philosophe peut-il réussir le
pont de la pensée à la "praxis", autrement dit à l'action,
notamment politique? Deux questions qui viennent à
l'esprit lorsqu'on va à la recontre du Pr Marcien Towa, philosophe, ancien recteur
d'Université et maire d'une commune de
village. |
Il y a déjà quelque temps qu'on n'a plus parlé de vous. Vous qui êtes connu comme philosophe et qui avez pendant de nombreuses années enseigné à l'université, où êtes-vous? Que faites-vous?
Je suis le maire de la commune d'Elig-Mfomo dans la Lekié. Je continue à intervenir à l'université de Yaoundé I où je dirige des mémoires et des thèses.
Vous avez été pendant longtemps le porte-flambeau de la
philosophie au Cameroun. Vous avez été présent dans le
débat autour de la Négritude. Vous avez même écrit
un livre au sujet de Léopold Sédar Senghor, intitulé
"Négritude ou Servitude?". Quel regard portez-vous aujourd'hui sur
Senghor et sur la négritude?
A la suite des critiques faites par moi-même et par certains autres Noirs, la négritude a reculé. Je pense que le recul est aussi dû à l'évolution des mentalités, car on peut se dire en voyant les sectes qui prolifèrent en ce moment que la négritude était mieux. Certaines sectes sont dix fois plus irrationnelles que la négritude. L'irrationnel qu'il y avait dans la négritude senghorienne avait quelque chose de raciste, de colonial. C'était odieux...
Fondamentalement, qu'est-ce que vous reprochiez à Senghor par rapport à sa négritude?
Senghor concevait la culture comme quelque chose de biologique et il considérait le nègre comme émotif. Ces deux thèses font que si nous sommes biologiquement plus émotifs et que nous ne pouvons pas dépasser cette émotivité, nous sommes condamnés par l'histoire. En fait Senghor n'hésitait pas à tirer ce genre de conclusion en montrant que la domination du Blanc sur le Noir était logique et naturelle.
Par la suite, Senghor entre à l'Académie française et tout récemment on a fêté ses 90 ans. Comment appréciez-vous ces événements?
Senghor s'est fait citoyen français. Personnellement, c'est quelque chose que je n'apprécie pas. Il a travaillé en grande partie pour la France, pays pour lequel il a accompli des missions, notamment à Strasbourg dans le cadre des problèmes de construction européenne. C'était un Français et s'il y avait des problèmes en Afrique, il faisait la politique de la France. C'est un Français qui est loyal à son pays. Normal qu'à la fin de sa carrière les Français le prennent à l'Académie française.
Senghor est un grand intellectuel, un poète d'envergure. Si, on m'avait demandé ma contribution à l'occasion du 90e anniversaire de Senghor, je l'aurais produite honnêtement. Je critique toujours Senghor que les Africains prennent pour l'un des leurs et qui en realité était surtout un Français.
Vous avez ce penchant pour la littérature tout en étant
philosophe et vous êtes un homme d'idées. Si aujourd'hui on vous
demandait d'apprécier la production des idées, la production
littéraire globalement en Afrique, que diriez-vous?
Sur le plan de la philosophie, il y a une baisse de production et d'intérêt. Pas nécessairement parce que les philosophes sont inexistants ou n'interviennent pas. Ils s'intéressent moins à la philosophie qui elle-même, intéresse moins le public. A l'époque des premières décennies d'indépendance, le problème était culturel. On voulait se différencier des Européens. On était encore dans la mouvance des luttes de libération et du patriotisme. L'intérêt a ensuite évolué et s'est même inversé. Les africains ont commencé à regarder l'Occident de façon extrêmement favorable. Ceux que l'on prenait pour des révolutionnaires et des progressistes allaient chercher l'appui en Occident et comptaient essentiellement sur la France, l'Allemagne, les Etats-Unis, pour prendre le pouvoir. En effet, le problème chez nous, c'est le pouvoir. Les gens voulaient le prendre ou le conserver et du coup l'on s'intéresse plutôt aux polémiques qu'on peut développer facilement dans les journaux et beaucoup moins au débat d'idées. Les problèmes philosophiques et la réflexion retiennent moins l'attention.
Et comment vous positionnez-vous dans un tel contexte?
Personnellement, je fais de temps en temps des interventions. J'animais jusqu'à récemment une revue philosophique, la revue "Zeen". La dernière édition a eu un nombre assez inquiétant d'invendus. Non pas parce que ce n'était pas intéressant, mais simplement parce que ce genre de débat n'accroche pas le grand public. Les gens sont intéressés par les scandales politiques, les stratégies pour renverser le pouvoir ou pour le conserver.
Est-ce qu'on peut dire dans ce contexte que la philosophie devient inutile en Afrique?
La philosophie devient plus importante que jamais dans la mesure où ce qui se passe maintenant c'est l'égarement. Nous nous sommes détournés des problèmes profonds et des gens qui s'en occupent: les écrivains, les penseurs... Les hommes de culture et les penseurs ont été discrédités et sont maintenant à la merci des hommes de culture et des penseurs occidentaux. On a par exemple dissout l'Institut des Sciences Humaines. C'est pourtant au sein d'un institut comme celui-là qu'on faisait des recherches approfondies sur nos cultures et que les gens pouvaient réfléchir sur nos problèmes culturels ou de pensée. Il n'y a finalement pas de recherche ici parce que les universités ne financent pas la recherche.
Je pense que quand les gens ne se préoccupent plus des problèmes profonds, la philosophie doit être vigilante et active. Les gens vont se rendre compte qu'il faut qu'ils reviennent aux problèmes essentiels, c'est-à-dire à la philosophie.
Si le débat n'existait plus faute de personnes à même de l'ouvrir. Si de l'autre côté, il n'y avait plus de public pour les écrivains et les penseurs? Qu'est ce que ceux-ci devraient faire à votre avis?
Ce n'est pas qu'il n'existe pas de gens pour le débat. Il y a des conférences et des débats importants, mais personne n'en parle dans la presse.
Les écrivains sont bel et bien là : Mongo Beti, Ferdinand Oyono, Guillaume Oyono Mbia, sont vivants et écrivent. Mais, le problème c'est le niveau du public. Les hommes de culture ne doivent cependant pas se décourager parce qu'il y a des phénomènes de mode. Il y a un certain enchantement pour la politique. Il y a aussi des déceptions et des désillusions. A partir de là, le public peut refléchir davantage et être moins tenté de sombrer dans l'irrationnel, notamment dans les sectes.
Pour revenir à la philosophie africaine, que pensez-vous être la situation de cette philosophie aujourd'hui?
Le bilan de la philosophie africaine n'est pas extraordinaire mais les philosophes ont abordé un certain nombre de problèmes africains, notamment la définition de la philosophie africaine. Cette ethnophilosophie a été dénoncée par nous-mêmes, par Houtondji et par d'autres. On a déblayé le terrain à une certaine conception plus rigoureuse de la philosophie. Ceci est un acquis. Il est difficile de faire l'ethnophilosophie tranquillement comme notre ami Hebga. Si on veut demeurer dans ce registre-là, on sombre dans l'exorcisme et dans la sorcellerie. Du point de vue philosophique, on perd toute crédibilité.
Quelle est votre position par rapport à la sorcellerie?
Vous y croyez ou vous n'y croyez pas?
Je n'y crois pas; je ne crois pas du tout au surnaturel d'aucune sorte.
Depuis que vous êtes maire à Elig-Mfomo, vous n'avez pas eu à assister à des manifestations de sorcellerie?
Il y en a beaucoup et je dois dire que c'est maintenant un problème national parce que notre code pénal permet de poursuivre les gens pour cause de sorcellerie. Les résultats sont pour moi catastrophiques. D'abord, on ne peut jamais prouver que quelqu'un a vraiment fait de la sorcellerie. Cela permet à tous ceux qui interviennent dans le règlement des litiges relatifs à la sorcellerie d'arrêter qui ils veulent, de les condamner ou de les relaxer comme ils veulent. C'est le domaine de l'arbitraire. En discutant avec les responsables et en lisant les journaux, on se rend compte que la lutte contre la sorcellerie est aussi une façon de combattre les religions traditionnelles, parce que par sorcellerie, ils entendent tout ce qui est païen : le paganisme, les rites...
Que pensez-vous des religions traditionnelles?
La religion traditionnelle est pour moi une religion comme toutes les autres. Les religions traditionnelles sont moins dangereuses pour la philosophie que les religions révélées parce qu'elles sont moins dogmatiques. Je ne suis pas religieux. Je me veux philosophe. Je me situe au niveau de la pensée rationnelle. Je ne suis un adepte ni des religions traditionnelles, ni des religions modernes. Je suis un adepte de la pensée.
Nous sommes dans un monde embrouillé où il faut beaucoup de réflexion pour ne pas se faire embarquer par n'importe quelle secte plus ou moins farfelue. C'est pour celà que les intellectuels ont un devoir : celui d'indiquer des repères et de dessiner des perspectives.
Quelle est votre position par rapport à l'être transcendental. Dieu existe-t-il pour vous autres les philosophes?
Le problème de l'être transcendental ne me préoccupe plus, parce que c'est une question délicate pour laquelle certaines personnes sont prêtes à mourir. Pour la vieille femme du village ou pour d'autres gens apparemment plus sérieux, si on croit que Dieu c'est un vieillard barbu qui vit au ciel dans les nuages, comme on le voit sur certaines images, je ne vois pas comment on peut prendre cela au sérieux; on ne sait déjà pas où se situe le ciel. Les gens qui nous ont parlé de Dieu qui crée le monde ou de Jésus qui monte au ciel n'avaient pas les connaissances astronomiques qu'on a aujourd'hui. Ils croyaient que le ciel était une voûte derrière laquelle il y avait le Royaume de Dieu où ce dernier siégeait avec des êtres ailés appelés anges. Tout cela appartient à une mythologie qui n'est pas sérieuse.
En tant que philosophe, comment voyez-vous l'éthique de vie du philosophe en Afrique aujourd'hui?
Je pense que c'est un problème sérieux étant donné le triste "palmarès" des Africains actuellement dans le domaine du comportement. Je suis d'avis que dans ce domaine là, nous sommes très défaillants, très faibles devant l'argent, le pouvoir, la gloire sans efforts etc...
Notre salut ne pourra venir que d'un plus grand sérieux dans le comportement. Il laut que les responsables, les intellectuels, les penseurs africains sachent poser les vrais problèmes, élaborer les règles de jeu de la vie collective et de la conduite des individus et les respecter dans l'effort fourni pour atteindre les objectifs.
Le philosophe doit prendre le problème des comportements au sérieux parce que dans la notion de philosophie, il y a la science et la sagesse au sens éthique du terme.
A mon avis, notre situation de sous-développement est due au fait que nous ne sommes pas sérieux. Nous ne manquons pas d'argent. Si nous consacrions nos ressources financières à créer des unités de production, nous ne serions pas sous-développés. Pourquoi n'arrivons-nous pas à le faire? Il y a des milliardaires chez nous, mais ces gens préfèrent aller garder l'argent dans les banques suisses, françaises ou américaines. La défaillance des peuples africains est une défaillance éthique.
Quelle devrait être la parenté entre la philosophie et la politique en Afrique aujourd'hui?
La préoccupation de la philosophie c'est la bonne marche de la Cité. On peut le faire théoriquement mais, si on le fait aussi de façon pratique, c'est toujours la même logique.
Dans notre système, lorsque l'intellectuel bascule dans la politique, on ne lui demande pas de poursuivre son activité intellectuelle dans ce domaine. On lui demande de faire comme tout le monde. Quand il ne le fait pas, on trouve que ce n'est pas normal, qu'il n'est pas à sa place. Par conséquent, le fait de basculer dans la politique est une façon d'abandonner la vie intellectuelle. Il y a donc un conflit qui subsiste.
Pour ma part, je ne me considère pas comme un homme politique bien que je sois maire du RDC. Vu l'échelle à laquelle j'interviens, mon rôle en tant qu´ homme politique est difficile à percevoir. Je prends cette situation comme une expérience. Pour moi c'est un peu comme du temps où j'étais recteur de l'Université de Yaoundé II. J'essaie de démontrer dans différents contextes que quels que soient les moyens, on peut faire quelque chose. Les moyens d'un recteur ne sont peut-être pas suffisants, mais ils sont déjà assez consistants. Les moyens d'un maire sont complètement ridicules. Trois ou quatre millions de francs de budget... que peut-on faire avec une telle somme?
Mon souhait en ayant la responsabilité d'une commune, c'est de montrer qu'avec peu de moyens, on peut faire beaucoup de choses. Imaginez qu'au lieu de dix millions, on ait plutôt cent millions. Je ferais d'Elig-Mfomo une commune où il fait bon vivre.
Transposons la chose ailleurs, à l'Université par exemple. Il est dit généralement que les intellectuels sont de mauvais gestionnaires. Dans votre cas précis, comment jugez-vous votre gestion de l'Université de Yaoundé II qui a duré moins d'un an?
Vous pouvez poser la question à mes collègues directeurs, y compris ceux qui m'ont combattu quand j'étais là-bas. Tous ont regretté mon départ de l'Université; et les étudiants n'étaient pas en reste.
Je n'avais pas d'argent à disposition quand je suis arrivé à Yaoundé II, puisque c'était une nouvelle université. Il n'y avait pas de guichet. C'est le recteur de Yaoundé I qui devait me donner des fonds. Nous avons fait pour le mieux en terme d'équipements et de constructions en moins d'un an. Si ce n'est pas une bonne gestion, je ne sais pas ce que c'est.
Au Cameroun, quand on part d'un poste de responsabilité, il y a toujours des supputations. Aujourd'hui, et d'après tout cela, à quoi attribuez-vous votre départ précipité de la tête de l'Université de Yaoundé II?
Ces genres de postes sont essentiellement éjectables. Les recteurs qui sont passés après moi ont mis plus de temps, mais ont fini par partir...
Avec ou sans raisons...? Parfois avec raisons, parfois sans raisons.
A 67 ans, vous continuez à exercer à l'université
malgré la règlementation concernant la retraite...
Qu'est ce que vous pensez de la condition et de la retraite des enseignants de l'université?
La vie intellectuelle est importante pour un pays. Il faut qu'elle soit vigoureuse. Mais chez nous, la vie intellectuelle semble plutôt se dégrader parce que les intellectuels eux-mêmes n'ont pas l'air d'y croire beaucoup, ils lorgnent vers autre chose. L'âge qu'on a retenu pour la retraite, soit 65 ans pour les enseignants de rang magistral et 60 ans pour les autres, est raisonnable.
Que pensez-vous de la gestion politique des pays africains?
Nous avons des chefs d'Etats valables comme Nelson Mandela. D'autres pays africains ont un problème de gestion politique mais cela ne concerne pas seulement les présidents et les ministres. C'est des problèmes de sociétés. Notre société a besoin d'évoluer. Il faut évacuer l'esprit polémique. Le pouvoir africain doit évoluer et se moderniser.
Merci Professeur Towa
Dr. David Ndachi Tagne
Editions du Crac, Yaoundé