Alain Mabanckou est né le 24 février 1966 à Pointe Noire au Congo. Après l´obtention de son baccalauréat, il entreprend des études de Droit à l´université Marien Gouabi de Brazzaville puis les poursuit en France et se spécialise dans le droit des Affaires. Titulaire d´un DEA en Droit des Affaires (Université de Paris-Dauphine 1993), il travaille aujourd´hui comme conseiller dans une filiale du groupe Suez-Lyonnaise des Eaux à Paris. Il produit et anime des émissions culturelles à Média Tropical (92.6FM). |
Alain Mabanckou, qui se cache derrière le lauréat du Grand Prix littéraire de l´Afrique noire de 1999?
Je suis originaire du Congo-Brazzaville et j´ai commencé mes études supérieures en république populaire du Congo, en ce temps-là ce n´était pas encore le Congo-Brazzaville, puis je les ai poursuivies en France où je réside depuis une décennie. Déjà au lycée, je m´adonnais à l´écriture mais c´est en France que j´ai publié mes ouvrages: d´abord de la poésie et maintenant mes romans. J´ai à mon actif cinq recueils de poésie et deux romans.
Votre premier recueil intitulé "Au jour, le jour" est - ce un recueil de jeunesse? Ou bien est-ce un cri d´un être exilé?
Ce recueil est en effet un recueil de jeunesse qui regroupe la plupart des poèmes conçus à l´ époque où je fréquentais le lycée. Comme tout premier document, il comporte également les maladresses d´ une écriture de jeunesse encore balbutiante, influencée par les lectures d´école et surtout par les poètes français que j´ai lus. Cependant ce premier ouvrage a l´avantage et le mérite de jeter les fondements des thématiques que j´allais par la suite élaborer dans les quatre autres recueils. Je ne regrette pas de l´avoir publié. C´était une naissance obligatoire pour pouvoir faire éclater ce qu´un jour j´ai pu écrire.
"L´usure des lendemains" est dans ce sens votre premier véritable recueil en tant qu´homme mûr à la recherche de sa voie poétique ?
En effet, ce recueil est déjà plus dépouillé puisque j´ai abandonné la versification française dans laquelle je me vautrais à tort. L écriture est plus recherchée, la thématique est plus analysée, fouillée et fait place à mon inspiration personnelle. Ce recueil a obtenu le prix de la Société des Poètes Français en 1995.
Votre troisième recueil porte le titre de "La légende de l´errance", un récit-poème. Qu´entendez- vous par ce terme?
Cet ouvrage se situe au carrefour de mes écrits. Le récit traite d´un sujet précis, celui du décès de ma mère survenu en 1995. Ce sujet très personnel se transforme en un discours narratif qui chevauche entre le récit et la poésie. Pour moi, il s´agit du récit de la mort, comme dirait Tati-Loutard. J´ai préféré considérer cela comme un voyage spirituel puisque que je n´ai pas pu assister à ses funérailles. La poésie m´a permis d´entreprende ce voyage: celui d´un fils qui allait à la rencontre de celle qui venait de mourir.
"Les arbres versent aussi des larmes". Est-ce une personnification de la nature?
Ce titre est en fait un symbole, une référence à la nature. L´arbre est pour moi le symbole de la vie, les racines qui s´enlisent dans les profondeurs de la terre, puisent leur existence grâce à la fertilité de l´humus. Le tronc d´arbre enferme la sève qui s´écoule comme des larmes, lorsqu´on coupe ou blesse un arbre. C´est dans ce sens que je dis que les arbres peuvent pleurer à leur tour. L´arbre symbolise en soi toute la poésie que je porte en moi puisqu´il symbolise à la fois, la regénerescence, la naissance, la vie et la mort. A travers ce symbole de l´arbre, c´est aussi l´ombre de la mère qui se dessine en filigrane, le thème du voyage, l´analyse de la société congolaise en déliquescence face aux affres de la guerre. C´est aussi sous forme poétique une analyse des valeurs que nous avons perdues, une vision de la déliquescence de l´Afrique contemporaine.
Le Congo est une région luxuriante avec sa forêt dense. Le thème de la forêt apparaît aussi bien chez Tati-Loutard que chez le regretté Soni Labou Tansi. Si j´ose tracer un parrallèle entre les poètes de l´Afrique de l´ouest sahélienne et ceux de l´Afrique centrale, je constate que la nature joue un rôle plus mystique dans leurs oeuvres?
La nature influence d´une autre façon les poètes de l´Afrique centrale que ceux des régions du Sahel. Quand on a la mer, les fleuves, la faune et la flore luxuriante, il se dégage une autre forme d´inspiration, une autre union avec la nature. Lorsque je lis les poèmes de Babacar Sall, originaire du Sénégal, je me rends compte que personnellement je serais incapable de parler du Sahel, car c´est un univers que je ne porte pas au fond de moi; tandis que la forêt équatoriale verte et compacte du Congo- Brazzaville, la forêt du Mayombe sont des éléments enfouis en moi. Toute la poésie que j ´écris est animée par cet environnement , par ces coloris. La plupart des poètes de l´Afrique centrale portent un regard mystique vis-à-vis de la nature.
Votre dernier recueil de poésie "Quand le coq annoncera l´aube d´un autre jour" vient de sortir ces jours-ci. Vous restez fidèle à cette quête de l´errance, de la nature et ici vous donnez voix au monde animal. N´est- ce pas l´espoir que vous avez, malgré les viccissitudes de la vie, que des lendemains heureux s´annoncent?
Ce livre est dédié à ma soeur qui est décédée l´année dernière et à une amie qui aime bien ma poésie. Ce recueil s´inscrit dans l´actualité congolaise qui m´a beaucoup affecté, notamment les guerres qui s´y déroulent et déchirent les populations. J´ai essayé d´analyser l´immensité de la bêtise humaine qui était en train de faire combattre des frères d´un même pays. Le coq risque d´annoncer l´aube d´un autre jour alors que nous ne sommes pas prêts à bâtir ce Congo que nous recherchons tous les jours. Íci, le poète sonne l´alarme et définit sa place dans ce combat et pour cela j´utilise les mots " cette arme miraculeuse "selon l´expression d´ Aimé Césaire. Ces mots sont une force de frappe plus efficace que les missiles. J´essaie d´alerter le lecteur sur le grand danger qui nous menace. Ce recueil est également un hymne d´amour au Congo que j´ai aimé et que j´aimerai toujours.
Votre poésie renferme deux éléments principaux: l´espoir et le thème du voyage. Votre roman "Bleu-Blanc-Rouge" reprend ce thème. En tant que romancier de la Diaspora- si on devait vous coller une étiquette - vous livrez un roman qui a pour trame de fond aussi bien Paris que Brazzaville. Vous donnez une image du Congo de 1944, avec l´appel de De Gaulle à Brazzaville en rapport avec le conflit mondial et les répercussions de cet appel sur des personnages. Le Congo en cette fin du siècle ainsi que la France, patrie de nombreux exilés, ont cru au mirage de "la mission civilisatrice". Le drapeau français flotte-t- il toujours dans les esprits des Africains?
Les auteurs contemporains sont vigilants en ce qui concerne la description des personnages atypiques. Nous ne faisons pas une littérature de migration comme le pense la critique littéraire. Sans pour autant avoir des concertations préalables sur ce que nous écrivons dans nos romans, nous étudions le destin d´individus dans la société française en pleine mutation. Quelle est la place de l´écrivain face à la montée du racisme, face à l´immigration, à la déliquescence de la société française? Pourquoi dans ce siècle qui s´achève dans quelques semaines, les Africains continuent-ils de vouer une fascination à l´Europe, et en particulier à la France? A travers ces questions, j´ai campé des personnages qui partent de l´Afrique en Europe et vice-versa, en essayant d´étudier ce phénomène. Qu´est-ce qui pousse les Africains aujourd´hui encore à venir en France? Est- ce l´apparat? la richesse ? l´accoutrement? Que se passe-t-il lorsqu´un Africain arrive en France? Est-ce dans le but de poursuivre des études ou bien plonge-t-il dans le milieu de la pègre? Tous ces personnages sont recensés selon leurs caractères dans le roman.
Deux personnages sont en fait le héros de votre roman: Moki , "le Parisien" et Masala- Masala alias Marcel Bonaventure, le double du personnage principal, qui tente l´aventure de l´Europe. Cette aventure cependant se solde par un échec, car l´image de la France qu´il possède n´existe que dans ses fantasmes. Cette fascination demeure l´un des thèmes principaux du roman africain et n´a toujours pas perdu de son actualité. A la seule différence qu´actuellement cette fascination est sous-tendue par un déchirement non plus intérieur comme le décrivent les premiers romans de la littérature africaine, mais par un conflit extérieur. L´Europe ferme ses frontières et ne souhaite en aucun cas accueillir tous ces laissés-pour compte. Pourquoi le héros Africain aspire-t-il- aujourd´hui encore à venir en Europe?
Moki est le symbole des nouveaux agitateurs de la jeunesse africaine. Je pense que jadis, c´était le rayonnement intellectuel qui poussait les Africains à se rendre en Europe. Tous aspiraient à avoir un diplôme de la Sorbonne, à se cultiver. Aujourd´hui nous avons les "bouillants" comme je les appelle dans mon roman, c´est-à-dire des anti-héros qui ont appris que la réussite ne passe pas forcément par l´acquisition d´un diplôme. Ce sont des jeunes qui cherchent par voie détournée à arriver rapidement au faîte de leur carrière. Moki est un aventurier et son retour au pays a créé des émules. Parmi ces émules, il y a le narrateur, Massala-Massala mais qui au cours de son destin va être confronté au changement de son identité. Cette duplicité, cette ambivalence aboutissent à un changement de sa personnalité. Les personnages se métamorphosent au gré des circonstances. Moki est en ce sens le nouvel acteur de la société africaine. Il représente la réussite, le miroir aux alouettes où vont se mirer tous ces jeunes en quête d´aventures.
La jeunesse africaine connaît bien la mentalité française, elle sait comment vivent les Français; alors que beaucoup de Français seraient incapables de nommer les différentes espèces de serpents qui se trouvent en Afrique. Il existe aujourd´hui encore des Européens qui ignorent qu´en Afrique nous possédons des immeubles, des voitures, des bus etc...et s´imaginent que nous vivons dans des cases. Cette quête de l´autre n´est pas réciproque et c´est ce que j´ai voulu symboliser à travers le personnage de Marcel Bonaventure alias Moki. Son nom est tout un programme. Il sera tout au long du roman la victime de ce rêve "Bleu-Blanc-Rouge". Il sera celui qui va alerter les compatriotes restés au pays, celui qui va être pris dans le traquenard d´un mirage. Mais il aura poursuivi son objectif jusqu´au bout même si le déroulement pour le lecteur est inattendu.
Dans le roman , vous peignez une série d´individus qui ont réussi à vivre dans l´aisance par des moyens peu orthodoxes. La réussite ne repose plus sur l´acquisition d´un diplôme, d´un travail. N´est-ce pas un appel à l´ illégalité, aux moyens illicites?
Dans cette société de parias que forment ces jeunes immigrés, ils ne ressentent pas cela ainsi. Le monde des immigrants dans le roman est comparable à une société secrète avec son code, ses règles. Tous ces personnages profitent des failles que la société française a laissées dans ce grand boulevard de la conquête du travail. Ils profitent donc de toutes ces brèches pour pouvoir se frayer leur chemin. Ils passent leur temps à étudier la société française pour pouvoir assurer leur propre réussite. Ils sont peut-être condamnés à cela puisque que toutes les portes sont fermées. Ils sont obligés de traverser la ligne rouge au point de se livrer à des actes illicites. Massala-Massala montre bien que ce dédoublement de la personnalité correspond à la vision qu´il a de l´ Europe. En effet tant qu íl vit au Congo, il essaie de briller par ses connaissances littéraires, ses références à la littérature française. Il parsème tous ces discours de citations: Baudelaire, Gide, St. Exupéry à telle enseigne que même pour accéder à l´élue de son coeur, il le fait par voie poétique en se référant aux grands classiques de la littérature française. Or, Massala-Massala constate avec regret qu´en France il ne faut pas être un intellectuel mais un débrouillard, c´est-à-dire quelqu´un qui sait nouer la cravate. Ici, c´est le règne des "frimeurs" qui donne le ton aux relations. Il se développe tout un nouveau vocabulaire pour ces anti-héros.
Dans "Bleu- Blanc- Rouge" vous décrivez les femmes de façon fort négative. A part la mère du protagoniste et à la limite la soeur, Adeline, toutes les femmes n´ont en tête que des futilités. Elles ne sont intéressées que par la mode, les habits griffés, les "Parisiens", les batailles rangées. Où est la femme africaine tant chantée par les poètes de la Négritude?
Je m´attelle à décrire une catégorie de filles qui ne relève pas seulement de l´imagination de l´auteur, mais que l´on trouve dans la réalité. Dans le roman, ces jeunes filles sont attirées par le "Parisien", elles rêvent de nouer une liaison avec lui. Elles dénigrent les "Paysans", cette catégorie d´étudiants studieux qui, lorsqu´ils rentrent au pays ne portent pas des vêtements de marque, ne sont pas en mesure de leur offrir tous leurs caprices: sorties en boîte de nuit, gadgets de France, séances chez le coiffeur et habillement. Je ne fais pas l´apologie de la femme africaine, mais j´essaie de mettre le doigt sur certains travers qui ont cours actuellement à Brazzaville. A la limite, il s´agit presque d´une caricature de l´Africaine moderne, car le rire, l´exagération, l´ironie sont les formes littéraires qui demeurent dans l´esprit du lecteur. Il est vrai que la femme n´occupe pas une grande place dans le roman, parce que dans cette société de "sapeurs", la place de la femme est minime. Il est rare que des femmes entreprennent ainsi l´aventure de l´Europe. Elles se contentent souvent d´attendre qu´une fois installéle "Parisien" lui envoie un billet pour qu´elles puissent le rejoindre. Probablement que le jour où les femmes aussi deviendront des "Parisiennes", elles seront à l´avant de la scène. J´éprouve un grand respect pour la mère qui est une femme humble, fidèle et pour la soeur ou même l ´épouse du protagoniste, même si les moyens qu´elle a utilisés pour se marier ne sont pas très honnêtes. Le roman est une analyse caustique d´une frange de la société, d´une catégorie de femmes qui sont attirées par l´ostentation, l´appât, l´assouvissement de besoins matériels. Ce sont uniquement ces filles qui sont sur la ligne de mire du romancier et non toutes celles qui vivent leur vie dans le respect des lois et de la morale. Ce n´est pas pour autant que je sois misogyne.
Vous faites allusion "aux charters de la honte" qui sillonnent le paysage européen. Est- ce que ces "charters" ne sont pas une preuve que la politique des états et les relations bilatérales entre l´Europe et l´Afrique sont un échec? Les nouveaux dirigeants n´ont pas su éveiller des consciences. En détruisant les rêves et aspirations de la jeunesse , les "pères de la nation" n´obligent-ils pas leurs ressortisants à accepter ces "charters de la honte" ?
Ces charters de la honte sont un constat manifeste de la politique des pays d´Afrique, mais aussi un échec pour l´Occident. En effet, aussi longtemps que l´Europe a eu besoin d´un contingent d´étrangers sur son continent pour pouvoir donner un coup d´accélérateur à l´économie, elle les a invités à grand renfort de promesses alléchantes. Et lorsque vous invitez les étrangers à venir travailler chez vous, ceux-ci ont le droit de choisir de rester ou de ne pas rester. S´ils arrivent où ils se sentent bien, il se noue un contact avec les populations autochtones - c´est curieux d´utiliser un tel terme pour la France - il se crée des liens qui échappent à l´esprit des lois. Des unions se nouent, des foyers se fondent et certains trouvent un travail stable et possèdent dès lors une double culture. Une nouvelle génération va naître et à qui on ne peut pas dire de rentrer chez soi immédiatement; car le pays d´accueil devient la patrie. L´Afrique est liée à l´Europe par des liens incestueux et historiques. Il est donc difficile de vouloir séparer d´un jour à l´autre les gens, selon le principe: restez dans votre continent et nous dans le nôtre. L´Europe a besoin de l´Afrique tout comme l´Afrique a besoin de l´Europe.
A l´orée du III e millénaire quel est le constat que tire l´écrivain?
L´écrivain regarde le siècle s´achever avec son cortège de souffrances, avec ses problèmes d´immigration qui sont toujours courants. Cependant je pense qu´il existe une note d´espoir, car au fur et à mesure que nous avançons, nous voyons des gens qui luttent pour les droits de la personne, des partis politiques comme les Verts qui s´engagent à faire respecter les aspirations de tous les individus en France comme dans les autres pays européens. Des personnalités européennes telles que Noël Mamère et Africaines comme: Manu Dibangou, Yannick Noah et même Calixthe Beyala luttent pour la revendication des droits des populations qui ont une origine différente des Européens. Il y a une note d´espoir et nous autres, écrivains, nous participons par la plume à ce combat puisque nous écrivons en français. Nous pérennisons la langue française. Il est donc normal que nos partenaires pérennisent l´esprit d´indépendance qui est incrit dans les traditions françaises.
Merci, Alain
Dr. Pierrette Herzberger-Fofana
FAU Universität Erlangen-Nürnberg