Dominique Assalé Aka-Bwassi
Université de Cocody
"C'est précisément par ce en quoi nous sommes engagés
que nous sommes ouverts pour quelque chose de neuf, d'autre, de vrai"
Gadamer
Il y a des sensibilités bien faites: elles savent soumettre l'envie de dire à la nécessité de se taire, le temps de se donner rendez-vous avec le public dans le futur: "jusqu'à cette date précise, se disent-elles, mon heure n'est pas encore venue". Mais le moment venu, elles prennent la parole et elles parlent. Elles n'en sont que plus affermies dans l'expression de leur pensée, même poétique.
Dès que Tanella Boni m'a annoncé la publication de son premier recueil de poèmes[1], elle m'a paru relever de cette catégorie générale. Nous la connaissions philosophe par profession. Elle a mis le temps pour se découvrir poétesse par choix. Ce décalage dans sa personnalité intellectuelle est déjà un premier motif de trans-position aux conséquences multiples: quelle figure plus attrayante du merveilleux que la simple réalisation du pressentiment que Tanella pouvait être femme de Lettres! En même temps, quelle leçon de créativité contre la neurasthénie intellectuelle généralisée où nous jette le plus souvent le professionnalisme universitaire! Ces différentes raisons de s'étonner me paraissent une assignation suffisante chez l'auteur de ce que le public appelle une étoffe d'écrivain. Qu'elle soit mince ou transparente et même essentiellement mal définie, celle-ci constitue la doublure qui s'interpose entre l'auteur et nous et qui lui donne un supplément d'âme là où nos yeux extérieurs ne voient en lui que des impressions dispersées dans un comportement de tous les jours.
Pour Tanella Boni l'étoffe de l'écrivain, c'est avant tout le résultat codifié de son activité poétique. A travers elle, se découpe un espace de résonance imaginaire où le merveilleux poétique fonctionne comme acte d'étalonnage, mesurant a priori la distance qui nous éloigne ou qui nous rapproche d'elle. L'étoffe de l'écrivain, c'est aussi chez l'auteur le dévoilement de l'activité créatrice elle-même. Entre l'enseignement philosophique et la création poétique, Tanella prend le temps d'écrire sur le temps de vivre sans que la qualité de ses poèmes cesse d'être le fruit d'une patience privilégiée[2]. La conséquence de tout ceci me paraît être une certaine méthode. Celle-ci doit être suffisamment rigoureuse pour déterminer la fonction de témoignage comme fonction critique. Il s'agit de rassembler dans la récollection d'une lecture concrète de l'oeuvre, et même dans une réflexion philosophico-herméneutique, espace de résonance et pragmatique de la communication avec l'auteur. Il ne suffit pas en effet de déclarer le témoin "toujours privilégié". Encore faut-il que l'être-privilégié du témoin soit transcendantalement réfléchi et donc philosophiquement situé. C'est la seule condition, semble-t-il, pour que la fonction de témoignage soit en même temps une fonction de la critique littéraire.
Je disposerai donc le merveilleux poétique chez Tanella Boni en trois figures herméneutiques:
1. L'espace de résonance imaginaire ou la symbolique poétique.
2. Le préjugé d'Emmaüs ou la découverte de l'écrivain.
3. La leçon d'écriture ou l'anonymat de la création.
1. L'espace de résonance |
C'est un espace de participation et de rencontre à la fois. La reconnaissance y est identification et authentification comme chez le numismate ou l'antiquaire. Breton y rencontre Bataille et le reconnaît sous le signe commun du mythe. Sartre y détecte l'ombre immortelle de Gide dans le ciel de la littérature française de son temps. Ce lieu équivoque est celui de la présence d'autrui par excellence. Lacan en avait certainement quelque idée quand il explicitait l'inconscient freudien comme cette mémoire collective dont l'autre est le lieu. Il faut cependant rapporter à Gadamer la conception qui en fait l'a priori de la compréhension dans l'interprétation des oeuvres issues d'une même communauté de culture. Ainsi, est-ce par dérivation de Lacan/Freud à Gadamer[3] que le merveilleux poétique qui nous parle s'articule dans notre subconscient comme notre propre langage qui vient d'ailleurs.
Nous pouvons donc comprendre que Tanella Boni nous transporte par la main dans l'apesanteur symbolique, de l'autre côté de la rivière sur le territoire jamais exploré, au-delà du sens et non- sens: territoire purement imaginaire où les goélands se prénomment Jonathan et où les lézards vont faire leur prière au soleil la tête tournée peut-être du côté de l'orient.
L'auteur y apparaît tantôt comme une petite fille: âge de sa propre fille; robe à carreaux; une fraîcheur d'enfant dans les yeux et dans la voix; dansant sur un pied à la fois, comme à la marelle, Alice au pays des merveilles, au rythme d' "Humpty ! Dumty! Tweedledee! Tweedledum!"; emmagasinant des sortilèges par brassées dans des mots-valises quelle dispose par séries ésotériques: "souffre-douleur" ; "chèvre-émissaire"; "pagne-masque"; "absent-présent"; "Femme-espace"; "carrefour-lieu"; "les plantes- et -les fleurs- à- papa".
Pourtant la petite fille imaginaire, Tanella n'est pas Alice, pas plus que Tanella poètesse n'est Lewis Caroll. Au seuil de la fantaisie et de la ludicité du sens, elle en reste encore en -deçà de l'excès. Pas d'Azigoom pudding ni de Jabervok. Même si l'auteur est quelquefois porté par l'excès d'images verbales qui provoque l'hallucination entre les deux pôles de la contradiction, entre sens et non-sens, il maintient le sens ingénu de la fillette qui parle directement à la nature et aux êtres familiers qui l'habitent: Jonathan le Goéland, et peut-être, pour quoi pas, Jacqueline, la pintade ou "Jannette, la Colombe". Les quelque poèmes que l'auteur dédie à ses enfants constituent ainsi le mécanisme du rêve éveillé où il effectue cette régression à l'enfance en opérant la mutation entre l'humour de l'adulte et le fou-rire de l'adolescente.
Mais poétiser, n'est-ce pas communiquer avec l'absolu? Le chant poétique n'est jamais un chant dédié; il est toujours un chant -pour- moi. Il revêt de ce fait un accent oratoire étrange, même si l'intention de prière est quelquefois dirigée vers autrui:
Tantôt parlant de l'extérieur du temps et de l'espace, l'auteur déconstruit les citadelles imprenables de l'abstrait. Des concepts tels que "étonnement" , "métaphysique", "surimpression", voire la maïeutique socratique elle-même, se chargent sous les doigts de Tanella de l'image gravide d'une méditation quasi monologique. De la métaphysique par exemple, elle annonce :
De l'étonnement:
Il ruine l'angoisse
Ou le bonheur de l'homme
Animal politique ou bête de somme
Ainsi Tanella Boni, disciple d'Aristote, renverse la perspective de son maître: là où le maître dispose la rhétorique selon l'ordre de la métaphysique, la disciple dispose la métaphysique selon l'ordre de la rhétorique. Et cette déconstruction poétique du réel a pour effet essentiel de réduire le mot, n'importe quel mot de la parole à son intention première de signe. Avec Tanella, dire c'est faire signe en direction de n'importe quelle réalité-impression. D'où le ton généralement impressionniste de sa poésie: "empreinte, pas de danse, Mirabelle, les feuilles d'un arbre, chute libre".
Je voudrais seulement relever que cette perspective donne à l'auteur l'avantage d'une sensibilité intellectuelle ouverte au monde; qu'avant d'y trouver matière à expérience, elle y rencontre les sollicitations utiles à ses réactions. Et pourvu que celles-ci soient porteuses de sens, peu importe l'objet de leur destination. Ainsi en va-t-il de l'impressionnisme poétique comme de la praxis marxiste: ce qui importe, ce n'est pas d'interpréter le monde, c'est de le transformer. Et Tanella sait le faire avec clarté, lucidité, rationalisme et un refus du pathétique qui annonce chez l'auteur la maturité d'un écrivain d'expérience.
2. Le préjugé d'Emmaüs |
Dire bonjour à un poète sans le reconnaître pour lui-même ne change rien. S'apercevoir qu'il était là depuis le commencement change tout. Pour la conscience bourgeoise, ce "changement" a une signification chosifiante: ce qui dans nos relations avec la personne reconnue poète était humainement familier devient typique: son regard, son geste, son esprit deviennent un regard, un geste, un "esprit-de-poète". Par convention/convenance, la personne est réduite au personnage. Or la personne est libre ontologiquement comme le personnage ne peut jamais l'être par simple effet de surface.
Ce que la découverte de Tanella poètesse entraîne dans la communication avec elle est au-delà de cette conscience bourgeoise. S'apercevoir qu'elle était là, avec sa sensibilité de poète sans que nous l'ayons reconnue est un motif d'étonnement qui dévoile son propre sens. Comment a-t-elle vu jusqu'ici ce que nous l'avons vu voir ? Comment a-t-elle entendu ce que nous l'avons vu entendre? Demain dans sa création poétique l'atmosphère d'aujourd'hui sera déjà modifiée, et nous souvenant de ce que nous disions à propos des choses simples susceptibles de revêtir dans son rêve un apparat d'image, nous aurons peut-être cette expression des disciples d'Emmaüs: "notre coeur n'était-il pas brûlant au-dedans de nous" quand elle nous parlait de ces choses?
Les écrivains discrets ont ainsi cette vertu de nous faire signe dans une attention rétro-compréhensive. Et cette figure du merveilleux est elle-même philosophiquement démontrée. Elle est la signification pragmatique du "proche-lointain" de la "présence- absence", de la détermination indéfinie. Quelle expérience existentielle nous suggèrent, l'amour, l'espérance? Est-ce par hasard que ce préjugé d'Emmaüs constitue une figure herméneutique tirée des Evangiles? Son contexte opératoire est un lieu de pressentiment absolu. Et à travers sa diaphanie instantanée, tout le passé s'éclaire. Or tout dévoilement instantané n'est-il pas déjà miraculeux?
Je mesure la disproportion d'un tel rapport avec l'activité poétique de Tanella. Mais si la rétro-compréhension est une figure de compréhension, alors son application en critique littéraire n'a valeur que de simple paradigme. Et assurément , celle-ci requiert une lecture concrète de l'oeuvre impliquant davantage que l'esprit et la lettre du texte, l'engagement existentiel de l'auteur,: sa biographie, ses relations, ses préoccupations professionnelles, jusque y compris le baroque du quotidien. Et le merveilleux, c'est justement que du quotidien naisse du surquotidien.
3. La leçon d'écriture |
La leçon que Tanella Boni nous donne à travers son sourire et sa persuasion tranquille est une leçon de la foule et du quotidien.
La foule d'abord: elle est l'espace éthique de l'écrivain. Celui-ci y trouve son origine et sa demeure. S'il en émerge, c'est précisément parce qu'il y a séjourné. Le nom de baptême que la foule donne à l'écrivain est ainsi le résultat de son immersion initiale dans les eaux de l'anonymat. Tout montre donc Tanella Boni poètesse sortant de foule comme Madame X ou Y. Et même si elle se détermine "ontologiquement" comme "non-homme", elle est essentiellement femme avec des problèmes quotidiens de mère de famille. C'est par conséquent de cette position originaire qu'elle parle et peut le faire radicalement de la femme-objet, esclave des casseroles et de toutes les batteries de cuisine. Cette condition sociale partagée ne fait pas pour autant de Tanella une suffragette. La connaissant, je la comprends mieux comme une femme qui "dit non". Et selon la formule de Camus, parce qu'elle dit non, elle dit oui; simplement comme un être moral révolté sans pour autant s'affubler du rôle passablement équivoque de l'intellectuelle engagée, appelée de toute éternité à dire des vérités définitives sur la condition féminine; arborant , telle la Liberté de Delacroix, la bannière du M.L.F. en tête du cortège des partisanes unies de tous les pays.
Ecrire par "vocation" est déjà une tâche. Ecrire par devoir, rien de moins ni de plus qu'une corvée. Mais comme le lierre émergeant de la végétation de l'existence grimpe sa pente dans la direction du soleil, la simplicité de Tanella nous invite à un rôle plus modeste. Par le goût simple de l'air frais et de l'espace libre, son écriture nous enseigne la loi des tropismes: lever la tête , regarder le soleil, et se gorger de chlorophylle jusqu'à l'ivresse.
Dans le malheur comme dans la joie, le poète est par nature schizophrène. Ce qu'il a de plus précieux, il ne le partage sans démagogie. C'est pourquoi prêtant sa "bouche aux malheurs qui n'ont point de bouche"[5], il parle déjà un langage d'emprunt. Car là où il y a combat il n'y a plus de poésie. La dure expression de la libération humaine se suffit à elle-même sans image. Nous devons apprendre avec Tanella à nous méfier de tous ces tartarins qui font profession d'"intellectuels" et qui, troquant le fétichisme du sorcier contre celui de la culture, font oeuvre d'écrivains publics.
Le quotidien ensuite: ceci nous dispose à comprendre et approfondir l'importance du quotidien dans la création poétique de Tanella Boni. Dans ses poèmes comme en dehors, le quotidien se lit absolument parlant comme la sécrétion de la foule et je dirais sa fonction efficiente.
L'image des choses simples comme un peigne , celle de petits êtres comme un lézard, une mouette, un chat, appartiennent sans conteste au vécu de la foule. Ce que la foule ressent , elle le projette sous forme de quotidien dans la familiarité de l'existence. Qui a jamais mesuré le degré de poésie exprimée dans la passion du football dans notre pays? A Abidjan comme dans l'arrière-pays, cette cristallisation collective inspire un langage qui n'est pas une imagerie lointaine, mais l'expression d'une gestuelle où la foule à la fois actrice et spectatrice s'appréhende soi-même comme totalité immédiate. Et pourtant les objets de désirs, ceux des multiples passions exprimées dans ce langage sont souvent répudiés par un académisme pseudo-universitaire, car, dit-on, le "bon sens est agricole"[6] et donc quotidien.
Ce qui donne cependant au quotidien la densité d'un sens existentiel est contenu au départ dans la démultiplication et à la fois dans la différentiation populaires. Le quotidien est capture de l'extraordinaire dans l'ordinaire. Il est domestication de l'essence et donc donation de sens . Si l'on veut en tirer un axiome, ou un postulat critique, il faudrait dire : chercher la qualité partout où il y a de la quantité, car seule la quantité nous contraint à rester auprès des choses alors que l'exclusive qualité nous en éloigne.
Je dirais donc de Tanella qu'elle maintient son attention auprès des choses par goût du quotidien. En même temps elle affirme sa fidélité à l'existence en prenant le temps d'écrire sur le temps de vivre. Nécessairement cette existence partagée donne à sa création un sens plus proche de la parturition humaine qu'une vie toute consacrée à la réalisation d'une grande oeuvre.
Et j'appelle souverainement merveilleux la possibilité de cette transformation qui nous fait toucher du doigt du sens là où l'habitude ne nous en fait point soupçonner.
[1]. Labyrinthe. Paris: Akpagnon, 1984.
[2]. Certains des poèmes de Tanella datent des années 70.
[3]. Gadamer est souvent considéré comme "l'inventeur" de l'herméneutique philosophique moderne. Voir entre autres Wahrheit und Methode : Grundzuge einer philosophischen Tubingen : Mohr, 1975.
[4]. "Prêtre des Muses je chante pour les Vierges et pour les adolescents impubères de vers jamais entendus" (Horace. Odes L. III).
[5]. cf. le vers célèbre de Césaire (Cahier d'un retour au pays natal).
[6]. G. Deleuze. La logique du sens.
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[the contents of this issue of MOTS PLURIELS]
Spécialiste de la phénoménologie husserlienne, Dominique Assalé Aka-Bwassi est un collègue denseignement de Tanella Boni au département de philosophie, à l'Université de Cocody (Abidjan).