COMPTE RENDU DE LECTURE D'HELENE JACCOMARD |
Augustin Berque
Etre humains sur la terre
Paris: Gallimard, 1996, 214p. ISBN 2-07074549-X |
Que le lecteur profane, c'est-à-dire en l'occurrence, non-philosophe, ne se détourne pas de cet essai de philosophie intégrant pensée occidentale et pensée japonaise sur les questions des relations de l'homme et de la terre, lesquelles ont "par nature quelque chose d'éthique" (13). Qu'il ne se rebute pas car l'auteur est grand pédagogue et nous tient par la main tout au long de raisonnements sans faille, émaillés de têtes de chapitres et d'intertitres, d'explications claires sur chaque nouveau terme philosophique introduit. L'esprit de synthèse anime le philosophe qui s'inspire d'Heidegger, du géographe phénoménologique, Eric Dardel, du philosophe japonais, Watsuji Tetsurô, de Francisco Varela, de Hans Jonas et de bien d'autres.
Augustin Berque introduit le terme d'écoumène, néologisme ancien, mais qu'il actualise pour signifier "la relation de l'humanité à l'étendue terrestre" (78), à la fois écologique et symbolique, "écosymbolique" (79). C'est ainsi qu'il se propose de dépasser les concepts d'environnement, d'écologie, ou de holisme écologique. Ce dernier terme a donné lieu à un courant que Berque critique pour avoir réduit, avec incohérence, voire immoralisme, l'éthique écologique aux rapports de l'homme à la biosphère (13) et pour avoir, ce faisant, nié que le propre de l'être-humain (le tiret signifiant que être est ici un verbe), est bien entendu d'être physiquement dans un lieu (la Terre), mais aussi d'être une entité consciente.
A partir de là, le raisonnement de Berque est limpide:
Réciproquement cela veut dire que lorsque notre action nuit à la Terre, nous ne sommes pas véritablement humains. (177)
Berque explique que la modernité n'est pas nécessairement contre l'environnement - la science, après tout, en tant que construction humaine, n'est pas morale par essence. Cependant il faudrait dépasser la modernité qui a entraîné une vision de la nature et des animaux comme étant des machines (23, 24). Mais ce dépassement, ce n'est pas dans la tentation de l'écologisme qu'on le trouvera. Celui-ci est gagné par "des fantasmes régressifs" (19) de retour à la matrice (57), à la Grande identité, au datong des Chinois (57). Dans ce contexte, l'erreur de Michel Serres dans le Contrat naturel consisterait, selon Berque, à "refuser d'établir une distinction qualitative entre le sujet humain et le reste du monde vivant (voire inanimé)" (63), ce qui peut entraîner le risque d'incohérence, voire de fascisme, où l'homme passerait au second plan, et où sa destruction serait peut-être souhaitable pour la Terre.
Il y a donc au coeur du holisme écologique, une contradiction essentielle. Il est bien, à la fois, incohérent et immoral. Immoral parce qu'il implique la dévalorisation (voire la suppression) de l'être humain au rang de non-sujet; absurde parce qu'il implique en même temps que l'être humain assume en tant que sujet cette dévalorisation, et se charge de la mettre en oeuvre. (69)
Ce que Berque propose pour dépasser l'écologisme, c'est le concept de médiance au sein de l'écoumène, soit "le sens d'un milieu, c'est-à-dire le sens de la relation d'une société à l'étendue terrestre, [...] qui n'est donc ni proprement objective, ni proprement subjective, [mais] d'ordre trajectif" (83), en mouvement. La médiance est un terme emprunté à Watsuji Tetsurô (1889-1960), et c'est là que Berque est extrêmement éclairant, dans cette synthèse entre l'Occident (qui a mis l'accent sur l'être), et l'Orient (qui a plutôt mis l'accent sur le devenir) (170).
Ceci posé, des questions demeurent: comment respecter la demeure humaine, "de l'ici et du maintenant" (117)? Doit-on placer sur le même plan devoir envers la nature et devoir envers l'humanité (et son désir de développement, qu'il soit durable ou non)? Qui va parler au nom de la nature? Sans répondre directement à ces interrogations, Berque indique des voies de compréhension.
Il faut en premier lieu éviter "des confusions d'échelle" (151), explique Berque. Il existe en effet une hiérarchie, ou plus exactement une structure scalaire en tamis (image empruntée à Platon, 138) qui permet de montrer les relations d'interdépendance (voire d'importance variée suivant la situation) entre les vivants. En raison de "cette même hiérarchie des lieux de l'être, nous devons le respect moins aux choses inanimées qu'à la vie, moins aux plantes qu'aux animaux, et moins aux animaux qu'aux êtres humains" (138).
Ce sera l'homme, évidemment, qui parlera au nom de la nature, car l'homme devrait s'appeler non Homo sapiens mais Homo narrator (terme de Stephane Jay Gould), car c'est "au fil du récit qu'établit sa conscience du monde, [qu'il] se rapproche bien de l'être véritable de la nature." (204-5) Homme du "dire", mais aussi homme destiné à mourir, d'où sa responsabilité envers l'environnement futur:
C'est en effet parce que le sujet individuel est mortel, tandis que la vie intersubjective de la communauté continue après sa mort, qu'il devient lui-même le lieu des sujets à venir. Il le devient par ses oeuvres, par sa progéniture, par le souvenir et par le retour de son corps à la terre. (206)
Les derniers mots de cet essai résument une pensée et un programme: "J'y vois la raison éthique essentielle de respecter notre lien avec la terre." (207)