Martine Delvaux
Université du Québec à
Montréal
Au dix-neuvième siècle, on concevait le métissage comme une contamination de races dites pures, et la cause d'une dégénérescence non seulement physique mais mentale. Le métis était perçu comme monstrueux, le produit d'une violation de la loi du genus, et l'enfant d'un péché contre le sang. Il était l'emblême d'une rupture de l'économie de reproduction puisque lui-même bâtard, infécond... Il était un autre incapable de produire du même. L'argumentation mixophobe, souligne Pierre-André Taguieff, condamnait le mélange des races non seulement à cause de la dégradation irréversible de l'espèce dont on l'accusait, mais parce que ce mélange faisait naître des individus instables et dysharmoniques, l'incarnation d'un désordre biologique. Comme l'écrit en 1942 le Docteur René Martial:
Ces propos l'indiquent: le personnage du métis représente à la fois le mythe de l'origine perdue -- perte de la pureté raciale -- et la crainte de la fin du monde -- que représente l'impureté, c'est-à-dire la fin de la lignée, la non-reproduction d'une race dite pure[1].
Dans cet article, je souhaite retenir le dernier aspect de cette "mixophobie" -- la "stérilité" -- en lien avec la notion de "tiers espace" telle que la propose Homi Bhabha. D'une part, la mixophobie, qui prend appui sur la polarité, c'est-à-dire la différence inéluctable entre des (dits) types raciaux, est le lieu d'une stérilité monstrueuse née d'une alliance qui rappelle celle de l'inceste, comme l'indique Louis Agassiz: "Le métissage est un péché contre la nature, tout comme l'inceste dans une communauté civilisée est un péché contre la pureté du caractère" (dans Taguieff, 55). D'autre part, le tiers espace, qui se veut un lieu situé à l'extérieur des polarités, un troisième terme dans une équation qui doit demeurer irrésolue, se révèle un espace de création, tiers espace de l'altération. C'est ce tiers espace qui ici m'intéresse, et dont je trouverai l'expression dans le lieu de la folie. De fait, la récurrence de la folie dans les textes de femmes francophones laisse entendre que l'identité culturelle peut être un lieu d'aliénation, de scission du sujet. Toutefois, ce topos de la folie peut être aussi lu comme la création d'un "tiers espace" qui permet d'échapper aux affres de l'aliénation par l'entremise d'un exercice de traduction et d'altération culturelle et identitaire. Dans les pages qui suivent, je tracerai (sommairement, certes) les contours de ce lieu à partir de trois personnages: Ourika, une jeune Sénégalaise "adoptée" par l'aristocratie française du début du dix-neuvième siècle et créée par Claire de Duras (1823); Juletane, une Antillaise qui se retrouve au Sénégal, seule et abandonnée de tous, imaginée par Myriam Warner-Vieyra (1982); et, brièvement, une Française née en Indochine: la narratrice de Marguerite Duras dans L'Amant (1984).
Contrairement à cette conception d'une culture muséo-graphique, la notion de différence culturelle aurait, elle, pour but de concevoir un lieu productif où la culture se construit en tant que différence, "in the spirit of alterity or otherness" (209). "No culture is full unto itself", souligne Bhabha:
En proposant le concept de "tiers espace", Bhabha tâche de remplacer la notion d'une identité culturelle plénitudinaire par celle de la traduction culturelle, de la transformation identitaire; lieu, en somme, de l'hybride: "[...] for me, the importance of hybridity is not to be able to trace two original moments from which the third emerges, rather hybridity to me is the 'third space' which enables new positions to emerge" (211).
Et que sont ces folies? Ourika, jeune fille noire réfugiée dans un couvent afin de mourir en pensant à Charles, ce demi-frère pour qui elle est "folle d'amour" (60), devient le texte du médecin blanc, ce représentant des lumières qui, comme nous, reçoit son témoignage. La folie d'Ourika est liée à son métissage culturel (jeune esclave noire élevée au sein d'une société blanche et aristocrate) et à une identification perdue: celle qui la relie aux blancs que sont, en tant que représentants de leur société, ses bienfaiteurs. Son sort est de demeurer à jamais dans l'état d'objet auquel elle était au départ destinée, comme l'indique le début du récit: "Je fus rapportée du Sénégal, à l'âge de deux ans, par M. le chevalier de B., qui en étoit gouverneur. [...] M. de B. m'acheta, et [...] me donna à madame la maréchale de B., sa tante [...]" (31 je souligne).
Réification de la jeune femme dont la marque la plus importante, et pour le personnage la source première de la douleur, est l'incapacité de se reproduire due au fait qu'elle se trouve au sein d'une société dont elle ne fera jamais partie, au sein de laquelle elle ne pourra pas fonder de famille. Ce sont les mots de la marquise de... à madame de B. qui révèlent à Ourika la douleur d'un avenir dépourvu de mariage et d'enfants:
Et ce sont ces mêmes mots qui la rendront malade:
La prise de conscience de son avenir à la lumière du regard que la marquise pose sur elle provoque chez Ourika la réalisation de sa condition d'objet: "je vis tout; je me vis négresse, dépendante, méprisée, sans fortune, sans appui, sans un être de mon espèce à qui unir mon sort, jusqu'ici un jouet, un amusement pour ma bienfaitrice" (36). Tout à coup, les vêtements orientaux qu'elle porte (32) ainsi que cette scène de bal au cours de laquelle elle représente l'Afrique, révèlent la réification d'Ourika à l'intérieur d'un musée imaginaire, réification qui est certes la cause de son aliénation.
Ourika, dont le nom -- et le titre du roman -- rappelle le mot "bourrique", c'est-à-dire mulet et mulâtre, souffrira de ne pas pouvoir se reproduire: d'être exclue de l'économie de reproduction d'abord à cause de la couleur de sa peau: "Qui voudra épouser une négresse?" (36) demande la marquise à madame de B.; puis par un désir perçu comme incestueux (alors qu'en réalité il ne l'est pas): "si vous n'étiez pas folle d'amour pour Charles, vous prendriez fort bien votre parti d'être négresse" (60). Bientôt sans attaches ni en France où elle a grandi, ni au Sénégal d'où elle provient, Ourika conclut: "je n'appartenais plus à personne; j'étois étrangère à la race humaine tout entière" (38).
Ce sentiment d'étrangeté l'engage à se scinder d'elle-même, refusant de voir son reflet dans les miroirs, de regarder sa peau, de voir les regards que les autres posent sur elle. Cette aliénation due au "mal sans remède de [s]a couleur" (48), ce sentiment de non-appartenance est exacerbé par le mariage de Charles avec une Anaïs "belle comme le jour" (50) et par la naissance de leur fils, "beau comme Anaïs" (58). L'identification de Charles avec Anaïs ("je serai pour elle le père, la mère, qu'elle a perdus: mais je serai aussi son mari, son amant!" - 52) efface la place d'Ourika, vide son identité, vide qui se trouve en retour comblé par la maladie. Cette identité, elle la regagne au sein de la religion -- par l'entremise du prêtre qui lui affirme que son coeur est pur (62); d'un Dieu pour qui il n'y a ni nègres ni blancs (62); et à l'intérieur d'un couvent dont elle dit à Charles qu'il est le "seul lieu où il me soit permis de penser sans cesse à vous" (64) --; elle la retrouve aussi par la mise en discours de sa "folie", de son passé de folies. C'est en prenant la parole dans un couvent et pour un médecin -- qui, s'il représente les lumières et l'anticléricalisme, ne sait toutefois pas la guérir --, qu'Ourika conquiert un espace qui lui appartient: celui de l'altérité et de la différence (contrairement à sa réification en tant qu'icône au sein du musée imaginaire de la diversité culturelle).
De l'alliance entre l'esclave sénégalaise et l'aristocrate française; de la métis; de la bourrique renaît Ourika. Si son corps se meurt, son âme, comme le remarque le médecin, vit encore: "Je suis heureuse, me dit-elle, jamais je n'ai éprouvé autant de calme et de bonheur" (28). Et son récit, le roman éponyme de Claire de Duras, est le lieu final de cette survie, le support de sa reproduction. Ourika meurt de la mixophobie dont souffrent les membres de sa société. Sa folie aura en fait été la leur. Mais le bonheur qui en est néanmoins issu est celui d'y avoir échappé: "je ne changerois pas mon bonheur contre le sort qui m'a fait autrefois tant d'envie" (29).
Le refus de la maternité "narrative", chez les auteures antillaises, indique un autre lieu de création: celui bien sûr de l'écriture, mais celui aussi de la folie. C'est ce que suggère le destin du personnage de Juletane, jeune femme antillaise qui, après la mort de ses parents, est envoyée en France vivre avec une tante, pays qu'elle quittera ensuite avec Mamadou, celui qu'elle aime et épousera, pour se rendre au Sénégal. Là, elle apprendra l'existence de la famille polygamique à la tête de laquelle se trouve Mamadou, et dans laquelle elle va se trouver, malgré elle, insérée.
Cette trahison de la part de celui qu'elle a imaginé comme sa famille plonge Juletane dans un abîme de douleur, dans ce que d'aucuns nommeraient la "folie". "Et si les fous n'étaient pas fous!" écrit Juletane dès les premières pages de son journal intime:
Cette "folie", et son écriture, constitue le moyen terme entre la France et l'Afrique, entre l'identité de "toubabesse" que Ndèye (la troisième épouse de Mamadou) lui confère et l'identité noire qu'elle sait être néanmoins la sienne. Par elle, Juletane se rend justice, plongeant dans cet état comme dans un puits qui la ramène à ses origines: les Antilles. La vie réelle est le lieu de la folie: "je me débattais dans un monde irrationnel et étranger" (52), et la folie de Juletane -- son écriture -- est le seul cordon qui la relie à la réalité.
L'écriture est thérapeutique. Elle constitue une prise de pouvoir et une façon de "renaître à la vie" (94). Dans son imagination d'un puits dans lequel elle tombe afin de rejoindre d'autres qui, comme elle, sont dits "fous" mais dont le visage "ne reflète que sagesse et bonté" (128), Juletane imagine l'ailleurs d'une "symphonie d'amour sans fin" où "des hommes, des femmes, Blancs et Noirs, m'embrassent, me parlent" (130). Cet ailleurs deviendra celui de l'Hôpital, où Juletane se dit entourée de femmes "victimes de l'égoïsme d'un monde qui les écrase sans ménagement" (136), victimes aussi de leur solitude d'étrangères. Comme l'écriture, l'hôpital est le lieu de sa guérison jusqu'à l'annonce de la mort accidentelle de Mamadou, celui à qui son journal était en fait destiné, mort qui met donc fin à l'écriture:
Justice sera toutefois rendue a Juletane par l'entremise d'Hélène, la destinataire imprévue du journal: le récit de sa lecture opère un enchâssement du journal. C'est de fait Hélène, assistante sociale d'origine antillaise qui, en France, reçoit le journal intime de Juletane après la mort de celle-ci. Son expérience de lecture a pour effet de faire fondre "le bloc de glace qui enrobait son coeur" (142). Et alors que le coeur de Juletane s'arrête, celui d'Hélène renaît. Et c'est dans cette mise en scène de l'écriture et de la lecture que se trouve créé un second tiers espace où les personnages sont altérés: car si Juletane décrit son désespoir, sa "folie" dans le cahier de Diary (la fille ainée de la première épouse de Mamadou -- "le cahier d'une petite fille qui aurait pu être ma fille" -- 13), cahier par l'entremise duquel elle se reproduit, cette reproduction se poursuit à travers Hélène qui, en témoignant de la douleur de Juletane en devient elle-même porteuse, tout comme les pages du cahier, l'écrivant en quelque sorte à son tour.
Ce ne sont pas les chaussures qui font ce qu'il y a d'insolite, d'inouï, ce jour-là, dans la tenue de la petite. Ce qu'il y a ce jour-là c'est que la petite porte sur la tête un chapeau d'homme aux bords plats, un feutre souple couleur bois de rose au large ruban noir. (18)
Je retiens de cette image, comme l'auteure elle-même, son ambiguïté, son métissage. Le corps de la jeune fille est le lieu de multiples identifications: avec le Viet-nam, dont elle revêt la soie brute; avec la mère et les frères, dont elle porte les vêtements; avec les femmes (robe et chaussures) et les hommes (ceinture et chapeau); avec la pureté de l'enfance (robe en forme de sac) et l'impureté adulte (chaussures de prostituée). Toutefois, "l'ambiguïté déterminante de l'image," écrit Duras, "elle est dans ce chapeau" (19) qui fait que la narratrice soudain se "voi[t] comme une autre, comme une autre serait vue, au-dehors, mise à la disposition de tous les regards, mise dans la circulation des villes, des routes, du désir" (20). Le chapeau d'homme -- qu'aucune autre jeune fille ne porte dans cette colonie --, est l'élément qui la distingue, qui lui confère une identité mais par le biais de multiples identifications; c'est le costume qui rend l'image éternelle; c'est le costume aussi qui, par opposition à ces femmes aux robes neutres et blanches que sont Marie-Claude Carpenter et Betty Fernandez (82), la rend charnelle.
Comme le fleuve du Mékong, elle coule, se faisant lieu de passage. Le fleuve, le sang dans le corps de l'Indochine, ramasse tout ce qu'il rencontre (30): "tout reste en suspens à la surface de la force du fleuve" (31). De même, elle circule et em/porte avec/sur elle les objets qui la marquent, qui la traversent. Son corps est "sans formes arrêtées" (121), et le vêtement est la figure de son hybridité: française blanche née en Indochine et dont le teint a pris les couleurs du pays (120); jeune fille impure qui fait l'amour avec un Chinois dans la ville de Cholen. L'Amant: récit de l'apprivoisement du métissage, est l'avènement de la jouissance contre la "folie" -- celle de la folle de Vinhlong, mais surtout celle de la mère --, de la jouissance comme création de soi. Cette "folie" que constitue l'étrangeté dont tous, dans cette colonie, sont atteints, si chez la mère elle génère la maladie mentale, chez la fille elle donne lieu d'abord à l'amour, puis à l'écriture. Le trajet de L'Amant en est un dans l'étrangeté à soi, vers le tiers espace de l'altération. Comme l'écrit Homi Bhabha: "by exploring this Third Space, we may elude the politics of polarity and emerge as the others of our selves" (1994, 39).
[1] Une autre perspective par rapport
à la folie ethnique serait certes celle de l'ethnopsychiatrie qui met en
lumière les variétés de définition et d'expression
de la folie selon le contexte culturel. Comme l'indique François
Laplantine: "On ne devient pas fou comme on veut. La culture a tout
prévu" (dans Jaccard, 11).
[2]
Jean-Loup Amselle abonde dans le
même sens dans Logiques métisses: "Isoler une
communauté par la définition d'un certain nombre de
différences conduit à la possibilité de son confinement
territorial sinon de son expulsion. L'assignation de différences ou
l'étiquetage ethnique, prophéties autocréatrices, ne
traduisent pas seulement la reconnaissance de spécificités
culturelles, ils sont également corrélatifs de l'affirmation
forcenée d'une identité, celle de l'ethnie française"
(dans Lionnet, 329).
Bibliography
Homi K. Bhabha. The Location of Culture. London/New York:
Routledge, 1994.
Homi K. Bhabha. "The Third Space" dans Jonathan Rutherford (ed). Identity. Londres:
Hayward Gallery, 1990.
Maryse Condé. La Parole des femmes: essai sur des
romancières des Antilles de langue française. Paris:
L'Harmattan, 1979.
Claire de Duras. Ourika. Paris: des femmes, 1979.
Marguerite Duras. L'Amant. Paris: Minuit, 1984.
Marguerite Duras. La Vie matérielle. Paris: Gallimard, 1987.
Roland Jaccard. La Folie. Que sais-je? Paris: PUF, 1979.
Françoise Lionnet. "'Logiques métisses'. Cultural
Appropriation and Postcolonial Representations" in Mary Jean Green et al. (eds.) Postcolonial Subjects. Francophone Women Writers.
Minneapolis/London: University of Minnesota Press, 1996. pp.321-344.
Pierre-André Taguieff. "Doctrines de la race et hantise du
métissage. Fragments d'une histoire de la mixophobie savante".
Métissages. Paris: La Pensée sauvage, 1991. pp.53-100.
Myriam Warner-Vieyra. Juletane. Paris: Présence africaine,
1982.
Notes
Dr. Martine Delvaux is Assistant Professor in the Literary Studies Department of
the Université du Québec, Montreal. Her specialization is in Women's Studies, Francophone Literature and testimonial writing -- particularly AIDS.
Amongst other things, she has published on Beur literature, AIDS literature as well as on Derrida. Her article "Apprendre à vivre avec les spectres: témoignages des camps nazis et du sida" is included in "Narrative and confinement", a Special volume of L'Esprit créateur co-edited with Frieda Ekotto.
Her latest book has just been released. It is entitled Femmes psychiatrisées, femmes rebelles. De l'étude de cas à la narration autobiographique (Paris: les empêcheurs de penser en rond, 1998).
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