Parlons d'abord de Votre dernier roman, Le Lys et le Flamboyant dont le
personnage central est Simone Fragonard, dite Kolélé. Quel
symbole représente cette femme ? A travers elle, n'est-ce pas tout un
pan de l'histoire du Congo et du Zaïre qui se trouve incarné
?
C'est une métisse, ne le cachons pas et cela me fait plaisir
d'entendre dire qu'une métisse incarne l'histoire de notre pays. J'ai
toujours pensé que le Congo est - aussi paradoxale que la formulation
puisse paraître - un pays métis. Elle représente pour moi
non pas le modèle - je n'élèverai pas mes enfants pour
qu'ils deviennent des Kolélé - mais un modèle de femme
dont j'ai été amoureux et qui correspond à la
génération de ma mère. Ce sont des femmes qui ont
essayé d'être doubles : elles se sont voulues négresses,
elles se sont voulues blanches, sans exclure l'une ou l'autre... Et en
même temps, malgré leur éducation catholique, elles ont
voulu être libres. Elles n'ont jamais abandonné leurs croyances
mais elles pensaient que la vie était tellement bonne qu'il fallait la
prendre à pleins poumons. Et étant donné que dès le
départ, elles étaient marginalisées dans la
société puisque leur carte d'identité portait la mention
"née de père inconnu", pour elles l'amour était en dehors
du mariage. Ce qui est le cas de Kolélé qui, en plus, est
chanteuse; elle n'a jamais existé que dans mon esprit, dans mon coeur,
mais elle a existé si fort en moi que je pourrais dire qu'à la
fin, lorsque je terminais le livre, je sentais son odeur, je pouvais palper la
texture de ses cheveux, j'étais baigné de la luminosité de
son regard.
En effet lorsqu'on lit votre roman, on se demande où commence la fiction, où s'arrête la réalité. Après tout,
c'est un roman et il se peut que vous soyez parti d'un fait historique pour
tisser la trame de l'intrigue. Est-ce qu'il y a quelque part dans votre livre
une indexation de l'histoire ?
Oui, le cadre est historique, les lieux sont historiques et, à
partir de là, je laisse libre cours à mon imagination, essayant
de "dribbler" le lecteur, en amateur impénitent de
<<mwana-foot>> que je suis resté. "Dribbler",
déséquilibrer mon lecteur, je crois que c'est cela le roman. Je
suis toujours gêné lorsque un romancier ou un cinéaste
insiste pour dire que l'histoire qu'il présente est une histoire
"réelle", qui correspond à une réalité
précise. Je pense que le rôle du romancier est de faire en sorte
que le lecteur se demande si le personnage a existé ou non. C'est la
question qu'on se pose pour Julien Sorel, pour Madame Bovary. C'est la question
que chaque enfant se pose : "Les fées existent-elles ?". J'ai
créé une fée.
Du point de vue de l'écriture, tantôt c'est Henri Lopès qui écrit, tantôt un autre narrateur vient le corriger, il y a
donc une superposition de deux sujets écrivant la même histoire.
On est devant une technique très moderne d'écriture romanesque
africaine contemporaine, qui n'est pas très fréquente dans les
lettres congolaises.
Ce n'est pas tout à fait nouveau. Dans Le pleurer-rire
déjà, à mesure que l'histoire avance, l'auteur envoie
son manuscrit pour avis à un personnage du roman qui s'appelle "le
compatriote ancien directeur de cabinet". C'est peut-être un
procédé auquel on n'est pas assez habitué dans la
littérature africaine mais il est tout simple et d'ailleurs fort
classique puisqu'on le trouve déjà chez Diderot dans Jacques
le Fataliste, chez Sterne aussi, et avant tous ceux-là, chez
Cervantès dans Don Quichoite. Je crois que le roman, la
création artistique doit toujours savoir avoir de l'humour. Un narrateur
qui ne sait pas faire des clins d'oeil, qui est toujours sérieux,
devient ennuyeux. De même, d'ailleurs, que celui qui veut faire toujours
rire et devient un mauvais clown. Il y a donc toujours un équilibre
à trouver entre ces deux tons ; on peut appuyer sur l'un mais il ne faut
jamais oublier l'autre de sorte à détendre son lecteur, à
lui permettre de s'économiser dans la gestion de ses énergies et de
son attention. Au fond, nous les écrivains, nous sommes de
véritables managers!
Dans votre roman, antillais, congolais, malien peuvent se retrouver puisque
vous empruntez à la langue congolaise, au lingala, comme vous prenez
des mots au créole. Cela fait une belle sauce dans laquelle chacun finit
par se retrouver. Ce sont des procédés comparables aux
<<phases>> du dribble. La Situation n'est jamais fixée, on
est tout le temps déboussolé : on perd ses repères sans
perdre le fil. On voudrait plus loin avec vous, savoir ce qui va se passer
encore. Vous racontez un épisode, vous le corrigez, vous l'annulez afin
de le réécrire plus tard ou le transposer dans l'écriture
cinématographique. Il y a donc un télescopage très moderne
de plusieurs genres dans votre roman.
Il me plaît de penser que mon lecteur a envie de me
téléphoner à certains moments. C'est ma manière
d'écrire. Au fond je me considère toujours comme redevable de
l'oralité. Et l'oralité, c'est le sens de la communication. Nous
sommes donc non seulement, comme je l'ai dit plus haut, des managers ou des
gestionnaires de la psychologie humaine, mais des communicateurs.
Ce qui m'a frappé aussi dans votre roman, c'est l'implication du
phénomène urbain. Tout se passe entre Kinshasa, Brazzaville et
Bangui, sans compter la métropole, mais le Kinshasa, le Brazzaville du
début du siècle. D'où un sentiment de nostalgie, à
lire votre roman, de ce qui s'est passé à cette époque là
: les passions zaïro-congolaises qui se font et se défont, la danse, la
musique, la mode, les habitudes de vie. Je me souviens de cette pratique
d'aller au "cocktail tropical" qui est un endroit fétiche, magique,
où se jouent beaucoup de passions, comme Mudimbe l'a déjà
décrit dans Le bel immonde.
Vous avez totalement raison. C'est que je suis un enfant de la ville et
pas du tout un enfant de la campagne. J'ai des souvenirs de la ville, c'est
là que ça se passe. Cette espèce de mariage
perpétuel, de va-et-vient entre Kinshasa et Brazzaville
correspond à toute une époque. Certains citoyens l'incarnaient
comme Charles-David Ganao, un homme qui avait autant d'amis à Kinshasa
qu'à Brazzaville. Ou Justin-Marie Bomboko, ministre des Affaires
Etrangères du temps de Lumumba et Kasavubu. Ou encore quelqu'un qui en a
rêvé énormément, Tchicaya U Tam'Si qui, comme moi,
était né à Kinshasa, citoyen du Congo Brazzaville; sa
mère (qu'il a connue très tard) était une Zaïroise.
Je connais moins bien Kinshasa que Brazzaville mais cette ville fait aussi
partie de mon "vert paradis des amours enfantines". De même que Bangui.
Il était bon que je présente cette Brazzaville qui ne sera plus
ce qu'elle a été après sa destruction et ces
bombardements que nous regrettons tous. Et Si mon roman peut aider au
témoignage et au souvenir du Brazzaville qui a rendu fous nos parents,
nos oncles et nos tantines, eh bien, j'en serais fort heureux! Mais il est
impossible de différencier la musique congolaise de la zaïroise.
D'une rive à une autre, les rythmes sont pareils, les musiciens sont
souvent les mêmes. Si bien qu'on ne sait pas qui est congolais de
Kinshasa, qui est congolais de Brazzaville.
Vos rapports avec vos collègues écrivains congolais ? Avec la
Négritude et la nouvelle génération des romanciers
africains ? Où vous situez-vous ?
J e ne rejette pas la Négritude ; je dirais même
qu'elle est l'une des mamelles auxquelles j'ai tété et que je
continue à prendre sous forme de potion de temps à autre. La
Négritude, c'est comme les Pères de l'Eglise : ils avaient
déjà tout prévu, quelle que soit l'évolution des
choses. Le métissage est déjà dans la Négritude.
Césaire, Damas, Tirolien... ces trois personnages, étant
des Antillais, sont donc des métis, et en même temps ils ont
chanté la Négritude. Edouard Maunick a dit: "Je suis
métis, nègre de préférence".
Quant à mes rapports avec les écrivains congolais, ils sont
extrêmement fraternels. Au Congo, nous avons tous des styles
différents ; quoi de plus différent dans le style qu'un Tchicaya
U Tam'Si, qu'un Sony Labou Tansi, qu'un Tati-Loutard, qu'un Ndebeka, qu'un
Dongala... et moi. Peut-être avons-nous compris qu'il ne servait à
rien de se copier et qu'il valait mieux être des timbres
différents au sein d'un choeur dont le chef d'orchestre est...
Kolélé.
Cela ne se voit-il d'ailleurs pas, au delà des écrivains, chez
les hommes de culture ? Quelle que soit leur opinion, publique ou politique,
bien qu'ils ne pensent pas la même chose, ils se retrouvent souvent
ensemble dans les ngandas, les centres culturels, les associations comme
Brazz'Art ou Nouvel Art, à l'Université ou même au
Parlement. On pourrait dire que, s'il n'y avait eu que la culture, il n'y
aurait peut-être pas eu la guerre...
Je pense que la vie artistique et culturelle constitue la
préfiguration de la démocratie qui, j'espère, un jour
règnera sous forme de modèle de manière définitive
au Congo. Vous avez raison de l'indiquer : au cours de cette guerre qui vient
de se passer et que nul n'avait imaginée, qu'aucun écrivain
n'avait prévue, des écrivains se sont trouvés dans un camp
et d'autres dans un autre. Je ne sais pas comment les hommes politiques qui
étaient de part et d'autre de ces barricades et de ces camps se
retrouveront, je suis sûr qu'aucun écrivain qui était d'un
côté ne se verra, après cette guerre, fermer la porte au
nez par celui qui était de l'autre côté.
Je reviens à cette question qui nous tient tous à coeur;
angoissante : c'est quoi écrire ? Pourquoi écrire ? Est-ce qu'il
y a des motifs pour écrire ?
Blanchot dit dans L'écriture du désastre : "Il n'importe pas
d'écrire parce que c'est important d'écrire, c'est la vie
même." Par rapport à cette question, qu'en est-il de la
littérature africaine dans le contexte de la mondialisation ?
Je pense pour ma part que les problèmes qui se posent à un
créateur africain sont exactement les mêmes que ceux qui se posent
à un créateur de toute autre partie du monde, écrivain
devant sa page blanche, peintre devant sa toile immaculée. La
spécificité pour l'Afrique, c'est le problème de la
promotion et de la diffusion de l'oeuvre d'art. Toute littérature se
croit toujours mondiale, aucun grand créateur ne s'est adressé
simplement à son village. C'est plutôt la notion de monde qui a
évolué. Les Grecs croyaient que le monde, c'était
essentiellement leurs cités ; ensuite l'Europe a cru représenter
tout le monde.
Aujourd'hui on s'apercoit que le monde est, je ne dirais pas un village parce
que dans un village tout le monde est solidaire, mais une grande ville, une
grande cité. Comme dans une cité nous nous côtoyons, nous
nous cognons les uns aux autres sans automatiquement nous connaître. Nous
nous connaissons d'autant moins que nous habitons dans le même immeuble.
Nous avons quelquefois peur les uns des autres. A cet égard, si le
contexte a changé, les problèmes de fond restent les
mêmes.
On oublie souvent que vous êtes historien de formation. Quel est donc
le poids et la place de l'Histoire dans votre oeuvre ?
Vous le dites par courtoisie, mais je ne suis pas un historien; j'ai
été formé, il est vrai, à la méthode de
l'histoire et il est évident que je garde en moi le souci de prendre
toujours du recul par rapport à la réalité, d'essayer,
même quand l'émotion est difficile à
réfréner, de porter sur les choses, sur les
événements un regard apaisé. Cela se ressent certainement
dans mon écriture romanesque, surtout dans Le Lys et le
Flamboyant où il s'agit de quelqu'un qui ramasse
différents témoignages épars pour reconstituer la vie de
Kolélé. Les seuls moments où il n'agit pas comme un
historien concernent l'enfance où il se réfère à sa
mémoire. Mais à partir de l'adolescence, il y a des "on dit", des
trous. A ce moment là, les événements sont passés
au crible de la critique avec les méthodes de l'historien,
c'est-à-dire une double critique externe d'abord pour savoir si le
document, le témoignage est réel ; et s'il l'est, on le passe
alors à la critique interne: est-ce que ce qui est dit correspond
à la réalité. Finalement on ne saisit jamais la
réalité. Elle est, comme dit un de ses personnages, le sable qui
vous fuit entre les mains lorsque vous essayez d'en prendre une
poignée.
Comment trouvez-vous le temps d'écrire, le temps de vivre longuement
avec une aussi belle femme que Kolélé ?
L'écriture, c'est comme l'amour: cela se fait en cachette. Et
toutes les heures du jour ou de la nuit sont bonnes pour cela!
S'il y a un dernier mot, que diriez-vous, Henri Lopès, du monde
d'aujourd'hui ? Malgré la violence qui sévit,
qu'espérez-vous pour le monde de demain, pour la jeunesse africaine qui
vous lit, qui vous écoute souvent ?
Vous avez fait tout à l'heure allusion à ma formation
d'historien. Je crois qu'elle me poursuit : elle est chevillée en moi,
au corps, de manière indélébile. Justement, chaque fois
que je me retrouve en face des horreurs du monde moderne, j'ai tendance
à croire que pourtant le monde progresse. Je me dis que si
j'étais né deux siècles avant, j'aurais été
un esclave. S'il y avait eu des appareils de télévision au XVe
siècle, qu'est-ce qu'il y aurait eu comme morts! Songez à la
Révolution française, au nombre de morts qu'elle a fait, alors
qu'on n'avait pas les armes de destruction modernes ! Si elles avaient
existé, cela aurait été pire que ce qu'on peut imaginer !
Je pense donc que le monde de toute façon évolue vers le mieux.
Ce qui change, ce sont nos possibilités d'être informés de
ce qui se passe dans le monde. Ce qui intéresse les journalistes, ce ne
sont pas les trains qui sont ponctuels mais ceux qui n'arrivent pas à
l'heure, qui déraillent, les avions qui tombent, les catastrophes. De
même les pays qui marchent bien en Afrique n'intéressent pas les
historiens. En un mot, pour mettre fin à ce bavardage bien bantou,
malgré tout ce qu'on observe autour de nous, je reste un
impénitent optimiste.
Non, on ne va pas à reculons : malgré les séquelles du
passé et leurs conséquences, je crois que nous avançons.
J-L. Aka-Evy
Etudes Littéraires Africaines 4-1997 (3-8)