Entretien avec Henri Lopes
réalisé par Jean-Luc AKA-EVY
© Etudes Littéraires Africaine, 1997.
Cette interview est reproduite avec l'aimable autorisation des
ETUDES LITTERAIRES AFRICAINES

[INTRODUCTION][INTERVIEW]

Henri LOPES, de nationalité congolaise (Brazzaville), né à Kinshasa, actuellement Directeur Général Adjoint de l'UNESCO pour l'Afrique, vient de publier un nouveau roman, Le Lys et le Flamboyant aux Editions du Seuil, à Paris. Auteur de plusieurs romans et nouvelles parmi lesquelles Tribaliques (1971), Le pleurer-rire (1982), Le chercheur d'Afriques (1990), Sur l'autre rive (1992), il a obtenu le Grand Prix de la Francophonie de l'Academie Française pour l'ensemble de son oeuvre en 1993. I1 est consideré comme l'un des grands écrivains et intellectuels africains de sa génération. Marié depuis plus de trente ans à une universitaire antillaise, il a occupé avant d'être nommé à l'Unesco de hautes fonctions gouvernementales au Congo (Ministre et Premier Ministre). C'est aussi un grand amateur d'art, de musique et de sport.
Très attentif donc à la cadence historique, politique et culturelle de l'Afrique, métis de naissance et de culture, élevé "entre les deux eaux" des fleuves Congo, Oubangui et Seine, il est depuis cinquante ans un grand défenseur des relations culturelles et artistiques entre l'Afrique et le reste du monde. Comme le furent Tchicaya U Tam'Si, Sony Labou Tansi, Sylvain Bemba et comme le sont les artistes musiciens Paul Kamba, Wenno, Bowané, Joseph Kabassale Lucie Eyenga, Isaac Musékiwa, Manu Dibango, Franklin Boukaka, Essous et Nino Malapet.
Dans Le Lys et le Flamboyant il retrace, avec beaucoup d'humour et de gravité, à travers la vie tumultueuse d'une belle chanteuse métisse-kolélé, les péripéties de cette Afrique ou de ces 'Afriques" bafouées, humiliées, exclues, rejetées mais jamais conquises, jamais soumises, toujours courageuses, battantes, tolérantes et ouvertes à l'Autre, aux Autres.

J.-L. AKA-EVY

Parlons d'abord de Votre dernier roman, Le Lys et le Flamboyant dont le personnage central est Simone Fragonard, dite Kolélé. Quel symbole représente cette femme ? A travers elle, n'est-ce pas tout un pan de l'histoire du Congo et du Zaïre qui se trouve incarné ?

C'est une métisse, ne le cachons pas et cela me fait plaisir d'entendre dire qu'une métisse incarne l'histoire de notre pays. J'ai toujours pensé que le Congo est - aussi paradoxale que la formulation puisse paraître - un pays métis. Elle représente pour moi non pas le modèle - je n'élèverai pas mes enfants pour qu'ils deviennent des Kolélé - mais un modèle de femme dont j'ai été amoureux et qui correspond à la génération de ma mère. Ce sont des femmes qui ont essayé d'être doubles : elles se sont voulues négresses, elles se sont voulues blanches, sans exclure l'une ou l'autre... Et en même temps, malgré leur éducation catholique, elles ont voulu être libres. Elles n'ont jamais abandonné leurs croyances mais elles pensaient que la vie était tellement bonne qu'il fallait la prendre à pleins poumons. Et étant donné que dès le départ, elles étaient marginalisées dans la société puisque leur carte d'identité portait la mention "née de père inconnu", pour elles l'amour était en dehors du mariage. Ce qui est le cas de Kolélé qui, en plus, est chanteuse; elle n'a jamais existé que dans mon esprit, dans mon coeur, mais elle a existé si fort en moi que je pourrais dire qu'à la fin, lorsque je terminais le livre, je sentais son odeur, je pouvais palper la texture de ses cheveux, j'étais baigné de la luminosité de son regard.

En effet lorsqu'on lit votre roman, on se demande où commence la fiction, où s'arrête la réalité. Après tout, c'est un roman et il se peut que vous soyez parti d'un fait historique pour tisser la trame de l'intrigue. Est-ce qu'il y a quelque part dans votre livre une indexation de l'histoire ?

Oui, le cadre est historique, les lieux sont historiques et, à partir de là, je laisse libre cours à mon imagination, essayant de "dribbler" le lecteur, en amateur impénitent de <<mwana-foot>> que je suis resté. "Dribbler", déséquilibrer mon lecteur, je crois que c'est cela le roman. Je suis toujours gêné lorsque un romancier ou un cinéaste insiste pour dire que l'histoire qu'il présente est une histoire "réelle", qui correspond à une réalité précise. Je pense que le rôle du romancier est de faire en sorte que le lecteur se demande si le personnage a existé ou non. C'est la question qu'on se pose pour Julien Sorel, pour Madame Bovary. C'est la question que chaque enfant se pose : "Les fées existent-elles ?". J'ai créé une fée.

Du point de vue de l'écriture, tantôt c'est Henri Lopès qui écrit, tantôt un autre narrateur vient le corriger, il y a donc une superposition de deux sujets écrivant la même histoire. On est devant une technique très moderne d'écriture romanesque africaine contemporaine, qui n'est pas très fréquente dans les lettres congolaises.

Ce n'est pas tout à fait nouveau. Dans Le pleurer-rire déjà, à mesure que l'histoire avance, l'auteur envoie son manuscrit pour avis à un personnage du roman qui s'appelle "le compatriote ancien directeur de cabinet". C'est peut-être un procédé auquel on n'est pas assez habitué dans la littérature africaine mais il est tout simple et d'ailleurs fort classique puisqu'on le trouve déjà chez Diderot dans Jacques le Fataliste, chez Sterne aussi, et avant tous ceux-là, chez Cervantès dans Don Quichoite. Je crois que le roman, la création artistique doit toujours savoir avoir de l'humour. Un narrateur qui ne sait pas faire des clins d'oeil, qui est toujours sérieux, devient ennuyeux. De même, d'ailleurs, que celui qui veut faire toujours rire et devient un mauvais clown. Il y a donc toujours un équilibre à trouver entre ces deux tons ; on peut appuyer sur l'un mais il ne faut jamais oublier l'autre de sorte à détendre son lecteur, à lui permettre de s'économiser dans la gestion de ses énergies et de son attention. Au fond, nous les écrivains, nous sommes de véritables managers!

Dans votre roman, antillais, congolais, malien peuvent se retrouver puisque vous empruntez à la langue congolaise, au lingala, comme vous prenez des mots au créole. Cela fait une belle sauce dans laquelle chacun finit par se retrouver. Ce sont des procédés comparables aux <<phases>> du dribble. La Situation n'est jamais fixée, on est tout le temps déboussolé : on perd ses repères sans perdre le fil. On voudrait plus loin avec vous, savoir ce qui va se passer encore. Vous racontez un épisode, vous le corrigez, vous l'annulez afin de le réécrire plus tard ou le transposer dans l'écriture cinématographique. Il y a donc un télescopage très moderne de plusieurs genres dans votre roman.

Il me plaît de penser que mon lecteur a envie de me téléphoner à certains moments. C'est ma manière d'écrire. Au fond je me considère toujours comme redevable de l'oralité. Et l'oralité, c'est le sens de la communication. Nous sommes donc non seulement, comme je l'ai dit plus haut, des managers ou des gestionnaires de la psychologie humaine, mais des communicateurs.

Ce qui m'a frappé aussi dans votre roman, c'est l'implication du phénomène urbain. Tout se passe entre Kinshasa, Brazzaville et Bangui, sans compter la métropole, mais le Kinshasa, le Brazzaville du début du siècle. D'où un sentiment de nostalgie, à lire votre roman, de ce qui s'est passé à cette époque là : les passions zaïro-congolaises qui se font et se défont, la danse, la musique, la mode, les habitudes de vie. Je me souviens de cette pratique d'aller au "cocktail tropical" qui est un endroit fétiche, magique, où se jouent beaucoup de passions, comme Mudimbe l'a déjà décrit dans Le bel immonde.

Vous avez totalement raison. C'est que je suis un enfant de la ville et pas du tout un enfant de la campagne. J'ai des souvenirs de la ville, c'est là que ça se passe. Cette espèce de mariage perpétuel, de va-et-vient entre Kinshasa et Brazzaville correspond à toute une époque. Certains citoyens l'incarnaient comme Charles-David Ganao, un homme qui avait autant d'amis à Kinshasa qu'à Brazzaville. Ou Justin-Marie Bomboko, ministre des Affaires Etrangères du temps de Lumumba et Kasavubu. Ou encore quelqu'un qui en a rêvé énormément, Tchicaya U Tam'Si qui, comme moi, était né à Kinshasa, citoyen du Congo Brazzaville; sa mère (qu'il a connue très tard) était une Zaïroise. Je connais moins bien Kinshasa que Brazzaville mais cette ville fait aussi partie de mon "vert paradis des amours enfantines". De même que Bangui.

Il était bon que je présente cette Brazzaville qui ne sera plus ce qu'elle a été après sa destruction et ces bombardements que nous regrettons tous. Et Si mon roman peut aider au témoignage et au souvenir du Brazzaville qui a rendu fous nos parents, nos oncles et nos tantines, eh bien, j'en serais fort heureux! Mais il est impossible de différencier la musique congolaise de la zaïroise. D'une rive à une autre, les rythmes sont pareils, les musiciens sont souvent les mêmes. Si bien qu'on ne sait pas qui est congolais de Kinshasa, qui est congolais de Brazzaville.

Vos rapports avec vos collègues écrivains congolais ? Avec la Négritude et la nouvelle génération des romanciers africains ? Où vous situez-vous ?

J e ne rejette pas la Négritude ; je dirais même qu'elle est l'une des mamelles auxquelles j'ai tété et que je continue à prendre sous forme de potion de temps à autre. La Négritude, c'est comme les Pères de l'Eglise : ils avaient déjà tout prévu, quelle que soit l'évolution des choses. Le métissage est déjà dans la Négritude. Césaire, Damas, Tirolien... ces trois personnages, étant des Antillais, sont donc des métis, et en même temps ils ont chanté la Négritude. Edouard Maunick a dit: "Je suis métis, nègre de préférence".
Quant à mes rapports avec les écrivains congolais, ils sont extrêmement fraternels. Au Congo, nous avons tous des styles différents ; quoi de plus différent dans le style qu'un Tchicaya U Tam'Si, qu'un Sony Labou Tansi, qu'un Tati-Loutard, qu'un Ndebeka, qu'un Dongala... et moi. Peut-être avons-nous compris qu'il ne servait à rien de se copier et qu'il valait mieux être des timbres différents au sein d'un choeur dont le chef d'orchestre est... Kolélé.

Cela ne se voit-il d'ailleurs pas, au delà des écrivains, chez les hommes de culture ? Quelle que soit leur opinion, publique ou politique, bien qu'ils ne pensent pas la même chose, ils se retrouvent souvent ensemble dans les ngandas, les centres culturels, les associations comme Brazz'Art ou Nouvel Art, à l'Université ou même au Parlement. On pourrait dire que, s'il n'y avait eu que la culture, il n'y aurait peut-être pas eu la guerre...

Je pense que la vie artistique et culturelle constitue la préfiguration de la démocratie qui, j'espère, un jour règnera sous forme de modèle de manière définitive au Congo. Vous avez raison de l'indiquer : au cours de cette guerre qui vient de se passer et que nul n'avait imaginée, qu'aucun écrivain n'avait prévue, des écrivains se sont trouvés dans un camp et d'autres dans un autre. Je ne sais pas comment les hommes politiques qui étaient de part et d'autre de ces barricades et de ces camps se retrouveront, je suis sûr qu'aucun écrivain qui était d'un côté ne se verra, après cette guerre, fermer la porte au nez par celui qui était de l'autre côté.

Je reviens à cette question qui nous tient tous à coeur; angoissante : c'est quoi écrire ? Pourquoi écrire ? Est-ce qu'il y a des motifs pour écrire ?
Blanchot dit dans L'écriture du désastre : "Il n'importe pas d'écrire parce que c'est important d'écrire, c'est la vie même." Par rapport à cette question, qu'en est-il de la littérature africaine dans le contexte de la mondialisation ?

Je pense pour ma part que les problèmes qui se posent à un créateur africain sont exactement les mêmes que ceux qui se posent à un créateur de toute autre partie du monde, écrivain devant sa page blanche, peintre devant sa toile immaculée. La spécificité pour l'Afrique, c'est le problème de la promotion et de la diffusion de l'oeuvre d'art. Toute littérature se croit toujours mondiale, aucun grand créateur ne s'est adressé simplement à son village. C'est plutôt la notion de monde qui a évolué. Les Grecs croyaient que le monde, c'était essentiellement leurs cités ; ensuite l'Europe a cru représenter tout le monde.
Aujourd'hui on s'apercoit que le monde est, je ne dirais pas un village parce que dans un village tout le monde est solidaire, mais une grande ville, une grande cité. Comme dans une cité nous nous côtoyons, nous nous cognons les uns aux autres sans automatiquement nous connaître. Nous nous connaissons d'autant moins que nous habitons dans le même immeuble. Nous avons quelquefois peur les uns des autres. A cet égard, si le contexte a changé, les problèmes de fond restent les mêmes.

On oublie souvent que vous êtes historien de formation. Quel est donc le poids et la place de l'Histoire dans votre oeuvre ?

Vous le dites par courtoisie, mais je ne suis pas un historien; j'ai été formé, il est vrai, à la méthode de l'histoire et il est évident que je garde en moi le souci de prendre toujours du recul par rapport à la réalité, d'essayer, même quand l'émotion est difficile à réfréner, de porter sur les choses, sur les événements un regard apaisé. Cela se ressent certainement dans mon écriture romanesque, surtout dans Le Lys et le Flamboyant où il s'agit de quelqu'un qui ramasse différents témoignages épars pour reconstituer la vie de Kolélé. Les seuls moments où il n'agit pas comme un historien concernent l'enfance où il se réfère à sa mémoire. Mais à partir de l'adolescence, il y a des "on dit", des trous. A ce moment là, les événements sont passés au crible de la critique avec les méthodes de l'historien, c'est-à-dire une double critique externe d'abord pour savoir si le document, le témoignage est réel ; et s'il l'est, on le passe alors à la critique interne: est-ce que ce qui est dit correspond à la réalité. Finalement on ne saisit jamais la réalité. Elle est, comme dit un de ses personnages, le sable qui vous fuit entre les mains lorsque vous essayez d'en prendre une poignée.

Comment trouvez-vous le temps d'écrire, le temps de vivre longuement avec une aussi belle femme que Kolélé ?

L'écriture, c'est comme l'amour: cela se fait en cachette. Et toutes les heures du jour ou de la nuit sont bonnes pour cela!

S'il y a un dernier mot, que diriez-vous, Henri Lopès, du monde d'aujourd'hui ? Malgré la violence qui sévit, qu'espérez-vous pour le monde de demain, pour la jeunesse africaine qui vous lit, qui vous écoute souvent ?

Vous avez fait tout à l'heure allusion à ma formation d'historien. Je crois qu'elle me poursuit : elle est chevillée en moi, au corps, de manière indélébile. Justement, chaque fois que je me retrouve en face des horreurs du monde moderne, j'ai tendance à croire que pourtant le monde progresse. Je me dis que si j'étais né deux siècles avant, j'aurais été un esclave. S'il y avait eu des appareils de télévision au XVe siècle, qu'est-ce qu'il y aurait eu comme morts! Songez à la Révolution française, au nombre de morts qu'elle a fait, alors qu'on n'avait pas les armes de destruction modernes ! Si elles avaient existé, cela aurait été pire que ce qu'on peut imaginer ! Je pense donc que le monde de toute façon évolue vers le mieux. Ce qui change, ce sont nos possibilités d'être informés de ce qui se passe dans le monde. Ce qui intéresse les journalistes, ce ne sont pas les trains qui sont ponctuels mais ceux qui n'arrivent pas à l'heure, qui déraillent, les avions qui tombent, les catastrophes. De même les pays qui marchent bien en Afrique n'intéressent pas les historiens. En un mot, pour mettre fin à ce bavardage bien bantou, malgré tout ce qu'on observe autour de nous, je reste un impénitent optimiste.

Non, on ne va pas à reculons : malgré les séquelles du passé et leurs conséquences, je crois que nous avançons.

J-L. Aka-Evy
Etudes Littéraires Africaines 4-1997 (3-8)

Etudes Littéraires Africaines se fait l'écho, sous forme de comptes-rendus et de bibliographies, de la vaste production littéraire, critique et scientifique (dans le domaine des sciences humaines) qui part de l'Afrique ou lui fait retour en de nombreuses langues. Elle est la revue de l'Association pour l'Etude des Littératures Africaines (APELA). Les chercheurs désirant s'inscrire à l'APELA ou recevoir "Etudes Littéraires Africaines" peuvent s'adresser au Rédacteur en chef Daniel Delas