Louis-Marie Ongoum
Université de Yaoundé I
J'ai été arbitre de football. J'avais choisi ce rôle pour couronner mon activité de joueur scolaire puis universitaire, mais surtout avec l'ambition d'y étendre mon champ d'éducateur et de pédagogue. J'étais déjà en effet enseignant d'université.
Dans ces années soixante-dix, si le football camerounais progressais à l'intérieur du triangle national et remportait des succès sur le continent, il apparaissait que cette évolution se faisait contre le courant de l'arbitrage qui semblait décidé à la freiner, moins par l'incompétence des arbitres que par l'esprit avec lequel ceux-ci dirigeaient les matches. Ils s'étaient formés sur le tas, certes, mais ils avaient la sûreté des autodidactes et nul ne pouvait les prendre en défaut sur la théorie de l'arbitrage; ils commettaient rarement des fautes techniques, ces fautes qui, relevées par les équipes ou par les délégués des matches, font casser les résultats et reprendre les rencontres. Il pouvaient commettre les autres et peser lourdement sur l'issue des matches; on les mettait au compte du pouvoir discrétionnaire de l'arbitre qui "siffle ce qu'il voit d'où il le voit".
Les discussions portaient davantage sur l'interprétation des textes et des lois du jeu, à savoir les circonstances subtiles qui, sans contraindre à les enfreindre, amènent quelquefois à les nuancer, en un mot sur la psychologie de la direction des matches. Presque tous les arbitres possédaient ou avaient lu, et s'en étaient imprégnés, ces volumes rédigés et publiés par de célèbres arbitres français et qui, sous forme de questions - réponses, passaient en revue les diverses phases du jeu de football et proposaient des solutions aux problèmes qu'elles pouvaient soulever. S'ils revêtaient tant d'importance à leurs yeux, c'est parce que leur niveau scolaire général ne leur permettait pas de comprendre que de tels ouvrages naissaient de réflexions et d'expériences personnelles dont ils pourraient être capables, eux aussi. Il ne s'en sentaient pas de taille et compensaient cette inaptitude par une mémorisation mécanique pour une application machinale de ces textes.
Est-ce à dire qu'ils manquaient d'intelligence? Tant s'en faut! Ils possédaient cette aptitude d'un être vivant qui, connaissant le but, adapte les moyens de l'atteindre.
Le but: satisfaire un vif désir de gloire, assouvir une soif de puissance qui pouvait les pousser jusqu'au comportement pathologique du mégalomane. En effet, les samedis ou les dimanches, se trouver entre vingt-deux gaillards comme un maître chorégraphe pour contrôler et sanctionner leurs pas de danse; figurer au milieu de foules, évaluées souvent à des milliers de personnes, comme un petit coeur animant un gros corps et à même de régler la hauteur sublime de ses fervents enthousiasmes et de ses emballements passionnés ou la profondeur abyssale de ses désenchantements, quelles délices! quelle ivresse! quels délires!
Pour se procurer cette drogue dont le défaut déclenche une crise de manque, un petit objet, un sifflet, pendant au poignet comme une rosette au revers du veston d'un Chevalier de l'Ordre de la Valeur et accordant l'immunité tout autant. Il est en effet intouchable dans l'exercice de ses fonctions et ses décisions sont irréfragables "pour autant que cela concerne les résultats des matches". Cette stipulation de la loi V, combinée avec cette autre "Si dans l'opinion de l'arbitre..." (Loi XII), constitue pour lui comme un décret divin qui le justifie de son arbitrage arbitraire.
Car, d'emblée, il n'est pas neutre. Il ne peut l'être. Il est si démuni que les frais de match forment pour lui une source de revenus hebdomadaires si appréciable qu'il joue des mains et des pieds pour se faire désigner; que, muni de sa désignation, il se porte auprès des dirigeants de clubs pour se faire transporter, loger et nourrir; qu'il ne crache pas sur un quelconque ajout qui donnerait plus de substance aux frais de match (proportionnels à la distance de son domicile au lieu de la rencontre). Alors, il ne peut qu'y avoir un "arbitage-maison" pour honorer ses engagements, pour sauver sa tête, tout en demeurant le plus irréprochable possible dans l'application des lois du jeu.
Il peut tout aussi bien faire connaître ses affinités pour tels clubs afin que le Comité Directeur National des Arbitres ne l'expose à diriger les rencontres de ces clubs. Il donne ainsi le change, car il se dédouane par une fausse honnêteté afin d'avoir des coudées franches pour faire obtenir à son équipe favorite un résultat par ricochet, comme un joueur d'échec sur un échiquier.
Pour pallier à cette situation cataclysmale de l'arbitrage camerounais, le Ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Culture, tutelle de la Fédération Camerounaise de Football fit, à un moment donné, diriger les rencontres par des maîtres et des élèves de l'Intitut National de la Jeunesse et des Sports. On eut recours aussi au tirage au sort de l'arbitre central sur le terrain juste avant le début des matches. En vain! Les clubs, les dirigeants, les spectateurs, les autorités locales s'étaient depuis trop longtemps habitués au faux!
Enfin, je vins! Un nouveau Malherbe? Le réformateur de la langue n'était pas attendu, mais il fut reçu. Un autre Messie, dans son genre? Le réformateur des moeurs, s'il fut attendu, ne fut pas reçu. Je tenais un peu de l'un et de l'autre, mais surtout d'Archimède tenant le levier de mon honnêteté, de ma rectitude, de ma bonne foi, de mon abnégation, et cherchant un point d'appui pour soulever l'arbitrage camerounais, c'est-à-dire le relever, le faire s'élever, le hisser à des hauteurs où il serait respecté, honoré, aimé.
Ambition démesurée, certes s'il me fallait m'attaquer à toute la périphérie du système qui ne souhaitait que sa pérennité. Je le savais. Aussi voulus-je m'appuyer sur mes pairs, les corrompus sans les lesquels il n'y avait pas de corrupteurs.
J'ai dit "soulever"! Mais "soulever" c'est "bouleverser", "renverser" un ordre, "subvertir"! Oui! Je fus pris par les arbitres eux-mêmes pour un subversif: quittant ma sphère éthérée de nanti, que venais-je faire dans la leur, vermineuse, grenouillante à souhait? Comment voudriez-vous qu'à cette époque où une bière à cinquante francs cfa eût suffi à un dirigeant de club pour disposer de toute la bonne grâce d'un directeur de match, que l'on considérât un nabot d'arbitre qui se rendait, où qu'on le désignât, dans sa propre voiture; s'arrangeait pour ne faire son apparition dans les localités que sur les stades dans le temps réglementaire d'une heure avant les matches, après avoir ignoré émissaires des clubs et "chefs de terre" (autorités locales), et les matches terminés rentrait chez lui à Yaoundé des coins difficiles d'accès comme Abong-Mbang, Bafia, Kribi, Monatélé, Nanga-Eboko...? C'était un merle blanc, une espèce d'oiseau venu d'une autre planète dont la rareté provoquait à la fois étonnement et ahurissement. La stupéfaction devant cet être extraordinaire engendrait une sorte d'engourdissement, de paralysie, la peur du sacré c'est-à-dire du "séparé", du "mis à part", de "l'interdit" dont on dit qu'elle constitue le début de toute religion. Si l'on pouvait m'admirer, on ne pouvait m'imiter parce que l'admiration dont j'étais l'objet se teintait de la pitié qu'inspire quelqu'un dont la témérité - que l'on ne peut réfréner - conduit fatalement à sa perte.
De considération, je n'en cherchais d'ailleurs point ici. En avais-je dans ma profession?... Ici comme là-bas, ma méthode d'action demeurait la même: prêcher par l'exemple et m'armer de patience. Une toute autre conduite eût braqué mes collègues contre moi en qui ils voyaient déjà un cheveu dans la soupe, un empêcheur de danser en rond; tandis que "patience et longueur de temps font plus que force ni rage". La bonne graine de mon action finirait un jour par tomber sur une bonne terre et germerait, se développerait jusqu'à la fructification.
A mon "entrée dans la carrière", il existait une organisation embryonnaire des arbitres du Centre-Sud, l'Association Nationale des Arbitres du Cameroun (A.N.A.C.F.). En en devenant le président en peu de temps, je la structure et la fait évoluer vers un organisme avec statut particulier. Bien que revu et amendé, celui-ci porte mon empreinte dans son texte et dans son esprit, et figure aujourd'hui dans la Section I du Chapitre IV du Règlement Intérieur de la Fédération Camerounaise de Football. Je rends ici hommage à un grand homme humble et intègre, M. NTONYE MBOCK, alors ministre de la Jeunesse et des Sports, auprès de qui j'ai trouvé en toutes circonstances compréhension et encouragements.
A titre de "président des arbitres", je suis nommé pour les représenter au Comité Directeur National. Celui-ci a pour rôle "de recruter les arbitres, de les classer, de les désigner pour les rencontres du championat..., de les gérer, d'expoiter les rapports des chambres d'homologation et ceux des délégués sur les arbitres, de les sanctionner..." Position délicate: je suis juge et partie. Mais le cadre est idéal pour exercer mon action discrète que je place sous le signe de l'objectivité: celle du Comité, en faisant désigner "l'arbitre qu'il faut pour le match qu'il faut" sans tenir compte de son apartenance ethnique; celle des arbitres, en dirigeant les rencontres sans état d'âme.
D'aucuns, rétrogrades, parce que trouvant leur compte dans le statu quo, me répondent que cela ne se peut car l'ethnicité des clubs est un fait acquis et qu'il me suffit de me représenter les avanies infligées au Ministre Michel Njiensi dans les années soixante-dix. D'autres, bien moins nombreux, sont sensibles à mes arguments qui reposent, pour l'essentiel, sur la nécessité de faire coincider pratique du "sport-roi" et volonté politique d'unité nationale par le truchement d'un sport si unificateur en soi, en d'autres termes, de faire en sorte que l'essence unifiante de ce "sport-roi" fonde dans l'unité organique de la nation la pluralité des ethnies qui forment celle-ci; il me font valoir toutefois que, si les arbitres, une infime minorité, sont prêts pour cette expérience, le peuple, lui, dans son immense majorité, se trouve à des années-lumière de la tenter. J'insiste, et jusque sur les tribunes des congrès bisannuels de la Fecafoot. J'obtiens enfin que pour protéger les arbitres contre la foule fanatique des spectateurs, l'expérience débute sur les stades bien clôturés de Douala et de Yaoundé. C'est ainsi que je suis désigné pour arbitrer une certaine rencontre Tonnerre-Union de Douala au Stade Ahmadou Ahidjo.
Ce match était de ceux que l'on qualifierait aujourd'hui "à haut risque". Il en était - et en est encore - ainsi des rencontres opposant les clubs des deux villes entre lesquelles règne, en plus d'une lutte d'hégémonie en matière de football, une rivalité agressive d'ethnies, Douala et Union figurant les Bamiléké, et Yaoundé avec Tonnerre et Canon, les Beti.
Je le savais et m'étais préparé en conséquence: la condition physique, la résitance psychologique, la lucidité technique. Et tout se déroulait à merveille! Jusqu'à cette tenue d'un adversaire commise dans sa surface de réparation par un joueur de Tonnerre alors que son équipe mène par un but à zéro, et qui n'échappe pas à ma vigilance aiguë et sans complaisance. La faute est si manifeste que, lorsque les joueurs de Tonnerre m'entourent en protestant, je crois que c'est pour la forme. De même, lorsque que le coéquipier du joueur fautif et capitaine de son équipe, Roger Milla, s'approche de moi et me dit: "On marque le pénalty et tu es mort" (pas en si bon français), je n'accorde aucune attention particulière à sa menace... On a marqué le penalty et j'ai été mort!
Je ne reviendrai à moi que quelques douze heures après. C'est par ma femme qui assistait au match de ma vie et de ma mort que je suivrai en "différé" le fil du drame, tout couvert de contusions faites par les bâtons contondants de policiers, le dos lacéré par les crampons des chaussures de joueurs. L'équipe de Tonnerre, capitaine en tête, s'était ruée sur moi, les réservistes avaient suivi, et avaient fermé la colonne des policiers de la main courante chargés de l'ordre. L'acharnement de la troupe sur "l'objectif" n'avait cessé que lorsque celui-ci "avait été neutralisé", lorque petit tas noir recroquevillé, je gisais sur la pelouse. Mon épouse avait dévalé les gradins et sans opposition - les forces de l'ordre n'étaient plus là pour l'en empêcher - était montée d'autorité dans l'ambulance où des secouristes, sans diligence, me transportaient, la tête pendante et brinquebalante. Dans le véhicule, elle les entendra regretter leur zèle et former le projet de me conduire aux urgences de l'Hopital Central où l'on pourrait me laisser ou me faire mourir. Elle parle le beti. Elle leur fait honte dans leur langue, exige et obtient que je sois porté plutôt à l'Hopital de la Garnison. Dans la nuit, une forte troupe de sanguinaires, ne m'ayant pas trouvé à l'Hopital Central, s'était replié sur la Garnison, en secouait la grille, tout en réclamant ma mort. Si elle n'en avait pas été chassée par la garde, elle l'aurait escaladée pour venir réaliser par elle-même ce qu'elle réclamait à cor et à cri.
Quel était mon crime? Aucune faute, à ce jour, n'a été trouvé dans mon arbitrage. Il ne fallait pas, tout simplement, qu'un Bamiléké, quelque intègre qu'il fût, dirigea une rencontre opposant une équipe bamiléké à une équipe beti. L'inverse n'était pas vrai et était considéré comme normal.
J'ai survécu et plus que jamais résolu à reprendre le sifflet pour faire triompher mes idées, mais j'ai été couvert par une avalanche d'arguments que m'opposaient et ma famille et mon pays. L'un et l'autre me représentaient le grand risque que je leur avais fait courir par mon donquichotisme, par ma forfanterie de croisé mettant flamberge au vent pour sauver le Saint Arbitrage aux mains de gens sans foi ni loi: celui de leur faire perdre un de leurs plus éminents membres en lequel, après de longues et coûteuses années de formation, ils plaçaient leur légitime espoir. "Que gagnais-je à ce "jeu"? Argent? Que non! Même pas le pretium doloris! Honneur? Le procès que j'avais intenté contre les joueurs de Tonnerre et la police s'était soldé, au bout de plusieurs années de renvoi, par un non-lieu, Ongba Zing PDG de Tonnerre ayant déclaré, "parlant à ma personne", que lui vivant, je n'aurais jamais gain de cause. Réputation? Ah oui, une sacrée! L'on ne s'écriait plus en me voyant que "M. l'Arbitre!", occultant du même coup mon immolation! Qui veut trop prouver ne prouve rien. N'était-ce pas trop de présomption, de fatuité, d'orgueil de ma part que de croire que, pauvre être esseulé et en peu de temps, je pouvais changer un ordre des choses invétéré que tout l'Etat camerounais était incapable de faire bouger seulement d'un pouce? J'étais bien plus utile - incommensurablement - dans ma profession d'enseignant où j'étais parvenu à un niveau qu'il n'est donné d'atteindre qu'à un happy few. Qu'est-ce qu'une gloriole de montreur de marionnettes en comparaison de la gloire de modeleur de la pâte humaine que j'étais déjà!... Et d'autres assomoirs d'arguments de même nature.
Ces raisons m'étourdissent. Dans la demi-lucidité qu'elles me laissent, je choisis de couper la poire en deux: je ne descendrai plus jamais dans l'arène, mais je conserverai mon siège au Comité Directeur des Arbitres. J'y instaure une désignation plus rationnelle et une exploitation plus rigoureuse des feuilles de matches. Je ne sais si mon oeuvre a survécu à mon congédiement de cet organisme en 1990.
Certes, on ne lynche plus les arbitres. Certes dans les différents championnats, les matches se gagnent à l'extérieur... Nonobstant, on continue à imputer les défaites aux "chevaliers du sifflet", plus à raison qu'à tort, étant donné qu'ils ont si "diaboliquement" persévéré dans la déloyauté, ont accoutumé si bien à l'imposture que l'on est peu enclin à considérer leurs erreurs comme humaines.
Ce constat ne s'est pas domicilié seulement au Cameroun. En effet, il est de notoriété que les arbitres camerounais brillent par leur absence sur les importantes scènes internationales du football, qu'il s'agisse de la Coupe de la Confédération Africaine de Football (CAF), de celle des Vainqueurs de Coupe ou de la toute nouvelle Champion's League et, a fortiori, de la Coupe du Monde. La preuve, la plus grande distinction obtenue par un arbitre camerounais, un seul, lors de la phase finale de la dernière Coupe des Nations, au Burkina Faso, a consisté à être désigné comme quatrième arbitre.
Telle a été mon expérience d'arbitre de football au Cameroun. J'en fais souvent l'évocation avec une sorte de rancoeur contre moi-même. Si j'étais mort dans les circonstances et conditions que je viens de décrire, ma mort aurait été inutile. Je n'avais pas remarqué que le culte de la Patrie était mort, lui, depuis longtemps et que naissait une religion devenue aujourd'hui religion d'Etat, la Gastrolâtrie.
Louis-Marie Ongoum est Maître de Conférences au Département
de Littérature Africaine de l'Université de Yaoundé I. Spécialiste des littératures orales africaines, il a acquis dans le domaine une réputation internationale. Il est également auteur d'un roman Ngonda. En marge de sa carrière d'universitaire et d'écrivain, il a vécu, dans le monde du football, une expérience d'arbitre qui en fait une voix autorisée en la matière.
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