Guerre et paix

Vincent Volet


La mondialisation de l'économie, cela veut dire que la guerre a changé de registre. Sous sa nouvelle forme, elle promet aussi de jolis carnages.

Avouez que les guerres qui troublent encore la planète ont quelque chose d'anachronique. Que ce soit en Afrique, en Asie centrale ou ailleurs, les bandes armées qui surgissent et sèment la terreur partout où elles passent font davantage penser à des bandits de grands chemins qu'à de vaillants défenseurs du droit. L'absence du décorum et des insignes de la puissance militaire n'est pas seule à donner une telle impression. Ces conflits souvent fratricides, sont relégués dans des zones périphériques lointaines. Ils sont provoqués par un mélange détonant, où l'insatisfaction, l'ignorance et le populisme le disputent à l'avidité et à la corruption. C'est dire que ces combats frappent autant par l'évidence de leur vanité et de leur inutilité que par leur cruauté. En un mot comme en cent, la guerre est démodée. Au même titre que la peste ou l'analphabétisme, elle n'est plus vraiment de notre temps même si, comme eux, elle n'a pas disparu et fait encore, ici et là, de mauvaises poussées.

Mais nos sociétés, bien protégées de ces guerres de gueux, vivent-elles vraiment en paix? C'est à voir. Seulement, les règles du conflit, comme le champ de bataille et les armes ont changé. Qu'était la guerre la plupart du temps? C'était une lutte mortelle pour le contrôle du pouvoir, des ressources et du territoire, où il fallait bouter dehors les intrus, ou conquérir de nouveaux espaces. Dans le premier cas, celui des guerres défensives, on pouvait s'appuyer sur des valeurs comme la défense de la terre des ancêtres ou du territoire national. Dans le second, celui des guerres offensives, le but était, généralement sous la conduite d'un mégalomane, de constituer un empire, quand ce n'était pas, en intention tout au moins, de conquérir le monde entier, à l'image d'Alexandre le Grand, de Napoléon et de quelques autres.

Les héritiers les plus proches de ces conquérants du passé sont à trouver aujourd'hui à la tête de grands conglomérats économiques. Prenez Bill Gates, par exemple: il est frappant d'apprendre que le héros de sa jeunesse n'était autre que Napoléon, que l'un des premiers programmes informatique qu'il ait mis au point était celui du jeu "Risk", dont l'objectif est la conquête du monde, et qu'il a la réputation de mener une politique d'entreprise sans pitié pour ses concurrents, qui l'accusent de viser l'établissement d'un immense monopole. Il n'en n'est certes pas encore là, mais avec des gains de 30 millions de dollars par jour (!) l'an dernier, il se taille la part du lion dans la nouvelle galette.

Le monde d'aujourd'hui - le monde en paix, pas celui encore en butte à des pillards armés jusqu'aux dents - est le lieu de combats pour l'établissement de tels empires, dans de nombreux domaines. La mondialisation de l'économie a fait glisser la lutte pour le pouvoir, en un rien de temps, d'un niveau régional à un niveau global, et les vrais enjeux, tout aussi rapidement, se sont déplacés du domaine politico-militaire vers le politico économique. Mais les combats gardent en partie les mêmes objectifs qu'autrefois et ils ne sont pas forcément moins féroces.

A la tête des géants économiques - des entreprises sans territoire propre mais aux budgets supérieurs à ceux des Etats - les "généraux" d'aujourd'hui vont disposer de leurs "soldats" comme ceux d'hier. Pour en tirer le meilleur parti, certes, mais sans hésiter, en cas de nécessité, à les jeter dehors par milliers, comme on les aurait sacrifiés sur le champ de bataille. Combien sont-elles ces entreprises dont le succès passe aujourd'hui par la délocalisation de leurs activités ou le licenciement d'une part importante de leur personnel?

Certains préféreraient sans doute une métaphore sportive à celle de la guerre. Peut-être parce que le sportif doit impérativement s'en tenir à certaines règles, sous peine d'être disqualifié. Un tricheur n'a pas vraiment gagné. Les fausses victoires d'un Bernard Tapie sont là pour le rappeler. Mais y a-t-il encore des règles dans la nouvelle configuration que la mondialisation donne à l'économie? A défaut des valeurs fondamentales qui permettraient de s'en passer, il serait sans doute temps d'en proposer quelques-unes. Ne serait-ce que pour éviter des victoires à la Pyrrhus, et des explosions sociales qui pourraient nous faire retomber dans ces sacrées vieilles guerres qu'on espérait reléguées dans les oubliettes de l'histoire.

© Vincent Volet
Editorialiste au Matin.

Editorial publié dans Le Matin du 20 janvier 1997.


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