André Ntonfo
State University of New York at Albany, USA
Dans Cahier d'un retour au pays natal dont on connaît la primauté en matière de poésie de la Négritude, Aimé Césaire s'exclame:
"...Ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyranique
vous savez que ce n'est point par haine des autres races
que je m'exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c'est pour la faim universelle
pour la soif universelle"1.
Le poète martiniquais répondait ainsi par anticipation à l'accusation de racisme dont certains milieux devaient s'empresser d'affubler le nouveau courant de pensée. Sa préoccupation était pourtant claire, à savoir mieux se connaître pour mieux s'ouvrir à l autre. Démarche noble et humaniste, s'il en fût.
Mais, en cette fin du 20ème siècle où les reflexes ethnocentriques s'emparent avec frénésie des peuples en proie à des lendemains incertains en matière politique, économique et sécuritaire, la question se pose plus que jamais de savoir comment continuer à "bêcher sa propre race" sans pour autant verser dans la "haine des autres races".
D'entrée de jeu, j'affirmerai, aussi paradoxal que cela puisse paraître, que le monde a atteint un seuil où la compréhension entre les hommes, où les chances de préserver la paix et l'harmonie entre peuples et nations passent par une plus grande ouverture, un plus grand élargissement des "frontières", tous domaines confondus. Une telle affirmation, on l'imagine, effrayera ceux qui croient, avec raison sans doute, que les frontières d'aucun pays ne peuvent être indéfiniment élastiques pour accueillir tous ceux qui aspirent à y entrer.
Soit! Mais quid des frontières pédagogiques? Quid des frontières médiatiques? Quid de l'enfermement géographique? En effet, on peut affirmer, sans autre forme de précaution, que de toutes les causes profondes des exclusions arrogantes, des xénophobies agressives, des "intégrismes" anti-intégristes, des complexes et préjugés les plus injustifiés et anachroniques qui se sont emparés du monde, et singulièrement de l'Occident, l'ignorance est de loin la plus importante.
A cet égard, il est significatif qu'aujourd'hui encore, dans maints pays dits de vieille civilisation, l'image que des générations entières de lettrés, voire d'intellectuels de tous bords, se font des "Pays du Sud", pour utiliser une expression à la mode du temps, que cette image soit bien trop souvent encore celle projetée, depuis combien de siècles?...par quelques explorateurs en mal d'exotisme. Ainsi, la démonstration d'intolérance et d'exclusion dont l'Occident offre, ces dernières années, un spectacle persistant, relève, pour une grande part, de la chappe de silence dont sont recouvertes bien des réalités profondes des peuples du Sud. Est-il besoin d'ajouter qu'un tel état des choses procède des ethnocentrismes pédagogiques et culturels institués, fruits d'une politique de confiscation, par une minorité, et à des f`ins idéologiques et politiques, de nombre de données relatives au Tiers-Monde.
Aussi, ouvrir les frontières du savoir, élargir véritablement les horizons du monde, voilà qui semble être la première arme, à court et à long terme, contre le regain de racisme aujourd'hui partout perceptible.
Et d'abord dans le domaine éducatif et pédagogique, c'est-à-dire à "l'Ecole", dans le sens le plus large du terme. En effet si, à travers les programmes scolaires et universitaires, il était donné aux élèves et étudiants des anciennes métropoles et autres grandes puissances, d'en apprendre un peu plus sur l'histoire coloniale, c'est-à-dire sur le rôle et la responsabilité de leurs "propres ancêtres" dans ce qui est devenu le Tiers-Monde, on atténuerait à tout le moins la hargne raciste et xénophobe chez les citoyens d'aujourd'hui et de demain.
Pour être concret, comment combattre efficacement le racisme anti-africain ou anti-maghrébin chez le jeune Belge, Anglais, Français, Espagnol qui finit des études secondaires, voire universitaires, et qui s'engage dans la vie professionnelle sans avoir jamais entendu parler sérieusement de la colonisation européenne et de ses multiples conséquences, ni dans la toute voisine Afrique du Nord, ni dans la non moins proche Afrique Noire? Elargir les horizons pédagogiques, lire la totalité de l'Histoire, me semble donc constituer un moyen de lutte contre le racisme qui a des chances de porter des fruits.
Dire aussi toute la vérité de l'économie qui est aujourd'hui la cause première de bien des attitudes d'exclusion. Car si ces foules de travailleurs si jalousement accrochés à leur emploi en Occident - cela est humain - savaient à quel degré l'existence de ces emplois dépendent des pays du Tiers-Monde, tant du point de vue des matières premières que des débouchés, il y aurait de toute évidence moins de discrimination à l'égard de ceux qui en partent pour aller là-bas chercher des palliatifs à leur misère souvent paradoxale au regard des potentialités de leurs pays.
Faire éclater aussi les frontières médiatiques, c'est-à-dire cet espace figé, arbitrairement mais non innocemment délimité, et dans lequel on confine les informations relatives au Tiers-Monde, telle est l'autre urgence de l'heure. Car, que peut-on attendre de toutes ces sombres et simpiternelles images qui saturent les médias occidentaux, les seules images de tout temps privilégiées, quand il s'agit des pays du Sud. Et elles ont véritablement atteint un certain paroxysme ces dernières années avec Haïti, le Rwanda, la Somalie, l'Ethiopie, le Burundi, et tuti quanti!... Elles sont réelles certes. Elles sont même souvent vraies. Mais elles sont loin d'être exclusives. Le Tiers-Monde africain, le Tiers-Monde noir n'est pas que cela! Et en le campant de temps en temps sous un jour un tant soit peu positif, on atténuerait sans aucun doute les craintes et réactions qu'il suscite. Il suffirait pour cela de retenir aussi à l'occasion, quelques éléments moins cahotiques, moins barbares, et tout aussi vrais de ces peuples dont on perçoit tout originaire frappant aux portes des services d'immigration de quelque pays en Occident, comme une tête de pont pour l'invasion future des "réfugiés du ventre".
Et pourquoi n'élargirait-on pas aussi les frontières géographiques, non seulement au niveau pédagogique, mais aussi dans la réalité. Car si l'on ne peut voyager dans le temps, c'est-à-dire aller voir dans l'Histoire sans la médiation des tiers - des livres donc - on peut aller voir dans l'espace, découvrir par soi-même. Certes, de plus en plus de touristes choisissent aujourd'hui comme destination le Tiers-Monde, quitte à être déçus de n'y trouver ni l'homme primitif, ni le paradis, ni même l'enfer annoncés ou espérés. Mais il ne s'agit évidemment pas de ce type de voyage et encore moins d'attente. Il s'agit d'aller à "la rencontre", de créer un nouveau type de contact sur le "terrain"- même de l'autre dont l'accès demeure ouvert, Dieu merci, à tous "les vents du Nord", pour parodier L.S. Senghor.
En effet, à defaut d'accueillir tous ceux à qui on a imprudemment appris et fait chanter qu'ils avaient des Ancêtres Saxons, Wallons, Gaulois, et à qui on refuse paradoxalement aujourd'hui de les revendiquer, à défaut donc d'ouvrir les frontières pour les accueillir, on peut aller à leur recontre pour juger sur place et par soi-même de leurs réalités concrètes. On découvrirait alors qu'il existe bel et bien un au-delà viable de l'Occident. On découvrirait aussi et surtout que ceux qui viennent frapper à nos portes laissent souvent derrières eux nos propres compatriotes, tellement intégrés dans ces pays du Sud, tellement acceptés et parfois tellement privilégiés qu'ils en oublient leurs origines et s'étonnent du racisme primaire et anachronique de leurs congénères. Voyager donc pour mieux comprendre les sentiments et ressentiments que les autres expriment chez nous.
A ce propos, et pour introduire une note personnelle dans ce texte, mon séjour aux Etats-Unis comme Fulbright Scholar me paraît, au bout de quatre mois seulement, déjà riche d'enseignement. Les raisons en sont multiples. Je pense à ce graduate student venu d'Europe qui m'a avoué n'avoir compris combien il peut être dur de se sentir "minoritaire" qu'en vivant pendant un mois à Atlanta, dans une famille noire pourtant pleine de prévenance. Je pense à ma propre image des Etats-Unis en cours de restructuration. Il m'apparaît en effet qu'apprès avoir été pendant longtemps le cadre d'un racisme institué et, partant, d'une ségrégation raciale farouche, le pays de Martin Luther King et autres John F. Kennedy est en passe de devenir un lieu d'expérimentation de la "dénationalisation", pour ne pas dire "détribalisation", des peuples les plus divers.
En effet, bien que l'immigration aux Etats-Unis soit très strictement contrôlée, on a néanmoins l'impression, en regardant la société américaine dans ses divers compartiments, que les peuples du monde entier se sont donné rendez-vous ici: qu'ils se livrent non seulement à une recomposition ethnico-raciale par toutes sortes de mélanges, mais encore à une ré-invention et une redécouverte de l'Homme, de ses capacités et chances égales dans la compétition pour dompter la nature, loin des antiques préjugés.
Mais en même temps, et paradoxalement, les Etats-Unis se projettent de plus en plus comme un lieu de regroupements "nationalitaires", un espace où, à côté des Indiens-Américains, des Africains-Américains ci-devant Noirs-Américains, des Juifs, traditionnellement reconnus, d'autres nationalités, Italienne, Espagnole, Mexicaine, Chinoise, Russe, etc., font de plus en plus irruption. Et on les voit affirmer, parfois bruyamment, leurs origines ethniques et en même temps revendiquer, que dis-je, conquérir avec frénésie l'américanité. Il s'agit en définitive du défi de demeurer soi-même en devenant autre, en s'enracinant ailleurs. Et du coup on a véritablement le sentiment d'être ici dans le laboratoire du monde de demain et de l'humanité à venir.
Quel en sera le produit final? Nul ne saurait le dire avec certitude. Mais il semble bien, nonobstant les graves et multiples problèmes qui se posent par ailleurs à la société américaine, que le rêve du poète Aimé Césaire de "bêcher son unique race" sans la haine des autres races, soit en passe de devenir réalité ici. La revendication de ses origines et de sa culture particulière s'accommodant de l'acceptation et du respect de la différence des autres, tout cela sous la transcendance d'un seul et même Etat fût-il fédéral.
Comment ne pas relever l'intérêt d'un tel phénomène en cette époque où l'on assiste à une migration à l'échelle planétaire, où plus aucun pays au monde n'est à l'abri de "pacifiques invasions étrangères", cette époque donc où l'on fait l'expérience d'un monde en recomposition. Et nul doute que les valeurs de tolérance y seront des valeurs suprêmes.
Mais revenons au racisme tel que problématisé au départ. Si l'on a stigmatisé la responsabilité de l'Occident, il ne s'agit point de tout concéder à ceux qui aujourd'hui se savent les victimes d'hier, qui pourraient être en proie à des tentations revanchardes. Car s'il est bon de garder la mémoire historique fraîche, pour en tirer les leçons au besoin, il n'est point utile de s'enfermer dans des jérémiades et d'éternelles récriminations. Bref, point n'est besoin de laisser s'amonceler dans les coeurs les nuages d'une revanche qui ne pourrait qu'être dérisoire et forcément frustrante.
Comment, à ce propos, ne pas penser à Lépold Sédar Senghor qui, comme en écho à son compagnon de plume Aimé Césaire, écrit dans son poème Prière de Paix, si controversé à une certaine époque et pourtant si expressif de l'inévitable transcendance:
"Car il faut bien que
Tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes enfants comme à des éléphants sauvages.
Et ils les ont dressés à coups de chicotte, et ils ont fait d'eux les mains noires de ceux dont les mains étaient blanches
Car il faut bien que tu oublies ceux qui ont exporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires.
Qui en ont supprimé deux cents millions. (...)
Et voilà que le serpent de la haine lève la tête dans mon coeur, ce serpent que j'avais cru mort...
Tue-le Seigneur, car il faut poursuivre mon chemin"2.
Et le Poète de prêcher dans les strophes suivantes et dans un ton pathétique le pardon et la réconciliation. Car pour lui, la marche vers l'Universel qui est, comme on le sait, une des pierres d'angle de son humanisme, passe forcément par la transcendance de tout instinct revanchard.
Rêve de poète? Notion hors d'époque dans un monde où l'on a de plus en plus tendance à rendre coup pour coup? Peut -être bien! Mais le rêve fait aussi partie de la nature humaine. Et ce qui hier était rêve peut devenir réalité demain.
J'emprunterai le mot de la fin à un autre poète, l'Haïtien-Canadien Joë Des Rosiers, dans son récent ouvrage. Théories Caraïbes, Poétique du Déracinement (1996) : "Il faut, affirme-t-il, combattre le repliement frileux sur des valeurs individuelles, sur la culture narcissique qui n'aboutit qu'à distendre les liens entre les êtres humains. Les fureurs de ce siècles c'est moins le sida que l'intolérance qui prend la forme d'exclusion des minorités selon le sexe, l'àge ou la râce. D'où la nécessité de 'laisser surgir' ces différentes traces que nous portons en nous."3
1. Aimé Césaire. Cahier d'un retour au pays natal. Paris: Présence Africaine, 1983, p.50.
2. Léopold S. Senghor. Poèmes Paris: Editions du Seuil, 1964-1973, pp.91-92.
3. Joël Des Rosiers. Théories caraïbes, Poétique du déracinement. Montréal (Québec): Editions Triptyque, 1996, p.165.
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[Table des matières de ce numéro de MOTS PLURIELS]
Notes.
Professeur André Ntonfo enseigne au Département des Littératures Africaines de
l'Université de Yaoundé I, Cameroun. Spécialiste des littératures et civilisations des Caraïbes Francophones (Haïti et Antilles Françaises), il est l'auteur de l'ouvrage L'Homme et l'identité dans le roman des Antilles et Guyane Fançaises ainsi que de nombreux articles parus dans des revues spécialisées. Il s'intéresse également à l'anthropologie et à la sociologie du sport, un domaine dans lequel il a publié un livre intitulé Football et Politique du Football au Cameroun. Son prochain ouvrage, Le Roman Indigéniste Haïtien:
Esthétique et Idéologie est sous presse, et paraîtra en avril 1997.
André Ntonfo séjourne actuellement aux Etats-Unis comme Fulbright-Scholar avec un projet de recherche sur l'occupation américaine de 1915 en Haïti.