Ambroise Kom
Université de Yaoundé
En conclusion à son essai1, Kago Lele écrit notamment: "Les expériences libériennes, soudanaises, angolaises, somaliennes, rwandaises, burundaises, ainsi que la désolation que l'ex-Yougoslavie offre au monde etc. montrent qu'on peut facilement décider du moment de déclenchement d'une guerre civile, mais qu'après il devient impossible de maîtriser son évolution et difficile de décider l'arrêt des génocides et de la destruction du pays" (173). En clair, le cas Bamiléké qu'il traite lui a donné l'occasion d'évoquer nombre de foyers de tension que connaît l'Afrique contemporaine. Mais il s'est agi avant tout de mettre le lecteur en garde et de montrer qu'au Cameroun, le problème Bamiléké est susceptible d'engendrer le même type de conflit qu'on observe ailleurs.
Pour ce faire, Kago Lele emprunte à l'anthropologie culturelle, à la sociologie, à l'histoire, à la science politique. Et quand il le faut, il n'hésite pas à mettre en exergue son expérience personnelle. Au demeurant, l'ouvrage de Kago Lele tient à la fois de l'autobiographie, du pamphlet politique et même de la profession de foi. Toujours est-il qu'il établit, exemples à l'appui, qu'au Cameroun, les Bamiléké sont victimes d'une politique d'intolérance et même d'exclusion qui remonte à l'époque coloniale.
Déjà dans un rapport confidentiel de 1938, un Haut commissaire de la République Française mettait en garde le colonisateur contre "la petite classe naissante Bamiléké, sans doute 'juifs noirs' d'Afrique qui se manifestent par un dynamisme étonnant et un amour au travail sans pareil en Afrique" (14). A la veille de l'indépendance, le colonel Lamberton, un des "pacificateurs" du pays souligne que "le Cameroun s'engage dans l'indépendance avec dans sa chaussure un caillou bien gênant (...) le bamiléké en proie à des convulsions dont l'origine ni les causes ne sont claires pour personne" (14). En 1973, Philippe Plancard dans un article paru dans Le Monde affirme que "l'avenir du Cameroun dépend de la résolution du problème bamiléké" (14).
Le ton ainsi donné sera repris en écho par les héritiers du pouvoir colonial. Dans le cadre de la lutte contre les nationalistes vers la fin des années 1950, les Bamiléké sont massivement expulsés des villes du sud et du littoral. Par centaines, les refoulés sont déversés, sans bagages, au carrefour du marché central de Bafoussam. En 1961, l'homme politique Charles Okala "préconise la solution radicale qui consistait à rassembler de force les Bamiléké dans une région, notamment en forêt, à les arroser d'essence et à y mettre le feu" (17). Plus récemment, la communauté bamiléké a fait l'objet d'une abondante littérature de haine de la part des compatriotes.
Dans un rapport du 2 novembre 1984 rédigé par les dignitaires du parti au pouvoir, on souligne entre autres le danger que pourraient constituer les Bamiléké si jamais ils contrôlaient les associations d'étudiants à l'Université de Yaoundé. On y introduit les concepts de minorités, d'allogènes et d'autochtones qui seront repris dans la Constitution du 18 janvier 1996 pour conjurer le péril bamiléké. En 1987, le cercle Clavis de Yaoundé et Hubert Mono Ndjana, enseignant de philosophie à l'Université de Yaoundé, dénoncent ce qu'ils appellent la volonté hégémonique du Bamiléké. Mono Ndjana écrit précisément: "l'ethnofascisme, c'est la volonté de puissance d'une ethnie, ou l'expression de son désir hégémonique, qui prend soit la forme du discours théorique, soit celle d'une mêlée ouverte dans la polémique, soit celle d'une organisation systématique sous la forme du mercantilisme conquérant"2.
Suite à la nomination d'un Evêque bamiléké à Douala, des prêtres de cet Archidiocèse s'indignent et dénoncent: "l'alliance des puissances d'argent avec l'homme bamiléké est donc orientée, pensons-nous, vers la conquête du pouvoir politique au Cameroun, et par conséquent des points stratégiques du territoire national"3. Dans la même lancée, le cercle Clavis soutient le point de vue du clergé de Douala et affirme avec force : "Oui, le Clergé de Douala a raison, quand il prend à partie ces hommes d'Eglise qui affirment avec une assurance déconcertante que Rome doit aller vite en besogne pour que l'Eglise ne soit pas en retard. L'illustration pratique d'une théorie bâtarde, selon laquelle un certain groupe ethnique serait prédestiné à assumer les responsabilités du Pouvoir Politique, et qu'il faudrait, pour que s'accomplisse ce dessein providentiel, que les chefs de l'Eglise catholique locale appartiennent absolument à ce peuple élu. Sinon, bien sûr, l'Eglise lancée de la sorte à la conquête du Pouvoir, serait effectivement en retard"4.
L'histoire socio-politique du Cameroun actuelle comporte de multiples exemples du même genre. Mais revenons à l'ouvrage de Jacques Kago Lele qui recense avec force détails les exactions dont les Bamiléké sont victimes. Nombre de leurs entreprises ont ainsi été boycottées ou même sabotées. Ainsi en va-t-il de l'Union Camerounaise des Brasseries dont la bière est appelée dédaigneusement "bière bamiléké" dans certaines régions du centre et du sud; de la Caisse Commune d'Epargne et d'Investissement (CCEI Bank), de la Banque Unie de Crédit: de l'hôtel Palace Garden, du Collège Monthé, de l'entreprise Intelar de Djeukam Tchameni, de l'imprimerie Roloprint de Benjamin Zebaze etc.
Au niveau des propriétés foncières, les diverses autorités n'ont rien épargné pour spolier les Bamiléké de leurs droits. Ferdinand Oyono, alors ministre de l'Urbanisme et de l'habitat avait même pris une note pour suspendre des opérations immobilières au profit des allogènes dans un rayon de 20 km autour de la ville de Yaoundé, "seule manière d'empêcher les Bamiléké d'encercler la capitale en achetant les terrains environnants" (24).
Les ordres socioprofessionnels sont également perturbés du fait des querelles ethniques. Ainsi en va-t-il de l'ordre des avocats, de celui des médecins ou des pharmaciens. En cas de grève ou de revendications corporatistes dans tel ou tel autre secteur d'activité, le Bamiléké est souvent étiqueté comme le fauteur de trouble. En 1990, un groupe d'universitaires bamiléké a même cru devoir porter à l'attention du Chef de l'Etat les malversations dont leurs congénères étaient ainsi victimes. Ce fut l'objet d'une lettre ouverte dans laquelle ils affirmaient que des "franges de Camerounais, pour des raisons ethniques, sont mises dans l'impossibilité de contribuer au mieux de leurs capacités au devenir de notre pays"5.
Soulignons à cet égard que Jacques Kago Lele met aussi l'accent sur les exclusions officielles qui frappent le groupe bamiléké. On constate que certains postes administratifs leur sont interdits, notamment certains postes de direction aux Ministères des Finances, du Commerce et de l'Industrie. Et tout laisse à croire que la politique officielle des quotas tribaux et de l'équilibre régional fut imaginée pour réduire leur influence dans la gestion des affaires de l'Etat. Avec la politique de l'équilibre régional, Ahmadou Ahidjo avait favorisé sa région, celle du grand Nord. Avec le "système des quotas l'injustice est au détriment de la seule province de l'Ouest à qui on voulait régler le compte: le pourcentage à lui réservé ne correspond ni à sa population, ni à son poids économique. Ceux de ses ressortissants nés et résidants dans d'autres provinces doivent être comptabilisés dans leur province d'origine" (151). On dirait un apartheid déguisé!
Pour Kago Lele, le Cameroun pratique un ethnisme d'Etat qui risque fort de conduire le pays à la burundisation ou à la rwandisation. Pour conjurer pareil désastre, Kago Lele prêche l'unité des coeurs, la paix et la non-violence. Les Bamiléké eux-mêmes doivent lutter contre l'isolement et la marginalisation, résister autant que faire se peut aux tentatives de déstabilisation psychologique, morale et politique. Il n'hésite pas à faire appel à la foi et à la morale religieuse. Citant Martin Luther King, Albert Luthuli, Saint Luc, Saint Jacques et Saint Mathieu, l'auteur semble faire siennes les prescriptions de ces apôtres de la non-violence: "Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent...car le Père qui est dans les cieux fait lever son soleil aussi bien sur les méchants que sur les bons, il fait pleuvoir sur ceux qui agissent mal; Mathieu (5, de 44 à 47)" (156).
L'ouvrage de Jacques Kago Lele rappelle irrésistiblement les luttes fratricides qui ont eu lieu un peu partout en Afrique et surtout dans la région des Grands Lacs. Tout se passe comme si, au Cameroun, tous les ingrédients pour un affrontement ethnique étaient désormais réunis. Heureusement, pourrait-on dire, le Cameroun n'est ni le Rwanda, ni le Burundi. Ici, il n'y a pas deux ethnies qui se regardent en chiens de faïence mais plusieurs groupes aux intérêts divergents. Même initiées par le pouvoir, les politiques de la haine ont donc du mal à prendre corps et à se transformer en violence incontrôlable.
Toujours est-il que les exclusions et les discriminations quasi-officielles que décrit Kago Lele s'apparentent tout à fait aux manifestations du racisme tel qu'on a pu le voir aux Etats-Unis d'Amérique ou dans certains pays d'Europe. Mais au Cameroun, l'autorité politique a toujours recours aux euphémismes pour voiler ses intentions. Le pays est divisé en provinces baptisées surtout d'après les points cardinaux (Nord, Sud, Est, Ouest, Nord-Ouest, Sud-Ouest, Extrême-nord etc). C'est au niveau du recrutement dans l'armée que la discrimination ethnique ne s'embarsasse pas de gants: "On détermine le quota réservé aux Bamiléké et on demande aux candidats de se présenter avec leurs dossiers à Bafoussam" (152). Bafoussam étant la capitale du pays bamiléké, l'ethnisme se révèle alors dans sa dimension la plus hideuse. La ville devient pour la circonstance, une espèce de réserve, un simple ghetto.
1. Jacques Kago Lele. Tribalisme et Exclusions au Cameroun: Le cas des Bamiléké. Yaoundé: Editions du Crac, 1995.
2. Sindjoun-Pokam. La Philosophie politique trahie: le monofascisme. Paris: Ateliers Silex, 1987, p.77.
3. Collectif. Le Cameroun éclaté? Yaoundé: Editions C3, 1992, p.165.
4. Le Cameroun éclaté, p.177-178.
5. Le Cameroun éclaté, p.207.
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[Table des matières de ce numéro de MOTS PLURIELS]
Notes
Le livre de Jacques Kago Lele est disponible aux Editions du Crac, Yaoundé.
Vous pouvez aussi consulter
* La page de couverture de cet ouvrage
* La table des matières
* Le résumé de l'oeuvre et la note biographique imprimés en quatrième de couverture
Professeur Ambroise Kom enseigne les littératures africaines, africaines-américaines et caraïbes à l'Université de Yaoundé. Chargé de missions et d'enseignement dans de nombreux pays européens et au Maroc, il a aussi enseigné pendant plus de dix ans aux Etats Unis et au Canada. Auteur d'un très grand nombre d'études et d'essais, il vient de publier un ouvrage intitulé Education et démocratie en Afrique: Le temps des illusions (Yaoundé / Paris: Editions du Crac / L'Harmattan, 1996).