A L'ECOUTE DE Tassadit YACINE |
Conversation autour de la littérature algérienne d'expression française
Un entretien avec Tassadit YACINE
proposé par Nabil BOUDRAA
Oregon State University
Cet échange a eu lieu en 2003.
Tassadit Yacine est maître de conférences à
l'Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris. Elle
anime la revue d'études berbères Awal,
fondée en 1985 par le célèbre écrivain
algérien Mouloud Mammeri et parrainée par Pierre Bourdieu.
Tassadit est notamment l'auteur de Poésie berbère et
identité, de l'Izli ou l'amour chanté en kabyle, de
les Voleurs de feu. Elle vient d'éditer Jean Amrouche,
L'éternel exilé, choix de textes (1939-1950) chez Awal-Ibis.
Email: [[email protected]] |
Tu as publié récemment un livre, intitulé "Chacal ou la ruse des dominés, aux origines du malaise des intellectuels algérienss"[1]. Qu'est ce qui t'a inspiré et incité à faire ce projet?
Ce qui m'a amené à écrire ce livre, c'est un désir de comprendre les soubassements anthropologiques de l'identité et de la culture algériennes au sein de laquelle la culture berbère est déterminante. En d'autres termes, étudier les racines culturelles et chercher dans le fonds historique du pays permet de comprendre mieux la situation actuelle où les choses sont entremêlées consciemment à cause d'un poids idéologique à prétention arabe et islamique et inconsciemment en raison des conséquences d'une histoire longue et jamais vraiment étudiée . En Algérie, comme en baucoup de pays récemment décolonisés, l'ethnologie reste un des moyens les plus efficaces pour connaître une histoire, une mémoire, une identité. Le monde kabyle faisant partie du monde berbère est détenteur d'une culture qui, pour se préserver, a dû se réfugier dans l'oralité. L'oralité constitue un mode de résistance à toutes les dominations politiques et culturelles que cette région du monde a connues. Pour cette raison, il faut revenir à ce mode de création et de transmission culturel et l'interroger pour savoir ce que l'oralité recèle et ce que, par ce biais, le chercheur peut déceler.
L'idée initiale, bien évidemment, c'est qu'il existe une culture berbère très ancienne et qui dépasse largement ce que l'opinion commune croit savoir car il faut non seulement connaître les sources existantes mais aller en exhumer d'autres dans les ténèbres de l'ignorance de ceux qui tiennent les rênes du pouvoir.Pour cette raison la simple affirmation de l'existence d'une culture ne suffit pas. Il faut en quelque sorte en montrer et en démontrer l'importance. Je suis partie des fables comme moyen de compréhension de la société. J'ai voulu montrer qu'à travers ces fables kabyles s'enseignait le politique et toute une vision du monde enracinée dans un fonds culturel ancien.
Tu as justement montré, en passant par la littérature, ce rapport entre le monde des fables dans la fiction et le monde politique dans la réalité. Comment tisses-tu tout cela ?
Dans la première partie, j'ai situé les animaux dans leur contexte original et j'ai essayé de montrer l'importance des concepts comme tiharchi (ruse) et niya (naïveté). Dans la deuxième partie, j'ai voulu monter comment les instituteurs kabyles ont écrit sur la ruse. Le premier d'entre eux est Brahim Zellal, qui a essayé de comparer le Roman de Chacal avec le Roman de Renard.[2] Il a essayé de prendre pour modèle le Roman de Renard, tout en disant que nous aussi, nous avons un Roman de Chacal, donc une littérature. Ce qui montre bien que Zellal veut être à la fois semblable et différent. C'est là tout le problème de l'identité : je suis, je veux être, mais je suis distinct de celui auquel je veux ressembler.
Ainsi le Chacal ressemble à Renard tout en étant différent de lui. Ça m'avait intrigué puisque ce Brahim Zellal était professeur d'arabe. Il aimait bien sûr son métier, enseignait Les mille et une nuits à ses élèves, mais je me suis vite dit qu'en ayant appris la langue kabyle et sa culture, Brahim Zellal (et les instituteurs qu'ils représentent) a gardé quelque chose pardevers lui sans même enavoir conscience. Il a donc appris et intériorisé ces fables, mais à un moment propice, ça a resurgi. A un moment où pour paraphraser Bourdieu, les prédispositions ont en quelque sorte correspondu à la position occupée dans l'espace social. Autrement dit, cette culture tapie au fond de l'homme a refait surface lorsque les conditions politiques et sociales ont favorisé son émergence. Quelqu'un qui n'a pas reçu cette éducation ne peut pas recourir à la culture comme par enchantement.
Tu as dit que Brahim Zellal était professeur d'arabe, ce qui ne l'a pas empêché outre mesure de prendre conscience de sa culture maternelle kabyle et de la défendre. N'est-ce pas ?
Bien entendu. Il travaillait sur ces contes d'animaux pas avec l'arabe mais avec le français, parce que tout simplement c'était la culture dominante de l'époque. Il a ainsi essayé d'exprimer quelque chose dans sa culture et son identité kabyles par rapport à la culture française qui a nie les cultures en présence. C'est donc son travail qui m'a permis de comprendre ce qu'ont fait les autres écrivains tels que Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun et Jean Amrouche, qui ont fait le même cheminement que Zellal dans un tout autre contexte.
Le rapport de ces écrivains avec la langue française est très intéressant. Ils s'en sont justement servis pour faire connaître leur culture maternelle, c'est-à-dire, la culture kabyle avec toutes ses références culturelles.
C'est donc dans le contexte colonial que ces instituteurs kabyles auront à ruser avec la culture française, tout en apprenant le français. Mais en réalité cette langue va leur servir à revenir sur leur propre culture. Mammeri par exemple va se servir du roman pour faire connaître la société kabyle. Même chose pour Jean Amrouche, qui sera le premier au vingtième siècle à traduire Les Chants Berbères de Kabylie en 1939, ainsi que Mouloud Feraoun avec ses Poèmes de Si Mohand en 1960. Le problème de la langue française ne se pose pas. Pourquoi Mammeri, Feraoun, Amrouche et Boulifa (c'est-à-dire les berbérophones francisés) sont-ils revenus vers leur culture d'origine, alors que les arabisés n'y sont pas parvenus ? Il faudrait qu'on se demande justement pourquoi les auteurs maghrébins de culture arabe n'ont pas, pour la majorité d'entre eux, ressenti la nécessité de faire connaître leur culture orale.
Absolument ! Et par conséquent, ils en sont pour cela plus aliénés. Mais, comment expliques-tu cela ?
Les berbérophones, en étant confinés dans la minorité, n'avaient pas le choix. Ils n'ont que cette langue orale, et rien d'autre. Le fait d'être frustré, parce que sa langue ne s'enseigne pas, aide à la prise de conscience beaucoup plus tôt.
Assia Djebar écrit justement que cette culture orale est surtout gardée par les femmes, réceptacles de cette culture millénaire. C'est d'ailleurs ce qu'elle a voulu démontrer dans son documentaire : "la nouba des femmes du mont Chenoua". Comment expliques-tu cela ?
Il y a une culture orale des femmes qui existe, qui est réelle et protégée, mais il y a une culture orale masculine qui est beaucoup plus importante parce qu'elle a disposé dans le passé de moyens plus développés pour sa conservation et sa transmission (transcription, concours dans les souks, récitations en cénacle ....) Il y a une distinction entre le monde arabophone d'aujourd'hui et celui d'hier. Les arabophones avaient aussi une littérature orale importante. Aujourd'hui, ils se croient représentés par une culture écrite et de pouvoir, et de ce fait la culture orale traditionnelle s'est perdue. Il y avait des poètes oraux en langue dialectale aussi. Il y avait donc une poésie et une culture orale qui circulaient chez les hommes. Chez les Kabyles il suffit de se reporter aux travaux de Mammeri, Nacib et moi-même pour se faire une idée. Hélas, la production féminine est largement dominée par celle des hommes.
Pour revenir à ton livre, peux-tu nous dire un mot sur le rapport entre les intellectuels algériens et le pouvoir ?
Il me semble que la métaphore du Chacal est en elle-même éloquente. Le chacal dans le monde des fables symbolise la force de l'esprit par rapport à la force brute du pouvoir. Et si le chacal représente l'intelligence dans le monde des fables, il sera représenté par l'intellectuel dans la société des hommes. A l'instar du chacal, l'intellectuel sert soit à couvrir le pouvoir soit à le découvrir. Ça c'est la métaphore kabyle qui nous le donne: le chacal est le manteau du roi, le sanglier est le matelas du roi, la hase est l'oreiller du roi, etc.
Ce sont donc des symboles typiquement kabyles. N'est-ce pas ?
Tout à fait ! Le chacal dans son symbole de couverture est à la fois celui qui couvre le pouvoir ou celui qui peut le découvrir. Donc, on peut trouver ces intellectuels comme couvertures, mais très rares sont ceux qui ont découvert le pouvoir. Ils ont plus servi à le couvrir qu'à le découvrir (c'est-à-dire le dévoiler).
Qu'en est-il de la période qui a suivi l'indépendance ?
C'est ce que j'ai développé dans la deuxième partie du livre. A partir de 1962, il y a peu d'intellectuels qui aient servi à découvrir le pouvoir. Ils se sentaient représentés par ce pouvoir qu'il fallait servir, couvrir et il fallait surtout lui servir d'argument. Alors que sous la colonisation, le système était plus complexe, plus lourd. Il y avait très peu de possibilités d'expressions, mais les intellectuels à l'époque se sont quand même servis de la langue française pour faire connaître leur culture. Aujourd'hui, on se rend compte de la force de leur détermination.
En ce qui concerne la défense de la culture et de l'identité berbères, est-ce que le rapport de ces intellectuels avec le pouvoir était le même pendant la colonisation et après l'indépendance. Autrement dit, avaient-ils les mêmes difficultés et faisaient-ils face aux mêmes obstacles pendant la période coloniale et post-coloniale ? Je pense à Mouloud Mammeri en particulier, à qui le gouvernement algérien a refusé une conférence sur la poésie orale kabyle en 1980, à Tizi-Ouzou. Ce qui a bien sûr engendré les manifestations de la population kabyle que l'on appela "le printemps berbère".
Mammeri est une exception parce que depuis 1939 il n'a pas cessé de travailler sur la culture berbère. Même pendant la colonisation, il s'est battu autant pour faire reconnaître sa culture qu'après l'indépendance. Ce qui m'intéressait c'étaient les autres écrivains qui ont défendu la culture algérienne avant 1962, mais qui ont cessé après l'indépendance.
D'après toi, pourquoi ont-ils cessé après 1962 ? Est-ce à cause de la censure, par intérêt ou par peur ?
On revient à la question d'origine du départ. Il y a une partie de ces intellectuels qui se sentent représentés par le pouvoir (par sa langue, par sa culture, par son identité et par son histoire), donc s'identifient complètement à ce pouvoir. Ils ressentent la culpabilité à le critiquer, le dévoiler. Mais pour ceux qui voulaient défendre l'histoire et l'identité du pays, comme Mammeri justement, le processus de domination continue. Ce ne sont plus les mêmes qui sont au pouvoir certes, mais la domination culturelle est la même, et même pire surtout entre 1967 et 1980 puisque le pouvoir national avait carrément interdit cette langue, c'est-à-dire Tamazight.
Puisque tu as parlé tout à l'heure des écrivains non kabyles, où situerais-tu Mohammed Dib, Rachid Mimmouni et surtout Kateb Yacine par rapport aux autres écrivains ?
Tous les trois font justement une exception, car ils ont compris l'importance de la culture traditionnelle, c'est-à-dire la culture algérienne avec sa dimension berbère. Un peuple qui ne reconnaît pas sa culture et son histoire est en quelque sorte un peuple handicapé, et qui vit dans une amnésie totale. Donc Kateb Yacine a compris très tôt qu'il y avait un problème de séparation entre les dirigeants de l'époque et le peuple, donc un problème de communication, de culture. Si on lit Le Polygone étoilé[3] ou les autres textes, on voit déjà le problème de la langue. Quand Kateb a rencontré Jean Amrouche en 1956, ils parlaient de ce problème là. Kateb a été le premier parmi les arabophones à comprendre ça et, surtout, à le dire avec force.
En plus de la langue berbère (Tamazight), Kateb Yacine a aussi défendu l'arabe dialectal, et c'est pour cette raison d'ailleurs qu'il s'est tourné vers le théâtre populaire en voulant s'adresser directement au peuple, et pas seulement à une élite. Il s'est vite rendu compte qu'en écrivant en français, le message perd sa vraie destination.
Bien sur. Kateb s'est intéressé d'une part au problème de Tamazight et à l'injustice qu'ont connue les interlocuteurs de cette langue, qui est vecteur de l'histoire et de la culture algérienne, mais et il est aussi un homme de théâtre, un homme de terrain. Il sait très bien que si on ne parle pas la langue du peuple on se coupe de ce même peuple. Pour lui, l'arabe dialectal dès lors qu'il est parlé par la majorité dominée doit bien entendu exister. C'est aussi sa langue maternelle.
Je dirai que Kateb Yacine va encore plus loin. On remarque à
travers ses tout premiers textes que dès les années 50 il luttait
déjà sur deux fronts. D'un côté, il y a le
colonialisme, et de l'autre, le problème de l'identité
algérienne. C'est-à-dire que pour lui, il fallait dès lors
préparait une Algérie dans sa dimension africaine et avec son
passé antéislamique. C'est un peu ce que signifie le passage de
l'ancêtre keblout dans "Nedjma" quand il apparaît dans le
rêve de Rachid, annonçant un tribunal qui n'est ni celui de Dieu
ni celui des Français. Autrement dit, l'Islam et la culture
française sont certes des éléments constitutifs de
l'identité algérienne résultats de conquêtes
mais l'Algérie (et par extension l'Afrique du Nord) est avant tout
africaine. Donc, Kateb avait déjà remarqué ce pouvoir qui
préparait l'aliénation du peuple même avant
l'indépendance.
« Je ne suis ni arabe ni musulman, » disait-il dans les années 70 et 80. Il fut le seul à oser le dire. Il reprochait aux intellectuels de ne pas s'exprimer là-dessus, en disant qu'on ne pouvait pas ne pas le dire à l'époque. D'autres écrivains, mêmes proches du parti communiste, n'osaient pas critiquer l'islam, pensant que cela faisait partie de la personnalité algérienne. Ils se sont mis 10 ou 15 ans après àdénoncer l'islamisme tout simplement parce que ça commençait à gêner le pouvoir. Moi, je pense que l'intellectuel doit être un phare, c'est-à-dire celui qui doit annoncer les choses qu'il voit.
Tu as parfaitement raison. Mammeri et Kateb avaient vu venir ce mouvement arabo-islamiste très tôt. Il n'y avait pas d'islamisme à l'époque, du moins sous cette forme-là. C'était présent, mais ça n'occupait pas toute la scène comme aujourd'hui. Donc, si on lit par exemple les œuvres que Kateb a publiées pendant la guerre, telles que "Nedjma" ou "le Cercle des représailles" on voit déjà qu'il annonçait la couleur de ce fléau.
On le trouve aussi chez Mammeri dans Le sommeil du juste ou dans Le Zèbre. Dans cette nouvelle « Le Zèbre », le personnage principal sort de l'école traditionnelle, qui a fait l'école coranique, mais qui en a assez de l'enseignement traditionnel. Il ne comprend pas pourquoi le Coran s'oppose aux isefra[4] de Si Mohand. Ensuite, il va être pourchassé par les Français, les Anglais et les Italiens. Il va faire toute l'Afrique du Nord sans réussir à se retrouver. D'ailleurs, la métaphore est le zèbre, métaphore animale pour décrire une situation qui n'est pas une situation claire. Nedjma c'est aussi une métaphore. Même chose pour L'Éternel Jugurtha de Jean Amrouche, qui est une problématique pour décrire une situation coloniale bien précise. Les animaux sont donc une espèce de métaphore, de symbole pour décrire quelque chose. C'est pourquoi j'ai mis l'accent sur la ruse, la nécessité de la ruse. Ruser pas dans son sens négatif (en français), mais dans le sens kabyle (tiharchi) qui est positif, c'est-à-dire savoir se sortir d'une situation épineuse.
Dans ton livre, tu parles également de l'ambiguïté dont souffrent les intellectuels algériens.
Justement en analysant davantage ce concept de ruse, on retombe sur le concept d'ambiguïté. Qu'est-ce que l'ambiguïté ? On la retrouve dans des attitudes et des comportements par rapport à des situations données, mais on la retrouve aussi vécue parfois de façon malheureuse par les auteurs. Et pour moi, celui qui symbolise parfaitement l'ambiguïté, c'est Amrouche. C'est celui qui en a le plus souffert. Il va mourir de cette ambiguïté. Il est à la fois algérien très enraciné dans sa culture berbère, et français (culturellement parlant) jusqu'au bout des ongles. Il est dans la francité de façon merveilleuse. Il dit : « la France est l'âme de mon esprit et l'Algérie est l'esprit de cette âme. » L'imbrication des deux l'a emmené à la mort.
Intéressant ! Je pense à Edouard Glissant qui insiste justement sur la richesse de l'hybridité. Le contexte est différent bien entendu puisque Jean Amrouche a vécu pendant la période la plus hostile entre son pays natal, l'Algérie, et son pays d'adoption, c'est-à-dire la France.
Justement, le métissage n'est positif que lorsqu'il est vécu dans l'harmonie. En période de guerre, il est déchirement. C'est le cas du poète malgache Rabearivelo[5] qui s'est tué car il n'arrivait pas à concilier les deux parties. Il disait carrément : « ne donnons pas nos champs à l'Occident. » Pour Rabearivelo, le poète est celui qui s'exprime dans sa langue. A défaut de s'exprimer en malgache, il exprime le ressenti malgache à travers la langue française, s'adressant ainsi aux Français qui le dominent. Là, il y a forcément un problème extraordinaire. Justement par rapport à mes catégories animales, Amrouche est mulet. Le mulet est condamné par l'histoire. Il est ni âne ni cheval. Il est le croisement des deux, et donc condamné par l'histoire. Considéré comme stérile, le mulet ne se reproduit pas. Le métis meurt au métissage. Puisque tu parles de Glissant, j'aimerais bien que tu lui fasses lire ce passage d'Amrouche dans son Éternel Jugurtha :
Albert Camus a souffert aussi quoique différemment de cette ambiguïté. Lui aussi né en Algérie, mais de culture française et qui a voulu servir de trait d'union entre les deux pays pendant les années de guerre. Parcours semblable à celui d'Amrouche, n'est-ce pas ?
Camus a souffert. C'est évident, mais on ne peut pas le comparer à Jean Amrouche. Il est lié à la terre et au pays, mais pas à la culture algérienne telle que le ressentent les écrivains Algériens ou ceux qui ont vraiment fait le pas de vivre en Algérie et d'adhérer à ses choix politiques et culturels comme Jean Sénac. Même si Camus était d'origine sociale très modeste, il s'identifiait complètement à la minorité dominante, à la minorité blanche, pied-noir. C'est vrai qu'il a un attachement à l'Algérie, mais pas comme Amrouche et son attachement charnel aux hommes de ce pays. Amrouche parlait carrément de ses frères de désespoir.
Pour revenir à Mouloud Mammeri et Kateb Yacine, il faudrait préciser qu'ils ne s'enferment pas dans le particulier mais s'ouvrent à l'universel.
Bien sûr. Ils ont pris conscience que leur lutte devait se faire à plusieurs niveaux.
Il faudrait peut-être préciser que leur lutte culturelle et leur lutte politique vont ensemble.
Absolument. Kateb est engagé dans une lutte culturelle, mais éminemment politique. Sa lutte s'inscrit dans le cadre du prolétariat. Elle est marxiste bien entendu. Mais, simplement par rapport au Marxisme traditionnel, classique, Kateb a compris la dimension culturelle, c'est-à-dire que les peuples doivent garder leur langue et leur culture. On ne peut pas imposer une langue à un peuple qui ne la comprend pas. Kateb en a fait son leitmotiv, il va même jusqu'à faire du théâtre politique. La langue et la culture sont des éléments qui doivent servir de moyen de libération politique. Le pouvoir les a utilisés contre nous, utilisons, à notre tour, ces moyens-là contre eux. Dans sa préface a Ait Menguellet chante,[7] il dit clairement que si le pouvoir se sert de l'arabe classique pour nous enfermer dans le mutisme, nous, nous allons faire de la politique par le biais du dialectal et de la langue amazigh, et ce, pour critiquer ce même pouvoir, le dévoiler et le déshabiller. Là, tu as raison, il n'y a pas plus universel que Kateb.Il s'est intéressé au problème du Vietnam (lire L'Homme aux sandales en caoutchouc), au problème de la Palestine (la Palestine trahie) et au problème malgache. Il a écrit aussi sur la révolution française (le Bourgeois sans culotte).
Il a même parlé des Indiens d'Amérique. Je vais te citer ce petit passage dans sa pièce de théâtre "la Guerre de Cent trente ans", où un des personnages dit ceci:
Il faut dire qu'en ce qui concerne l'expropriation de la terre, le contexte n'est pas tellement différent. En s'inspirant de Faulkner[9], Kateb a eu justement l'occasion de propulser sa lutte au-delà de l'Atlantique.
Kateb est solidaire avec les Palestiniens dans leur lutte tout en étant hostile aux gouvernements arabes. Dans sa pièce, Mohammed prend ta valise, il fait dire à l'un de ses personnages: «Ce ne sont pas les juifs qui nous ont trahi, ce sont les Arabes.» Aucun intellectuel arabe ne dirait ça, même aujourd'hui.
Il me semble qu'en conciliant si bien le particulier et l'universel, Kateb Yacine, lui, ne souffre pas de cette ambiguïté qu'on retrouve chez quelques intellectuels algériens.
Je précise quelque part dans mon livre que Kateb est le moins ambigu de tous. Je le qualifie de Chacal positif. Il critique la colonisation, l'aliénation des intellectuels à la colonisation, les intellectuels arabes, les gouvernements arabes; mais il milite pour les masses dominées, opprimées et qui n'ont pas accès à la parole. Son théâtre est fondamentalement politique en ce qu'il est libérateur. Mais, je dirai la même chose pour Mammeri qui a bien sûr lutté sans cesse pour la cause berbère, mais l'étude de la berbérité lui a permis d'étendre la réflexion à l'ensemble des dominés par la culture. Dans un de ses textes « Tradition et modernité » le lecteur remarquera qu'il commence par cette phrase : « un des principaux problèmes du tiers-monde est.». Comme d'ailleurs le prouve sa pièce de théâtre, Le Banquet ou la mort absurde des Aztèques. Mammeri aussi est un homme ouvert sur l'universel. Son universalité, contrairement à Kateb Yacine qui part du local pour comprendre ce qui se passe dans le monde, proviendrait du modèle gréco-latin. C'est cette culture qui lui a permis de dire que la culture berbère est aussi locale, mais a toutes les capacités de s'ouvrir sur l'universel. C'est à partir de l'universel qu'il est revenu au particulier.
Jean Amrouche aussi a écrit sur les autres régions du monde. On le voit clairement dans son "Eternel Jugurtha".
Dans L'Eternel Jugurtha ou dans les autres textes politiques. Amrouche s'est beaucoup intéressé au problème de l'Afrique du Sud et à celui des Noirs des Etats-Unis. Lui aussi a compris que c'est un problème tiers-monde/Occident. Donc, pour moi il compte parmi les grands car non seulement au niveau de l'expression poétique mais aussi au niveau de la vision politique.
Donc, Amrouche est comme Frantz Fanon ?
C'est peut-être Fanon qui est un Amrouche. Amrouche a commencé à écrire sur l'Algérie à partir de 1945. Son Éternel Jugurtha qui s'appelle précisément Jugurtha n'a pas les effets tant attendus. La pensée d'Amrouche préparait à la décolonisation et à l'indépendance. Entre 1945 et 1962, il a écrit plus de 500 pages sous forme d'articles sur l'Algérie. Il s'est intéressé à la Conférence de Bandoeng, donc au problème nord-sud, au problème des empires et de leurs colonies.
Qu'en est il de sa sœur, Taos Amrouche[10] ?
C'est absolument diffèrent, pour des raisons qu'on peut d'ailleurs parfaitement comprendre. Elle savait très bien qu'en tant que femme, elle n'aurait pas eu sa place parmi les hommes socialement désignés pour faire de la politique.
Mais par rapport à sa langue et à sa culture, elle y a tout de même contribué à sa manière.
Bien sur, elle a d'ailleurs milité très tôt pour la reconnaissance de sa langue. L'engagement se situe à un autre niveau. Je dirai qu'il se situe en profondeur puisqu'il concerne les problèmes culturels (la langue, la musique, etc.) mais aussi l'identité sexuelle féminine. Cette question est l'une des questions brûlantes actuellement.
Tassadit, un mot sur Tahar Djaout et Rachid Mimmouni ?
Tahar Djaout n'a pas fait partie de mon échantillon parce qu'il appartient à la toute jeune génération qui n'a pas eu à lutter contre la colonisation. Mimmouni, je l'ai cité uniquement pour témoignagner des intellectuels de sa génération, c'est-à-dire ceux qui sont venus après 1962.
Les écrivains marocains et tunisiens n'ont pas fait partie de ton étude, mais peux-tu nous en dire un mot ? Peut-être les comparer brièvement aux écrivains algériens ?
Driss Chraïbi et Kheïr-Eddine ont eu les mêmes attitudes que leurs homologues Kabyles en Algérie, pourtant Chraïbi n'est pas berbérophone. On peut dire que Chraïbi est au Maroc ce que Kateb était à l'Algérie. Kheïr-Eddine est peut-être un autre Mammeri. Les autres sont complètement dans l'idéologie dominante. Abdelkabir Khatibi a compris la nécessité de travailler sur la culture. Je crois qu'il ne faut pas négliger Hedi Bouraoui qui a compris la nécessité de sortir d'une double aliénation, française et arabe.
Qu'en est-il de la littérature tunisienne ? Albert Memmi, par exemple.
Memmi et exprimé sa judéité dans un contexte déterminé avec le problème de l'acculturation lié à la domination française. Mais en Tunisie, le berbère est vraiment loin des réalités sociologiques.
Justement ! La mère de Memmi par exemple est berbère, et il le dit quelque part dans ses écrits, mais on n'y voit pas l'intérêt à défendre cette culture comme chez les écrivains algériens qu'on a évoqués tout à l'heure. Pourquoi ?
Parce qu'il faut voir aussi le sort de la berbérité en Tunisie. Ce sont des gens qui sont à la fois intégrés dans la culture française, à qui ils doivent leur promotion sociale, mais on sent quand même dans leur écriture cet intérêt pour leurs racines, en l'occurrence la judéité ou même l'arabité, bien ou mal vécue mais elle existe.
Parle-nous un peu de l'oralité !
D'abord, une chose qu'on ne dit pas ou qu'on de dit jamais assez, c'est que l'écriture il y a environ 3000 ans n'était pas aussi généralisée qu'elle le sera beaucoup plus tard. Si on prend la Mésopotamie ou les autres régions du monde, l'écriture était réservée à des domaines bien précis telle que la comptabilité, mais ne servait pas à fixer la littérature. La littérature était orale partout !
Donc, en fait le message était toujours un message oral. Disons que même en ce qui concerne les religions, du moins à leur naissance, le texte à l'origine était oral. Le Coran, par exemple, a été une parole liturgique qu'on a écrite longtemps après, n'est-ce pas ?
Pas seulement le Coran, même la Torah. Elle va être écrite par la suite sur des tablettes. Effectivement, très tôt on n'écrivait pas. Le grec ancien était oral. L'Eliade et l'Odyssée par exemple étaient oraux. Donc, la transcription est un acte second. Même chose pour le Berbère, on l'a écrit très tôt. Il y avait un alphabet, il y avait aussi ce qu'on appelle les inscriptions libyques, mais elles avaient une fonction très réduite. C'était pour les édifices, les tombes des grands seigneurs, etc. La littérature elle, était orale comme partout. C'est après que l'écriture s'est répandue. Lorsque l'écriture a commencé à se répandre, les empires s'en sont emparés.
Ça explique un peu pourquoi les écrivains nord-africains depuis l'antiquité ont adopté les usages en vigueur, c'est-à-dire qu'ils ont écrit dans la langue du conquérant. Je pense en particulier à Saint Augustin et Apulée (en latin), Ibn Khaldun et Ibn Batouta (en arabe), et puis les francisés tels que Mammeri et Kateb (en français, bien entendu). Mais, la langue orale continue à être vivante, parlée, et à véhiculer toute une littérature, donc tout un savoir. Cette richesse orale a survécu grâce aux classes populaires, mais nullement aux écrivains, c'est-à-dire l'élite éduquée.
Tout à fait ! De toutes façons, les écrivains, par définition, n'ont jamais été ceux qui préservaient la culture orale. Faisant partie intégrante de l'élite ils ont dû faire corps avec leur catégorie sociale. C'est pour cela que toutes les questions du début peuvent paraître un peu naïves au sociologue en ce que les situations ne sont jamais le produit du hasard mais celui d'une histoire sociale intériorisée. En l'écrivain, c'est sa catégorie sociale, son histoire, sa position dans la famille, son appartenance culturelle et sexuelle qui parlent et non l'effet de sa seule volonté. Car toute prise de conscience s'effectue à partir de tous ces éléments qui font partie du Moi profond et dont l'écrivain n'a pas précisément conscience comme Brahim Zellal dont on a parlé et de son chacal. La correspondance entre la métaphore et l'auteur est en elle même parlante.
Notes
[1] Chacal ou la ruse des dominés, aux origines du malaise des intellectuels algériens, Paris, éditions la Découverte, 2001.
[2] Zellal, Brahim, Le Roman de Chacal. Paris : Awal-L'Harmattan, 1999.
[3] Kateb Yacine, Le polygone étoilé. Paris : Seuil, 1966.
[4] Isefra en kabyle veut dire énigmes.
[5] Poète malgache victime d'un déchirement culturel. Il se suicida en laissant un message à Jean Amrouche sur la nécessité de protéger la culture maternelle des poètes.
[6] L'Eternel Jugurtha, Archives de Marseille, Quai Jeanne Laffitte, 1985. p. 134.
[7] Tassadit Yacine, Aït Menguellet chante, Paris, la Découverte, 1989. Préface de Kateb Yacine.
[8] Kateb Yacine, partie inédite de "Guerre de cent trente ans", in l'Oeuvre En Fragments, Paris, Sindbad, 1986, p.132.
[9] Qui traitait justement de ce problème de domination raciale et d'expropriation de la terre aux Indiens.
[10] Taos Marguerite Amrouche était chanteuse et écrivaine. Elle a écrit quelques romans tels que Jacinthe noir, La rue des Tambourins, L'Amant imaginaire, et un recueil de contes kabyles : Le Grain magique : contes, poèmes et proverbes berbères de Kabylie.
Nabil Boudraa Nabil Boudraa est actuellement professeur assistant de lettres Françaises et Francophones à Oregon State University, aux Etats-Unis. Il travaille sur l'Anthropologie et l'histoire des Berbères et il est un des éditeurs de la Revue Amazigh Voice publiée aux Etats-Unis par l'Association culturelle Berbère (ACAA). Il travaille aussi sur la poétique du paysage dans plusieurs imaginaires et sur le rôle de l'Histoire dans la litterature francophone. Ses publications incluent le compte rendu d'Aida Bamia's "The Graying of the Raven: Cultural & Sociopolitical Significance of Algerian Folk Poetry", Arab Studies Journal, winter/Spring 2003 issue; des translations: "The Writing of Tamazight" Amazigh Voice, spring 2003 issue, "The Berber dialects in Tunisia" Amazigh Voice, winter 2002 issue; et des articles: "Who was Juba II?" Amazigh Voice, spring 2002 issue. "Hommage to Gabriel Camps", Amazigh Voice, spring 2002 issue. |