Olivier MILHAUD
Université de Stockholm, Suède
Caroline MILON
Lycée Fustel de Coulanges, Yaoundé, Cameroun
Mon premier choix fut d'être un scientifique,
mais je suis devenu écrivain afin d'exprimer
la tristesse, la colère et la honte de voir
que tant de richesses et d'opportunités ont
été gaspillées en Afrique.
Emmanuel DONGALA
Autant le dire d'emblée, nous sommes impressionnés par la densité de la réflexion d'Emmanuel Dongala : il dresse en quelques pages un tableau précis des différences entre science et sciences humaines et appelle ces-dernières à « dégager l'horizon » pour permettre l'émergence d'un « regard autonome sur [les] sociétés » africaines. On retrouve dans l'article de Monsieur Dongala autant les qualités du romancier francophone et les réflexions du chimiste universitaire, que les largeurs de vue de l'intellectuel africain et le souci moral d'un écrivain sensible à l'humanité de l'homme, comme le prouve brillamment le prix Fonlon-Nichols 2003 qui lui a été attribué.
En même temps nous sommes gênés autant par sa réflexion théorique qui ne nous convainc pas totalement que par ses questions concrètes qui nous semblent parfois réductrices. Nous souhaiterions, dans la mesure du possible, proposer une réflexion de géographes sur le sujet. Il nous semble en effet que la géographie, comme science sociale qui étudie l'espace des sociétés, permet non pas tant d'ouvrir de nouveaux horizons mais du moins d'en dégager certains. De par sa situation épistémologique et ses concepts, cette discipline s'inscrit de manière originale dans le champ des sciences de la société : elle éclaire de manière différente l'opposition entre science et sciences humaines, notamment vu la place particulière qu'y tiennent la nature et le « terrain » comme espace de vérification ; et elle propose des « stratégies opérationnelles » plus efficacement nuancées vu l'attention extrême qu'elle porte à l'espace, aux échelles d'observation, à tout déséquilibre territorial et aux autres inégalités spatiales.
Notre contribution ne constituera sûrement pas une des « grandes réponses » qu'appelle de ses voeux Monsieur Dongala, mais nous croyons nécessaire de clarifier certains points. Voici une modeste grille de lecture des problèmes africains et des rapports science / sciences humaines qui ne permettra peut-être pas de dégager l'horizon mais du moins de voir différemment cet horizon.
Science sans contrainte ? |
La présentation que fait Monsieur Dongala de la science est particulièrement claire, dense et efficace mais laisse planer des questions majeures. Peut-on dire que la science est « délivrée de toute contrainte philosophique, morale ou politique » alors même que les débats sur le clonage ou les questions d'éthique médicale se posent avec une réelle acuité ? Naturellement Monsieur Dongala voulait certainement préciser que la science se déploie en général loin de contraintes trop fortes. Et pourtant, tout projet scientifique ne trouve pas nécessairement de financement pour diverses raisons de rentabilité ou de concurrence internationale. Si bien que les contraintes philosophiques, morales ou politiques sont moins visibles, mais bien réelles quoiqu'indirectes. L'Afrique d'ailleurs en a mesuré cruellement l'importance lors du débat sur les médicaments à moindre coût pour soigner les pandémies... Le continent a effectivement été victime d'un système de valeur occidental qui privilégie la rentabilité sur la santé des gens.
Une opposition datée entre sciences dures et sciences douces |
Il nous semble que la démonstration de Monsieur Dongala prend le risque majeur de reposer sur une opposition datée entre sciences dures et sciences douces. La fameuse démarche hypothético-déductive commence à être remise en cause par les philosophes logiciens qui s'intéressent à d'autres formes de raisonnement, parfois plus inductives, toujours plus complexes. L'émergence du paradigme de la complexité avec ses boucles de rétroaction met en effet à mal les conceptions analytiques ou linéaires qui envahissaient trop mécaniquement aussi bien les sciences dures que les sciences humaines. Enfin, les oppositions un peu trop figées entre la nature et la culture sont de plus en plus remises en cause, au point que les sciences dures, en particulier celles du vivant, bouleversent la compréhension des interactions entre le biologique et l'idéel : pensons au biologiste Alain Prochiantz qui a montré que ce n'est pas le cerveau qui produit la pensée mais bien la pensée qui fabrique et modèle le cerveau. Et les sciences douces investissent à présent résolument le champ de la nature. L'ouverture d'une chaire d'anthropologie de la nature au Collège de France en 2001 souligne le renouvellement des frontières disciplinaires. Comme le déclarait Philippe Descola dans sa leçon inaugurale :
« en postulant une distribution universelle des humains et des non-humains dans deux domaines ontologiques séparés, nous sommes d'abord bien mal armés pour analyser tous ces systèmes d'objectivation du monde où une distinction formelle entre la nature et la culture est absente. La nature n'existe pas comme une sphère de réalités autonomes pour tous les peuples (...). Brandie de façon péremptoire comme une propriété positive des choses, une telle distinction paraît en outre aller à l'encontre de ce que les sciences de l'évolution et de la vie nous ont appris de la continuité phylétique des organismes, faisant ainsi bon marché des mécanismes biologiques de toute sorte que nous partageons avec les autres êtres organisés. Notre singularité par rapport au reste des existants est relative, tout comme est relative aussi la conscience que les hommes s'en font. »
La nature ne devient pas un champ à part, loin de toute prise pour les sciences du social. Comme le montre bien le géographe Jean-Pierre Marchand, un territoire peut être considéré comme le résultat d'un champ de contraintes naturelles et physiques certes, mais aussi de contraintes économiques, politiques, sociales... Toutes ces contraintes structurent l'espace et participent à son fonctionnement. Chacune de ces contraintes est placée sur le même plan conceptuel, mais possède bien sûr un poids variable selon les échelles, les lieux, les territoires. Si bien que le Sahel par exemple ne peut pas être pensé de manière trop insuffisante comme une aire pluviométrique ou de manière trop simpliste comme une confrontation pasteurs-paysans. Comme l'analysait le géographe Denis Retaillé : « c'est dans la nature des lieux que la propriété sahélienne apparaît le mieux : la mêlée ethnique, la rencontre des hommes, la relation, l'échange ». Il faut alors observer les relations contrastées des habitants des lieux face à la sécheresse pour adopter des pratiques efficaces dans l'action et solides conceptuellement. Denis Retaillé peut légitimement conclure : « la construction de barrages ou le fonçage de puits mécanisés ne sont pas des solutions évidentes à la sécheresse. La découverte géographique est ici la montée progressive d'une conscience de la société locale devant les contraintes globales, sociales elles-mêmes (l'Etat, le marché international, l'aide au développement) ou physiques (le climat, l'espace discontinu) ». Au total, les frontières disciplinaires héritées du XIXème siècle entre sciences de la nature et sciences de la société semblent se révéler inopérantes.
La démarche scientifique pour comprendre le social |
On suit totalement Monsieur Dongala quand il précise avec force que « depuis le milieu du XXe siècle, aucun scientifique sérieux ne pense plus que la science est le vecteur essentiel du 'progrès' humain » et qu' « aucun homme ou femme de science (...) ne croit plus en une mission humanitaire de la science, ou que l'objectif de la science est d'apporter une réponse aux problèmes sociaux de l'humanité ». Toutefois, les exemples qu'il utilise au début de sa démonstration sont particulièrement curieux puisqu'ils nous semblent être moins des exemples que des contre-exemples : la faim, les guerres, la pollution, la déforestation, les organismes génétiquement modifiés. Sur tous ces sujets, des géographes se sont exprimés avec une approche digne des sciences dures reposant sur la falsifiabilité et la vérification des hypothèses mais aboutissant à des conclusions permettant de mieux comprendre le social. Dès lors la démarche scientifique, sinon la science, peut être d'une grande aide sur le plan humanitaire. On citera notamment les travaux de Sylvie Brunel sur La faim dans le monde. Le sous-titre de son livre est particulièrement bien choisi : « Comprendre pour agir ». L'auteur montre avec brio que l'équation famine = catastrophe naturelle ne tient pas. L'explication est à chercher du côté de la famine utilisée comme arme politique, qu'il s'agisse d'éliminer un groupe d'opposants ou d'attirer l'attention des médias et des bailleurs de fonds internationaux. Loin de tout malthusianisme, la question ne porte pas sur la quantité de nourriture mais bien sur sa répartition. Si bien que bon nombre d'idées reçues tombent d'elles-mêmes, et ce, grâce à une approche dite scientifique : l'Afrique n'est pas un continent maudit par son climat ; l'agriculture commerciale ne prend pas la place de l'agriculture vivrière ; le déversement des excédents des agricultures du "nord" vers les pays africains n'est pas une bonne solution sur le long terme ; le réchauffement de la planète n'est pas forcément une mauvaise chose vu que l'étude des paléoclimats a montré qu'un réchauffement global était bénéfique pour l'Afrique...
Changer le regard |
D'autre part, puisque le contexte post-colonial a permis de lancer de nouvelles réflexions et de nouveaux modes de pensée, qu'en est-il des géographies post-coloniales et est-ce qu'elles permettent de penser l'Afrique différemment ? Ces nouvelles études, surtout développées dans le champ anglo-saxon, permettent entre autres d'étudier les pays africains hors du prisme de la pauvreté qui a longtemps semblé être le seul prisme légitime. Il faut dire que la notion de richesse est éminemment occidentale et, comme l'a montré Dominique Méda, elle est trop abordée sous l'angle de l'économétrie. Cette obsession de la mesure « scientifique » a rapidement mené à une survalorisation excessive de l'individu aux dépens du bien-être collectif communautaire ou sociétal trop difficile à mesurer. Dès lors, le seul moyen d'unir les gens et de les sociabiliser est le commerce, l'échange de marchandises et de monnaie. La parole n'est jamais prise en compte comme moyen de rapprocher les hommes et les femmes, ce qui réduit la palabre ou les conversations à une simple oisiveté... Le temps utile se réduit au temps de travail, le temps non économique n'est jamais pris en compte puisqu'il ne produit pas de richesse mesurable en argent... Autant dire qu'avec de tels indicateurs économétriques, l'Afrique se retrouve presque nécessairement au bas du tableau comme s'en lamente Emmanuel Dongala. Ne faut-il pas alors retourner la question et s'interroger sur ce que l'Afrique a à apprendre à l'Europe ? Puisque l'Europe est le premier endroit sur Terre où l'individu et la société ont émergé de la communauté, ne faudrait-il pas aller chercher en Afrique un nouveau sens de la communauté, respectueux des libertés individuelles et sociétales fondamentales mais attaché aux notions de solidarité et de réciprocité ? Cessons donc de considérer la mondialisation comme une nouvelle domination de l'Occident sur le continent africain, comme une forme renouvelée de l'impérialisme, mais cherchons plutôt comment l'Afrique peut tirer partie de cette mondialisation, comment elle peut y agir plutôt que la subir et proposer au monde un autre rapport à la culture et à la vie.
Le prétendu « choc des civilisations » |
Pour conclure, la crainte de Monsieur Dongala concernant le prétendu « choc des civilisations » doit être vigoureusement levée. Ce que propose Samuel Huntington dans son Clash of civilizations and the Remaking of World Order est une vision du monde qui est géographiquement impossible. En effet, il distingue huit civilisations, parmi lesquelles la « civilisation musulmane » et la « civilisation africaine à partir de la religion dite 'traditionnelle' ». Mais il semble croire qu'une identité puisse être figée et imposée, que l'on puisse enfermer des sociétés dans une identité unique et que les identités soient nécessairement antagonistes. Non, aucune identité n'est figée ; toute identité est plurielle, evolutive et relationnelle. D'autre part toute frontière est poreuse à un moment ou un autre. La vision d'un monde divisé en blocs civilisationnels antagonistes et dont la seule dynamique serait dans le conflit nie de manière scandaleuse des siècles d'Aufklärung, des décennies d'études anthropologiques et ethnologiques, et quantité de travaux géographiques qui ont montré que les frontières sont autant des lieux de rupture que de contact, d'échanges et de métissage.
La tentation de la nomenclature géographique |
L'Afrique ne doit pas être vue comme une terre de désespérance, uniformisée dans le malheur. C'est la tentation de la nomenclature géographique qui isole des grands espaces et les réduit à un dénominateur commun qui n'est pas toujours opérationnel dans la pratique mais tellement utilisé comme catégorie langagière. Ne nous trompons-nous pas d'ailleurs d'échelle géographique en parlant du continent africain ? Là encore ce sont les découpages géographiques qui priment, délimitent un contenant et tendent malheureusement à en figer le contenu. Comme le disait Denis Retaillé, il ne faut pas « perdre de vue que la légitimité de l'identité géographique (l'unité et la différence) réside dans l'opérationnalité des catégories inventées, disons des lieux définis, à la fois pour l'individu et pour le groupe, pour le groupe et pour la société, pour la société et pour la communauté humaine ». N'est-il pas temps de cesser de réduire l'Afrique à une seule couleur et de l'appeler laconiquement le continent noir ?
Bibliographie
Blunt, Alison et Cheryl McEwan (s.d.). Postcolonial Geographies. Londres: Continuum International Publishing, 2002.
Brunel, Sylvie. La Faim dans le Monde. Comprendre pour agir. Paris: PUF, 1999.
Descola, Philippe. « Où s'arrête la nature ? Où commence la culture ? ». Le Monde. 30 Mars 2001.
Hancock, Claire. « La géographie post-coloniale. 'L'empire contre-attaque' » in Jean-François Staszak (s.d.) Géographies anglo-saxonnes. Tendances contemporaines. Paris: Belin, 2001, pp. 95-130.
Huntington, Samuel P. The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. New York: Simon & Schuster, 1996. Traduction en français, Le Choc des civilisations, Paris: Odile Jacob, 2000.
Marchand, Jean-Pierre. « La nature, thème privilégié ou objet à inventer ? » in Jacques Lévy et Michel Lussault (s.d.) Logiques de l'espace, esprit des lieux. Paris: Belin, 2000, pp. 241-253.
Méda, Dominique. Qu'est-ce que la richesse ? Paris: Flammarion, 2000.
Prochiantz, Alain. Machine-Esprit. Paris: Odile Jacob, 2001.
Retaillé, Denis. Représentations et enjeux du territoire au Sahel. Rouen: Université de Rouen, 1993.
Retaillé, Denis. Le Monde du Géographe. Paris: Presses de Sciences Po, 1997.
Olivier MILHAUD est né en 1978 aux Etats-Unis. Jeune agrégé français de géographie, il est élève de l'ENS Lettres et Sciences Humaines de Lyon en France. Il est actuellement teaching fellow en Suède, à l'Université de Stockholm, et s'intéresse aux frontières et aux géographies morales, à l'intersection des questions éthiques et des sciences sociales. https://pweb.ens-lsh.fr/omilhaud Caroline MILON est née en 1978 en France. Jeune agrégée française de géographie, elle est élève de l'ENS Lettres et Sciences Humaines de Lyon en France. Elle est enseignante à Yaoundé au Cameroun et a travaillé en géographie sociale et culturelle de la santé, à Rabat au Maroc, sur les soins maternels et infantiles. |