A L'ECOUTE D'EMMANUEL DONGALA |
A propos de Les petits garçons naissent aussi des étoiles et autres romans
Un entretien avec Emmanuel DONGALA
Réalisé par Eloïse BREZAULT
Paris III (Sorbonne Nouvelle)
Cet échange a eu lieu à New York en 2001.
Emmanuel DONGALA est né en 1941, de père congolais et de mère centrafricaine. Il est aujourd'hui professeur de chimie à Bard College dans l'état de New York et de littérature africaine francophone à Simon's Rock College, dans le Massachusetts. Il a publié cinq ouvrages : Un fusil dans la main, un poème dans la poche (roman, 1973), Jazz et vin de palme (nouvelles, 1982), Le feu des origines (roman, 1987), Les petits garçons naissent aussi des étoiles (roman, 1988), et Johnny Chien Méchant (roman, 2002).
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On retrouve un narrateur-enfant dans plusieurs romans contemporains : "Allah n'est pas obligé" d'Ahmadou Kourouma, "L'aîné des orphelins" de Tierno Monénembo...
Oui, c'est assez curieux... Ce regard de l'enfant arrive de manière assez subite et au même moment dans la littérature africaine contemporaine.
Vous-même, pourquoi avez-vous choisi de raconter "Les petits garçons naissent aussi des étoiles" par l'intermédiaire d'un enfant ?
Je voulais raconter les problèmes que connaissait l'Afrique, à l'époque où j'écrivais, à savoir la dictature, la corruption... Or je me suis rendu compte que ces thèmes avaient déjà été traités dans de nombreux romans comme ceux d'Ahmadou Kourouma, de Tierno Monénembo, de Sony Labou-Tansi... Comment donc renouveler ces sujets et les traiter différemment? J'ai donc choisi l'astuce de faire raconter les faits par un petit garçon, Matapari, qui a un regard neuf et amusant sur la situation de son pays ... On a déjà beaucoup écrit sur les corruptions et les dictatures... En utilisant le regard de Matapari, j'essayais donc de renouveler le thème en lui apportant une certaine fraîcheur.
Matapari est un troisième enfant qui vient au monde un jour après ses frères jumeaux ; il est presque oublié dans le ventre de sa mère...
Oui, Matapari, c'est le gars qu'on n'attendait pas. J'ai pris les jumeaux car dans ma société, la place des jumeaux est bien codifiée : ils ont des noms particuliers... Mais le troisième enfant n'est pas prévu. Peut-être parce que cela n'arrive pas souvent ! En choisissant cet enfant inattendu, qui n'a pas sa place dans le monde, je trouvais que c'était un bon point de départ pour commencer mon récit.
De plus, Matapari naît le jour de la fête nationale et du vingtième anniversaire du jour de l'indépendance du pays. Serait-il également le symbole d'un monde qui finit celui des indépendance pour entrer dans celui des dictatures ?
J'ai choisi le vingtième anniversaire de l'indépendance pour faire l'impasse sur tout ce qui s'est passé au Congo avant cette date car je ne voulais pas revenir sur la lutte anti-coloniale ou les Indépendances... Cela avait déjà été dit... Par contre, ces thèmes filtrent un peu a travers ce que l'oncle Boula-Boula et le grand-père racontent à Matapari. Mais l'enfant est au-delà de ces combats. Il est né bien après ! Matapari appartient au monde moderne de l'Internet et de la télévision.
Matapari a été élevé aux séries télévisées américaines et japonaises! Un monde que l'on n'a pas l'habitude de voir dans les romans africains.
Oui, c'est vrai... Et pourtant, en Afrique, les enfants connaissent tous ces films grâce aux clubs vidéos qui remplacent les cinémas. Ils ont vus tous les films de karaté ou d'action comme "Rambo" et bien d'autres...(Rires) C'est vraiment une culture bien présente là-bas ! Les gens, y compris les enfants, ont tellement "intériorisé", comme disent les sociologues, cette culture importée par les médias que lorsque nous avons eu une guerre civile au Congo, les différentes factions qui se battaient avaient des noms comme Ninja, Cobra, etc.
Dans "Les petits garçons naissent aussi des étoiles", vous dressez en effet un portrait de la société africaine contemporaine, mais à la naissance de Matapari, sont présents le vieux prêtre arrivé tout droit de l'ère coloniale, le marabout et la guérisseuse Mama Kossa. Est-ce aussi cela le monde moderne : le marabout, la guérisseuse, le prêtre qui viennent côtoyer Internet et les ordinateurs ?
Oui, c'est le monde dans lequel les Africains vivent. Et c'est tellement vrai que, quand il y avait le Marxisme au Congo ce qu'ils appelaient le Socialisme scientifique officiellement, on ne croyait pas aux ancêtres, on était athée. Mais quand il y avait des nominations au bureau politique du parti, ces mêmes dirigeants allaient consulter le soir des féticheurs pour que leur nom se retrouvent sur la liste ! (Rires) On vit donc dans un monde syncrétique de la science et de l'irrationnel... ça n'a pas changé !
A un moment donné, Matapari se promène dans les rêves d'autrui... Il peut même les modifier. Et ce passage m'a fait penser au spirit-child Azaro dans le roman de Ben Okri, "The famished Road". Dans l'œuvre de Ben Okri le "merveilleux" est constamment présent, le monde des ancêtres et celui des vivants sont toujours en relation. Dans votre roman, l'épisode des rêves est le seul moment où le merveilleux transparaît : Matapari pourra même détourner les rêves de ses frères (p.47-48). Mais c'est un moment très bref car le don de Matapari s'arrêtera là. Il redevient bien vite un enfant comme tous les autres. On a l'impression que vous n'avez pas voulu continuer sur cette voie...
C'est absolument juste ce que vous dites là. Je ne voulais pas continuer dans cette voie. Je préférais rester dans ce monde de la modernité, des médias et de l'Internet. Mais j'ai introduit cet épisode des rêves pour montrer que l'enfant avait des visions, qu'il pouvait voir des choses que les autres ne voyaient pas, qu'il avait donc un regard particulier.
Votre roman "Le feu des origines" s'inscrivait dans le contexte du mythe et "Les petits garçons naissent aussi des étoiles" semble s'en éloigner. Y a-t-il toutefois un rapport entre ces deux romans ? Serait-ce les deux pans d'un diptyque ?
Oui, ces deux livres sont liés en ce sens qu'ils développent une recherche de la connaissance et une lecture profonde de l'univers qui nous entoure, bien que cette lecture soit beaucoup plus scientifique et moderne dans Les petits garçons naissent aussi des étoiles. Le feu des origines propose une lecture plus cosmique, plus holistique, plus mystique du monde, malgré la rencontre finale de Mankunku et du physicien. Matapari est dans la tradition du physicien, du chimiste ; Mankunku a choisi une autre voie ! Mais ces deux livres cherchent à sonder les mystères de l'homme et de l'univers.
Est-ce que l'écoute d'un monde non-visible représente une réaction aux discours politiques du « socialisme scientifique » qui prônent la raison à outrance, sans véritablement comprendre le monde ?
Ces discours politiques n'écoutent pas le monde, ils sont tout à fait artificiels alors que la réalité du monde, c'est tout ce qui entoure Matapari. Dans Jazz et vin de palme, une de mes nouvelles parle de la déchéance d'un homme du parti : ce denier conclut son récit par l'idée que l'Afrique a ses mystères et qu'on ne peut pas tout expliquer...
A l'opposé, le personnage du père dans "Les petits garçons" est le type même de l'homme qui s'en remet toujours à la science pour toutes sortes d'explications.
Oui, et à un moment donné, quand le père est libéré de prison et qu'il retrouve sa famille, il se jette immédiatement dans des revues scientifiques car on vient de résoudre le Théorème de Fermat. Et à ce moment-là, Matapari se demande si son père n'exagère pas un peu trop : « Est-ce qu'il n'y aurait que cette vie de l'esprit qui compte à ses yeux ? ». Le père en fait quelque fois trop, il oublie l'humanité autour de lui.
Pourquoi cette importance du Théorème du Fermat dans le roman ?
Parce que c'était une question qui a beaucoup importé aux scientifiques et aux mathématiciens pendant 200 ou 300 ans et que cette énigme très importante venait tout juste d'être résolue au moment où j'écrivais le livre. Le grand-père dit à son petit-fils : « Essaie de découvrir ce qui se cache derrière l'univers ». Le père, lui, essaie de percer les mystères de l'univers à sa manière en utilisant le théorème de Fermat.
Le père de Matapari, malgré ses allures de savant fou, est un des seuls personnages du roman à rester intègre face à la mise en place de la dictature. D'un côté, il est obnubilé par des problèmes scientifiques qui n'ont pas grand rapport avec la vie de tous les jours (comme cette résolution du Théorème de Fermat) mais de l'autre, il ne cesse de combattre pour que son pays soit libre Serait-ce pour vous l'exemple d'un nouvel homme africain ou même de l'Homme tout court ?
Le père de Matapari est pour moi l'image de ce que doit être l'homme tout court. C'est comme cela qu'on devrait être, mais la réalité, c'est Boula-Boula qui l'incarne. Les gens qui réussissent dans ce monde sont comme Boula-Boula et non comme le père de Matapari. Si on me demandait : « Qui, dans ce roman, devrait être un modèle pour Matapari ? », je ne sais pas quelle serait la réponse ! S'il faut réussir dans le monde tel qu'il est, c'est peut-être sur Boula-Boula que Matapari devrait prendre exemple. Mais s'il s'agit d'un monde idéal tel que moi je le rêve, je dirais que le modèle serait le père. Malheureusement, le monde est plein de Boula-Boula et ce sont eux qui réussissent ! (Rires)
Mais il y a des Boula-Boula qui atteignent des sommets de bêtises quand ils parlent aux gens...
Absolument, mais d'un autre côté, ils savent toujours rebondir, ils sont toujours là où il faut, ils s'en sortent toujours. Et c'est comme cela que fonctionnent beaucoup de politiciens en Afrique.
Boula-Boula serait-il aussi emblématique d'une certaine altération d'un discours politique qui ne veut plus rien dire ?
Oui, il incarne tout cela. C'est cela la réalité de ces hommes politiques : ils brassent du vide mais ils font marcher le monde, ils font marcher l'Afrique, malheureusement ! C'est pour cela que je pense que des gens comme Boula-Boula sont hélas très réalistes.
Mais vous en parlez avec humour : plusieurs passages sont particulièrement savoureux comme l'épisode du guerrier qui vient combattre l'impérialisme (p.118-119) ou le procès de Boula-Boula, mascarade politique à la limite de l'absurde (p.162...).
Avec l'humour, on peut dire beaucoup de choses qu'on ne pourrait pas dire autrement. Et surtout, les personnes qui ne vous auraient pas écouté ou lu, vous écouteront si vous y mettez un peu d'humour. Même les gens dont on se moque au départ vont écouter ce que vous dites parce que c'est drôle, bien qu'après ils se rendent compte de ce qui a été dit ! Et cela peut les faire réfléchir. Alors que si l'on écrit de manière beaucoup plus directe, ces mêmes personnes repousseront la critique sans l'avoir écoutée. Je pense que l'humour est très efficace. J'ai toujours à l'esprit un dicton des Noirs-Américains qui dit : "Nous rions pour ne pas pleurer". L'humour permet une mise à distance de la réalité, un certain décalage. On ne se prend pas au sérieux, tout en disant des choses sérieuses.
L'avantage d'avoir choisi le regard de l'enfant, c'est l'humour qui découle tout naturellement de l'écart entre son regard et le nôtre. Je n'ai pas eu d'efforts à faire, par exemple, pour raconter la scène où Matapari est sous le lit et prend son oncle en flagrant délit d'adultère. Ce qu'il voit est tout à fait normal, il raconte la scène au premier degré mais nous, adultes, nous comprenons tout autre chose !
Pas d'humour par contre lorsque vous évoquez la thématique des procès, un thème auquel vous revenez d'ailleurs dans tous vos livres : Après le procès de Mayéla dans "Un fusil dans la main, un poème dans la poche", le procès de Mankunku dans "Le feu des origines", le procès du père Likibi dans une nouvelle de "Jazz et vin de palme", on assiste au procès de Boula-Boula dans votre dernier roman...
Je viens d'un pays, le Congo, où malheureusement on a fait beaucoup de mal à des gens innocents on les a fusillés à partir de procès truqués. Cela m'a tellement traumatisé que je l'ai écrit dans mes livres. Mais maintenant, je crois que je m'en suis enfin débarrassé. Je ne ferais plus de procès dans mes romans ! (Rires) Je me souviens d'un pauvre chauffeur de taxi qui passait au mauvais endroit, au mauvais moment (pendant un coup d'état) : il a été arrêté parce qu'il transportait un homme, apparemment impliqué dans le coup d'état. Or il ne connaissait cette personne ni d'Eve ni d'Adam et pourtant il a été fusillé. Cela m'a beaucoup marqué.
A travers ces procès, vous fustigez donc une certaine parole politique au service d'un pouvoir autoritaire.
Oui, je critique cette manière très autoritaire et très fausse de s'exprimer.
Dans votre premier roman, "Un fusil dans la main un poème dans la poche", vous écrivez : "Mayéla dia Mayéla (...) croyait à la parole. (...) La parole n'était-elle pas un don, un souffle réservé aux seuls privilégiés ?" (p.13) Mais c'est cette même parole qui condamnera Mayéla à la mort. La parole politique est-elle toujours vouée à l'échec ?
Il y a eu un moment en Afrique où la parole était très importante. Rien que la prise de parole avait énormément de poids. C'est elle qui a permis à la lutte anti-colonialiste de démarrer. Avoir la liberté de parole a été une grande conquête ! C'est ce dont ont parlé les premières générations d'écrivains africains. Chinua Achebe me disait l'autre jour que s'il a commencé à écrire, c'est en réaction contre une certaine littérature anglo-saxonne qui, à l'époque, parlait de sa société à sa place. Ça l'avait beaucoup choqué. C'était l'époque des Lumumba et de ceux qui ont libéré les Africains en reconquérant la parole. De nos jours, je pense que les écrivains doivent passer à autre chose.
Abdourahman Waberi qui me disait, à ce sujet, que maintenant la nouveauté dans la littérature africaine, c'était que l'écrivain n'était plus représentatif d'un pays, qu'il n'était plus rattaché à la seule politique, mais qu'il parlait de lui-même en ayant son propre discours sur le monde. Qu'est-ce que vous en pensez ?
J'adhère absolument à ce point de vue. Il y avait avant une littérature de combat, de l'engagement, une littérature politique. Maintenant, l'écrivain n'écrit même plus pour le "peuple" comme il pouvait le dire avant (Rire)! Qu'est-ce que le peuple maintenant ? L'écrivain parle en son nom. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu'il va ignorer les problèmes politiques ou sociaux. Non, ce n'est pas vrai car nous vivons dans une société politique. Et c'est à chaque écrivain de voir ce qu'il peut faire.
Henri Lopes, par exemple, ne veut même pas qu'on dise qu'il est écrivain africain, il se considère comme écrivain, un point c'est tout. Moi, je serais plutôt dans la thèse opposée en disant que je suis un écrivain africain. J'écris à partir de l'Afrique et si ce que j'écris à partir de cette même Afrique est digne d'un écrivain, cela va transcender justement mon point de départ ! Le feu des Origines a été traduit en japonais, en danois, en espagnol, en norvégien tandis que Les Petits Garçons... va sortir incessamment en hébreu et en thaï ce que je n'aurais jamais cru possible ! (Rires) Si un éditeur a pris la peine d'acheter les droits et de traduire le roman, c'est que cela peut parler à d'autres sociétés. On écrit par rapport à soi et on ne représente plus un peuple. C'est la grande différence avec le passé !
Dans "Le feu des origines", vous écrivez : "un peuple ne peut pas vivre sans mémoire" (p.50). Face à cette affirmation, Mankunku veut perpétuer le savoir de son "vieux mentor" (Lukeni) et tenter d'"inventer quelque chose, un code, des signes" (p.50), Mankunku serait-il cet écrivain de la mémoire collective ?
Dans les sociétés occidentales où l'écriture est là depuis longtemps, on a un magasin où l'on peut puiser et regarder le passé. Chez nous, c'était la mémoire, la parole, l'oralité jusqu'à récemment. L'histoire de Mankunku se passe au temps de la colonisation où la mémoire collective est importante : c'est cela qui fait vivre tout un peuple, même si quelque fois cette mémoire est inventée, truquée, tronquée... Tous les peuples ont et inventent une mémoire collective à partir de laquelle ils se définissent.
Est-ce à dire que l'écrivain a un « devoir de mémoire » ?
Je ne crois pas. Un écrivain n'est ni un historien, ni un journaliste. Il crée une réalité et s'il le fait bien les gens s'y retrouveront. Mais je ne pense pas qu'il ait un devoir de mémoire.
N'a-t-on pas le devoir de montrer à nos enfants comment faire pour ne pas reproduire les vieux modèles ?
Oui, une des tâches de l'écrivain, c'est de mettre en exergue, d'éclairer les zones d'ombre que les gens ne verraient pas... Mais encore une fois, ce n'est pas un travail d'historien. Certains pensent que l'Histoire nous montre comment ne pas refaire les mêmes erreurs que par le passé. Je ne le pense pas, je ne crois pas que l'Histoire nous enseigne quoi que ce soit dans ce sens-là car l'Histoire arrive à des circonstances précises. Il n'y a jamais deux moments historiques identiques. L'Histoire nous dit simplement qu'il y a toujours eu plusieurs choix. C'est la leçon que nous pouvons tirer de tout cela. Et l'écrivain, en mettant en évidence des choses qui sont cachées, peut aider à une prise de conscience, non parce qu'il le fait délibérément mais parce qu'il crée une réalité imaginaire qui peut aider à la compréhension du monde réel.
Certes, mais la littérature peut entretenir des rapports étroits avec l'Histoire. Pensons notamment aux romans qui sont sortis sur le Rwanda et qui posent le problème des rapports fiction/Histoire. Boubacar Boris Diop disait à ce sujet que l'imaginaire l'avait amené dans "Le cavalier et son ombre", à dire des bêtises sur le Rwanda et que maintenant il préférait se méfier de l'imaginaire et faire une littérature qui soit plus de l'ordre du témoignage.
Je crois que c'est un choix. Pour ma part, c'est l'inverse qui se passe. Je pars de la réalité autour de moi et je crée mon imaginaire. Je lisais des réflexions très intéressantes d'un homme de théâtre anglais, Edward Bond, qui disait que c'est l'imaginaire qui crée l'humanité et cet imaginaire est la cinquième dimension il y a les trois dimensions de l'espace, une quatrième dimension qui est le temps et c'est l'imaginaire, cette cinquième dimension, qui crée l'humanité : seul l'homme peut dire que quelque chose est inhumain, en référence à son imaginaire, ce qui n'est pas le cas du chien qui par exemple ne peut pas dire que quelque chose est "anti-chien" car il n'a pas cet imaginaire qui le définit comme il définit le monde des humains ![1] Le roman sur lequel je travaille actuellement englobe un peu tout ce qui se passe en Afrique actuellement comme le Rwanda ou la guerre civile au Congo. Mais ce n'est pas un témoignage, sinon je ferais un essai ! Le roman, pour moi, c'est la fiction, c'est l'imaginaire...
Alors, pensez-vous que la parole, et par là l'écriture et le roman ont un pouvoir quelconque dans le monde actuel ?
Oui et non ! (Rires)
Oui parce que la parole a ébranlé les grands empires, elle a créé ces petites fissures qui ont grandi, peu à peu, pour laisser la liberté s'engouffrer. Donc la parole a été importante et elle l'est toujours dans les dictatures, elle permet de témoigner (Rires) comme on le disait tout à l'heure !
Mais il arrive un moment où la parole ne veut plus rien dire, ce qui est parfois le cas dans les sociétés occidentales, comme aux Etats-Unis par exemple : la parole n'a plus de poids. C'est un peu le problème auquel nous faisons face maintenant en Afrique. Avant les années 1990, sous les dictatures, il suffisait d'écrire quelque chose sur ou en réaction contre le pouvoir pour devenir célèbre. Maintenant que la parole est libre, on peut dire n'importe quoi... Le métier d'écrivain devient donc plus difficile et par là même plus intéressant car l'écrivain doit mettre du poids dans les mots qu'il utilise.
Pourquoi écrivez-vous ?
C'est une question difficile ! (Rires) La première réponse qui me vient à l'esprit, c'est que j'aime écrire. Quand des gens viennent me voir en me disant qu'ils ont eu plaisir à lire mes textes, je suis content car j'ai permis à ces personnes de saisir un peu mieux le sens de la vie et de l'apprécier un peu plus. J'ai l'impression d'avoir contribué, à mon modeste niveau, à faire quelque chose qui peut toucher d'autres personnes. Ce ne sont pas de grands projets de transformation du monde ! (Rires) Donner à certains l'envie de vivre et de mieux saisir ce qu'il y a autour de nous !!! Oui, voilà pourquoi j'écris...C'est une toute petite ambition, mais déjà très difficile à réaliser.
Un projet plus modeste que celui de Mayéla dans "Un poème dans la main, un fusil dans la poche" ...
Un projet qui correspond aussi à mon évolution personnelle. Dans les années 1960, on croyait que l'Histoire était de notre côté, que nous allions changer le monde : l'écriture était un combat, la plume une arme. C'est ce que je croyais ! Et cette vision un peu simpliste et manichéenne du monde transpire dans ce roman. En regardant ce qui se passe 20 ans après, je suis un peu surpris par la naïveté que j'avais, mais cela fait partie de l'Histoire ! Et en fait, je crois que c'est cela le danger de l'écrivain : un roman vieillit s'il y a trop de choses actuelles et politiques. Mais j'ai beaucoup appris avec ce livre ! C'était un premier roman où je voulais tout mettre : c'était une époque où le fond de l'air était rouge de révolution ! Ce roman a eu beaucoup de succès auprès des jeunes : au Katanga, les guerriers qui combattaient Mobutu dans les maquis lisaient ce livre, ils se demandaient si j'avais été moi aussi dans un maquis. Or je ne sais même pas tenir un fusil ! (Rires) Ce livre a inspiré des gens ! C'est le pouvoir insoupçonné de l'écriture. Philip Roth m'a dit un jour en parlant du Journal d'Anne Frank : "on ne sait pas ce que peut faire l'écriture ; qui aurait pensé que le journal qu'Anne Frank écrivait pendant la guerre aurait un tel échos ?" Voilà pourquoi j'écris, pour ce pouvoir insoupçonné de l'écriture.
Quelle place accordez-vous à l'intellectuel africain ? Tierno Monénembo disait à ce sujet : "les intellectuels africains sont des sous-produits occidentaux, ils sont complètement impuissants devant leur propre réalité." Et Tierno Monénembo brosse un portrait peu flatteur de ces hommes, dans "Les Crapauds-brousse", par exemple. Dans votre dernier livre, le père de Matapari est une sorte d'intellectuel qui, par contre, ne semble pas à côté des réalités de son pays.
Moi aussi j'étais de l'avis de Tierno Monénembo et maintenant je commence à changer d'opinion. Qui sont donc les intellectuels africains ? Mais c'est nous tous! (Rires), c'est moi, c'est Tierno! Nous nous déchargeons de nos responsabilités en disant : "les autres, ces intellectuels africains..." Je commence à prendre un peu de recul par rapport à cette idée : il faut des intellectuels africains. Mais dans le même temps, il faut que ces intellectuels africains prennent la mesure des choses, qu'ils prennent leurs responsabilités. Il est vrai que les intellectuels ont pu être "des sous-produits occidentaux" parce que dans leur propre pays, ils ne font rien et dès qu'ils en ont les moyens, ils s'en vont. La preuve, c'est que je suis à New York ! (Rires) Les intellectuels africains, c'est nous tous.
Pour prendre mon cas qui n'a rien d'exemplaire, c'est plutôt anecdotique au contraire ! je suis l'un des premiers étudiants africains à être venu étudier aux Etats-Unis. Des cinq étudiants d'Afrique francophone à venir aux Etats-Unis, j'ai été le seul à rentrer au Congo. J'ai étudié aux Etats-Unis et j'ai travaillé en France où j'aurais pu rester également, mais j'ai préféré repartir au Congo. J'ai fait toute ma carrière là-bas et je ne suis parti qu'en 1997 pour des raisons vraiment de peur physique d'être tué ! J'ai donc essayé. Je ne suis pas heureux à 100% d'être ici car j'ai choisi la solution facile, j'ai eu la chance de pouvoir partir, mais que dire des dizaines de milliers d'enfants qui sont là-bas, sans pouvoir sortir. Il faut bien faire quelque chose sur place, et qui va le faire, si ce ne sont ces intellectuels africains dont on dit tant de mal.
Je crois que nous, qui nous croyons supérieurs aux autres intellectuels africains, nous avons été trop durs. Nous sommes tous dans le même bateau, il y a des choses qu'on peut faire ensemble, au lieu de crier "Haro, haro", ce que nous avons fait jusqu'ici ! Cela ne résout rien. Un écrivain du Nigeria, Femi Osofisan, disait dans une interview à la BBC : "le plus grand problème pour moi, c'est l'isolement ! Je suis seul dans mon pays... Avec qui discuter ? Tous mes amis intellectuels sont partis aux Etats-Unis ou en Angleterre ! C'est le vide !" C'est vrai que certains intellectuels sont comme cela, mais en même temps, c'est trop facile d'en rester là. Qu'est-ce qu'un intellectuel ? Les écrivains sont des intellectuels, on appelle intellectuels les hommes politiques... bref, tout cela est vaste et compliquŽ ! les hommes politiques, on les appelle des intellectuels, les professeurs sont des intellectuels. Bref, tout cela est vaste et compliqué !
Vous êtes aujourd'hui un écrivain de l'exil. Est-ce que le fait de vivre hors de votre pays modifie votre rapport à la réalité de ce même pays dans votre écriture ?
Je n'avais pas écrit en exil, jusqu'à présent... Et c'est maintenant, véritablement, que je suis en train de travailler mon premier roman en exil. Je me rends compte qu'il y a des problèmes : je me suis toujours dit qu'un écrivain peut écrire partout car c'est l'imagination qui travaille ; or j'avais toujours écrit mes livres pendant que je vivais en Afrique. C'est la première fois où j'écris un roman hors de l'Afrique et, je me rends compte qu'il me manque quelque chose... L'atmosphère... Tout est dans mon imagination, alors qu'en Afrique, je sortais de mon imagination et j'allais dans le réel et l'un renforçait l'autre ! Ici, aux Etats-Unis, je dois dépendre entièrement de mon imagination et c'est la première fois que cela m'arrive. La présence physique en Afrique m'apportait effectivement quelque chose... C'est ma première expérience d'écrivain hors de mon pays ! (Rires)
Note
[1] Edward Bond, "Quand les fictions ont la force de la réalité. L'humanité, l'imagination et la cinquième dimension" in Le Monde diplomatique, Janvier 2001, pp.26-27.
Eloïse BREZAULT est étudiante en doctorat à la Sorbonne nouvelle (Paris III). Elle travaille, dans le cadre d'un cursus en littérature générale et comparée, sur les nouvelles tendances de la fiction dans l'Afrique francophone subsaharienne entre 1990 et 2000. Elle a publié, dans le cadre de ses recherches, quelques notes de lecture et entretiens avec des écrivains africains dans diverses revues comme Africultures ou Notre Librairie. Signalons également quelques articles : "Ce que l'on croyait savoir : démystification et mal-être dans le roman contemporain en Afrique Noire" (in Notre Librairie, no 144, avril-juin 2001) "Engagement et témoignage autour de deux textes africains, 'L'ombre d'Imana, voyages jusqu'au bout du Rwanda' de Véronique Tadjo et 'La phalène des collines de Koulsy Lamko'" (à paraître dans la revue franco-allemande Lendemains Etudes comparées sur la France / Vergleichende Frankreichforschung). |