Catherine COQUERY-VIDROVITCH
Université Paris VII-Denis Diderot
Il est a priori difficile de « critiquer » un texte avec lequel on se
sent a priori d'accord.
Je distinguerai deux points, selon le plan de l'auteur : la réflexion
générale sur les sciences, et le cas de l'Afrique.
1. Sur la science (ou les sciences dites « dures ») |
J'aquiesce absolument sur ces constats d'évidence: sciences et techniques sont en constante évolution, et aucun des habitants de la terre n'a le choix : la « pointe » de la science est la même pour tous. La mathématique est la mathématique, qu'il y ait « négritude » ou pas... (ce qui ne siginifie pas qu'on doive l'enseigner partout de la même façon : il vaut mieux concevoir pour les petits ruraux africains des problèmes qui utilisent des cauris que des robinets de baignoire...). Quant à l'idéologie scientiste, elle a vécu. Je trouve néanmoins Emmanuel Dongala très optimiste quand il écrit que « ces idées ont été abandonnées depuis longtemps" sauf par "quelques cas isolés ». Je crois hélas qu'il ne faut pas minorer l'ampleur et la profondeur des préjugés occidentaux en ce domaine. Je n'en veux pour indice que la fâcheuse tendance des économistes américains (et pas seulement eux...) à confondre le concept de « développement » (déjà devenu discutable en lui-même) avec celui de « développement scientifique et technique », si bien que les organisations internationales en sont venues à inventer le concept de « développement humain » : cela ne veut rien dire, c'est une redondance, sauf à réduire le « développement » à la « croissance économique » ce qui est bien le révélateur d'une idéologie scientiste encore dominante.
L'analyse d'Emmanuel Dongala, à la fois sur le prestige de la science et sur les abus d'une utilisation mal comprise de ses résultats par les chercheurs en sciences humaines, est judicieuse. J'aime bien (voir néanmoins mes réserves ci-dessous) la différence qu'il propose entre les sciences exactes donc nécessairement quantifiées et de ce fait rationnellement réductrices (sans aucune nuance péjorative), et les sciences qu'il appelle humaines (ou de l'homme) et que je préfère globalement appeler sociales; car leur objet est de rendre compte de l'ensemble des sociétés, de leur histoire, de leur complexité, de leurs contradictions et de leurs obscurités : les sciences de la société incluent à la fois les individus (science de l'homme) et les groupes, puisque l'être humain (permettez à une femme de préférer l'expression à celle d'homme) est un animal sociable...
Il n'y a pas supériorité des sciences dures sur les sciences molles, mais inversement pas non plus de supériorité des sciences sociales sur les sciences exactes : elles ne concernent pas le même registre, et chaque ensemble a besoin de l'autre. Elles sont interdépendantes. Les sciences dures imposent leurs vérités techniques et leur esprit de rigueur aux sciences sociales qui n'ont pas le droit de les récuser et ont le devoir de les utiliser, sauf à être de mauvais scientifiques. En revanche l'esprit critique des humanistes est nécessaire pour faire progresser la science. Ceci est particulièrement évident pour les sciences expérimentales dites « de la vie » (médecine, biologie...) dont Emmanuel Dongala ne parle guère. Celles-ci, étant en quelque sorte à cheval entre la quantification « dure » et l'interprétation « humaine », ont été parfois et sont donc susceptibles d'être à nouveau des vecteurs redoutables d'idéologies malsaines. Le cas le plus flagrant en est l'élaboration « scientifique »[1], acceptée par quasi tous les Occidentaux à la fin du XIXè siècle, du concept de « race » et de la « supériorité » de la race blanche. Ce sont les médecins et les naturalistes de l'époque qui ont élaboré ce qu'ils ont cru démontrer comme des lois biologiques jusqu'à ce que les progrès ultérieures de la science (par la découverte de la génétique) en aient démontré l'inanité, ce qui se produisit seulement, au plus tôt, à partir de la fin des années 1920.
Qui fut responsable, au XIXè siècle, de l'élaboration des races et de la genèse du racisme ? Les scientifiques. Mais qui leur avait ouvert la voie, de façon involontaire? Les Philosophes du siècle des Lumières. Je m'explique : à leur façon, ils ont fait ce qu'Emmanuel Dongala reproche encore aujourd'hui aux sciences humaines : ils ont été éblouis par la science mais une science encore balbutiante. Alors, dans leur découverte de la rationalité scientifique, ils ont jeté sans en prévoir les effets les semences du mouvement raciste «scientiste» de par leur volonté de découvrir les «lois naturelles» régissant l'univers. Les nations en faisaient partie, qui pouvaient donc être étudiées, disséquées, analysées, et le cas échéant améliorées si l'on en révélait les lois. Quelques décennies plus tard, des penseurs bien racistes en ont fait un usage pervers (la publication de l'ouvrage de Gobineau en 1853 a précédé celle de l'œuvre de Darwin en 1859). Qui en a découvert la fausseté ? Les scientifiques. Mais qui a mené ensuite la lutte contre le racisme ? Les philosophes et les autres chercheurs en sciences sociales, non sans mal d'ailleurs[2]. Les deux domaines sont en interaction constante. C'est pourquoi je ne pense pas qu'on puisse affirmer aussi tranquillement, comme le fait Emmanuel Dongala, que « la vérité des sciences humaines prime sur celle des sciences ». Cela dépend des moments et des vérités du jour ...
2. En Afrique |
Emmanuel Dongala ne sent pas de « frémissement dans le renouvellement de la pensée ». Mais le sent-on ailleurs, au premier chef en Occident ? Cela fait un moment que nos penseurs occidentaux déplorent à la fois l'émiettement et la crise des sciences sociales. Personne ne croit plus à cette sottise de « la fin de l'histoire ». Mais la déception face aux dérapages politiques du communisme aboutissant au totalitarisme a laissé exsangue et méprisée (plus que de raison) la réflexion des intellectuels de gauche ceux, tout le monde en sera d'accord, qui se montrent les plus concernés par les pays du sud . Bourdieu est mort, et en outre cela faisait longtemps qu'il ne s'interrogeait plus en première ligne sur cette partie du monde. Depuis, l'« afro-pessimisme » encore de rigueur il y a peu, aussi bien dans les medias que dans les milieux de la recherche a détourné la réflexion dans tous les domaines, car il n'est guère réjouissant de n'avoir pas trouvé pour l'instant d'alternative à la globalisation du capitalisme. Je suis d'accord avec Emmanuel Dongala : depuis trente ans on attend une relève de la pensée. Mais il n'est pas exclu, contrairement à ce qu'il semble en induire, que cette relève vienne de l'Afrique. On sent en Afrique, si, un « frémissement dans le renouvellement de la pensée », encore très minoritaire sur place, mais réel. Pourquoi, à partir de ces prémisses en Afrique, ne rebondirait-il pas grâce, en partie au moins, à la diaspora africaine qui, elle, dispose comme les autres de l'appui technologique à la recherche dispensé entre autres dans les universités américaines, dont beaucoup constituent, dans ce pays compartimenté à l'extrême, des isolats protégés des excès du conservatisme politique gouvernemental ? Dans le marasme actuel indéniable de la pensée, je vois des signes prémonitoires de reprise possible grâce aux métissages culturels qui foisonnent précisément dans et à partir de l'Afrique. Car le contraste est saisissant entre l'afro-pessimisme occidental et la façon dont l'Occident, dans le même temps, porte aux nues l'art africain dans tous les domaines : musique, danse, sculpture, théâtre. Il n'y a qu'à voir l'engouement avec lequel le public parisien a accueilli les sculptures d'Ousmane Sow sur le Ponts des Arts, et la foule accourue pour l'inauguration des salles du Louvre présentant des œuvres de l'Art dit Premier.
Ce qui est probable, c'est que nous nous trouvons actuellement, en Afrique, face à une phase extrêmement active de transition, c'est-à-dire de gestation et d'élaboration d'une culture en train de se faire, un peu à la façon dont les historiens parlent, en égyptologie, de « périodes de transition » entre Ancien, Moyen et Nouvel Empire. Ce sont des phases qui sont longues et difficiles, mais riches de leurs potentialités à venir. Cette culture émergente est en même temps inter et multi-culturelle, fécondée de syncrétismes et de métissages, particulièrement vivante y compris dans ses drames. Car une construction de cette richesse ne peut s'édifier dans le calme et la passivité. Il y faut de la volonté, de la combativité et de l'imagination donc de la souffrance et de la vie .
Je tâche donc de répondre aux interrogations désespérées d'Emmanuel Dongala :
La « faillite du continent dans presque tous les domaines » ? : Pour l'historienne que je suis, il s'agit de répondre à cette question lancinante : comment et pourquoi en est-on arrivé là? Comment expliquer ce renversement fondamental, qui fit de l'Afrique le berceau de l'humanité, mais d'une humanité qui se développa continuement ailleurs et aux dépens du continent qui la vit naître ? Pourquoi les Africains n'ont-ils connu que si tardivement une économie d'investissement et de production plutôt que de thésaurisation et de distribution ? Pourquoi la situation actuelle, même si l'on refuse l'idéologie afro-pessimiste à la française, est-elle aussi tragique, pourquoi l'avenir demeure-t-il si inquiétant ? C'est la question angoissante qui s'impose à tout chercheur en sciences sociales comme à tout citoyen, d'Afrique ou d'ailleurs.
En tentative de réponse, je reprendrai un thème qui m'est cher : la nécessité de différencier les appréciations à court terme (les résultats misérables actuels sont indéniables) des éventualités à plus long terme. On ne juge pas de la « faillite » d'une expérience d'indépendance qui n'a guère plus d'une génération de profondeur. La situation actuelle est le résultat d'une histoire longue très lourde. Elle n'est pas l'annonce d'une fatalité.
L'héritage : Il n'y a pas de réponse simple à cette question. Mais il existe un faisceau de facteurs dont la conjonction permet d'éclairer le problème. Ces facteurs multiples, on peut les répartir grossièrement en deux groupes : les facteurs internes et les facteurs externes au continent et aux sociétés d'Afrique. Aucun en soi n'est fatal. Mais une malheureuse conjonction historique de l'ensemble d'entre eux, conjointement ou successivement, est intervenue à travers les temps de l'histoire. Elle aide à comprendre pourquoi les processus ainsi enclenchés demeurent difficiles et lents à redresser.
Parmi les premiers, on peut aligner d'abord les conditions écologiques : des sols en général pauvres (sauf dans la vallée du Nil), aussi bien sous les tropiques que dans la zone équatoriale, des pluies irrégulières avec des risques au moins séculaires de très longues sécheresses sur une part élevée du continent, des maladies anciennes et jamais ou tardivement et partiellement éradiquées (paludisme, maladie du sommeil, oncocerchose, multiples parasitoses); ensuite des structures sociales peu favorables à l'initiative individuelle et à la capitalisation, en raison de l'adoption tardive de la propriété privée et d'habitudes communautaires tenaces; des structures économiques, en conséquence, peu portées à l'investissement productif, mais plutôt au maintien d'un système de subsistance, de thésaurisation et d'ostentation; enfin, une histoire démographique malheureuse dont le résultat fut la stagnation globale de la population au moins du XVIè au XXè siècle.
À ces facteurs internes, en partie déjà liés à l'histoire internationale (par les effets de la traite des esclaves sur les irrégularités du peuplement), vinrent s'ajouter des facteurs externes prégnants, dont le principal fut sans contexte une histoire longue et renouvelée de colonisations qui fit tomber successivement partie ou tout du continent dans la dépendance de forces économiques et politiques internationales dominantes et contraignantes.
Les premières de ces colonisations furent les colonisations grecque et romaine de l'Égypte. Rome confisqua l'héritage de celle-ci en faveur du monde méditerranéen occidental, donc de l'Europe. L'islam à son tour, isolant la basse Égypte de la Nubie, exerça un coup d'arrêt brutal, tandis que dans le massif éthiopien se réfugiaient les noyaux antérieurs chrétiens ou juifs. La pénétration arabe joua en Afrique occidentale comme sur la côte orientale (après celle des Perses) un rôle déterminant de puissance économique dominante : l'or du Soudan ou du Zimbabwe, les esclaves, l'ivoire, les plumes d'autruche drainés vers le monde musulman furent autant d'occasions d'instaurer un échange inégal entre le continent noir et les marchés de la Méditerranée et de l'océan Indien. Le sultanat de Zanzibar paracheva à l'est cette œuvre coloniale, tandis qu'à l'ouest le mercantilisme négrier puis le capitalisme occidental qui se succédèrent du XVè au XIXè siècle introduisaient l'impérialisme européen. Le dernier avatar fut l'apartheid qui fut en 1947 en Afrique du Sud la réplique antagonique des processus de décolonisation engagés ailleurs : il s'agissait de faire des Africains, refoulés dans les Bantoustans ou États noirs, des « indigènes » étrangers à leur propre pays.
Ces dominations successives ne contribuent-elles pas à rendre compte, en grande partie, de la dépendance économique actuelle et de ses avatars politiques ? La mondialisation contemporaine, comme elle l'a fait depuis des siècles sous des formes chaque fois différentes, ne se traduit-elle pas par une soumission chaque fois redéfinie du continent ?
L'avenir : néanmoins, quarante ans après l'indépendance, malgré une situation économique déplorable, les choses changent très vite en Afrique depuis le début des années 1990 et la chute du mur de Berlin. Celle-ci a fait redémarrer le processus : élimination du pouvoir blanc au Zimbabwe en 1990, chute de l'apartheid entre 1990 et 1994, conférences nationales à partir de février 1990 (Bénin). L'aspiration démocratique est évidente. Les droits à l'émancipation humaine sont en passe de devenir une revendication populaire. Depuis 1976, l'indépendance syndicale a été officiellement rétablie au Sénégal, et depuis 1991 en Tanzanie... L'évolution récente est si rapide et contrastée que, en dépit de l' « afro-pessismisme » ambiant actuel, beaucoup d'espoirs sont permis. Dans cette perspective, les soubresauts parfois effroyables du temps présent ne sont pas à considérer comme une fatalité : ils sont plutôt l'expression d'une difficile et douloureuse mais probablement inévitable phase de transition.
La démocratie : on ne peut pas encore en parler en Afrique, c'est très juste, tout au plus d'aspiration à la démocratisation. Aucun gouvernement africain ne présente à ce jour « tous les signes extérieurs de la démocratie ». Mais ne confondons pas la démocratie avec certains de ses moyens (le multipartisme, le suffrage universel). La démocratie, c'est bien plus compliqué ! D'abord, cela ne tombe pas du ciel, cela se conquiert. Qui la conquiert ? Ce qu'on est convenu d'appeler la société civile (on disait naguère : « le peuple »). Or en Afrique, celle-ci, contrariée depuis des siècles, n'est encore qu'en gestation. Beaucoup de ces sociétés ont été maintenues dans un état quasi létal par des siècles de régimes infernaux les traites négrières et l'esclavage internes ont atteint leur maximum au XIXè siècle précolonial . Quant au régime colonial, il a imposé l'état d'exception en permanence. Tous ces gens niés pendant des décennies dans leur humanité et dans leur existence quotidienne doivent apprendre à transgresser la loi pour la dépasser et la refonder, cela ne peut se faire ni en un jour ni en une génération. C'est peu à peu que s'impose ce que Jean-Jacques Rousseau a défini comme le « contrat social » : c'est cela la base de la démocratie, et non pas ses « signes extérieurs ». En sus, la démocratie n'est jamais atteinte en tant que telle, elle est tout au plus un idéal. Les grands modèles souvent évoqués : la démocratie athénienne, ou la démocratie américaine, sont-ils vraiment des modèles ? Oui, pour une minorité de « happy fews » à Athènes, au prix de l'exclusion du plus grand nombre : les esclaves et les métèques... Oui, sans doute, en principe aux États-Unis, mais pas depuis la Révolution américaine : depuis 1963 et l'égalité des droits pour les Noirs... Et pour toutes nos démocraties européennes, exception faite d'un nombre de plus en plus élevé de nouveaux exclus : ceux des banlieues ghettoïsées, les SDF, les homeless... Car la démocratie vise un équilibre infiniment fragile entre deux principes contradictoires : la liberté et l'égalité, équilibre maintenu tant bien que mal grâce au principe de la séparation des pouvoirs. En effet, la liberté intégrale multiplie les exclus le libéralisme en est la preuve ; mais l'exigence d'égalité, qui implique l'intervention de l'État, risque d'aboutir en son nom au totalitarisme supposé régulateur...
Ceci dit, d'accord : les régimes occidentaux étant actuellement davantage sous le contrôle de leurs sociétés civiles sont actuellement les plus « démocratiques », sans oublier que la démocratie peut toujours y être menacée (regardez la régression du régime de Vichy, ou les excès du pouvoir exécutif du Président Bush aujourd'hui).
Restent les quatre questions urgentes posées par Emmanuel Dongala :
1. Qu'est-ce que le développement ? Incontestablement, l'Europe est une aire culturelle comme les autres. Encore faut-il faire reconnaître cette idée, qui est loin d'être partagée en Occident. Et en apprécier les conséquences : car cela ne signifie évidemment pas récuser en bloc les référentiels occidentaux, seulement les relativiser, et comment (cf. question 4) ? Le travail reste à faire.
2. La démocratie en Afrique ? À partir du moment où l'on comprend la démocratie comme un système politique au service et aux écoutes de la société civile, elle est ni plus ni moins nécessaire en Afrique qu'ailleurs. C'est mal poser la question à mon avis que de la dissocier du développement : puisque le développement ne se réduit pas au développement scientifique et technique, mais est compris comme au service de la société autant que par elle, les deux sont indissociables. Comme je l'ai proposé plus haut, ce n'est pas une question de démonstration à faire, mais une exigence naturelle de la société à partir du moment où celle-ci a voix au chapitre. Et comment lui donner voix au chapitre ?
L'arme majeure des sociétés africaines, comme partout ailleurs, c'est l'école. Or, quelle que soit la valeur de celle-ci (en général médiocre et menacée), elle existe et se développe à une vitesse extraordinaire. Que vaut l'argument selon lequel l'école est mal faite, et n'est source que de chômage et de délinquance ? Je répondrai que si vous apprenez aux enfants à lire et à comprendre quelques concepts de notre temps, ils sauront bien en tirer eux-même, un jour ou l'autre, tout l'avantage. Quand les autorités sont déficientes, les collectivités locales s'organisent. Le nombre d'enfants scolarisés est infiniment supérieur au pourcentage qui existait en fin de colonisation. En moyenne, aujourd'hui, plus de la moitié des garçons, mais encore seulement un tiers des filles sont scolarisés. Dans certains pays (Côte d'Ivoire, Botswana), 90% des garçons vont à l'école. C'était le cas au Congo (Brazzaville) avant la guerre civile. Car ce n'est, hélas, pas le cas là où les conflits sévisssent, qui vont donner naissance à des générations sacrifiées voire dangereuses. Mais ce n'est pas l'école qui fournit les guerres civiles, c'est la misère. Et ce n'est pas l'école qui nourrit la misère, c'est, entre autres, l'absence de démocratie (même s'il y a développement).
3. La situation inégalitaire des femmes ?
Là encore, cette inégalité « structurelle » n'a rien de spécifiquement africain. Et la condition structurelle des femmes africaines est moins pire que ne l'était (et l'est encore souvent) celle des femmes indiennes ou chinoises, qui n'avaient aucune valeur ni aucune ressource économiques. L'émancipation des femmes, pas plus qu'en Europe, n'est donnée par les hommes : elle est conquise par les femmes, et cela commence, même si c'est encore très difficile, au village, à la ville, et d'abord à l'école. C'est pourquoi le combat des femmes sera sans doute plus vigoureux d'ici une génération, livré par les filles des femmes d'aujourd'hui. Là encore, il y a beaucoup de signes encourageants. Il faut continuer à se battre, et surtout ne pas se décourager, mais il faut donner le temps au temps...
4. Quant au problème de la contradiction entre le global et le local, l'universel et le spécifique, c'est effectivement la grande question de notre temps, puisque pour la première fois elle se pose à l'échelle de la planète tout entière. Sans doute y a-t-il « choc des civilisations » de par la volonté obtuse des fondamentalismes, quels qu'ils soient (intégristes musulmans et pentecôtistes, même combat ; au 3ème millénaire, on peut se permettre d'exiger le postulat : toute croyance est respectable à condition de respecter celle du voisin) ; mais le métissage est la plus grande vérité de l'histoire (et de la génétique) et le sera toujours : nous sommes tous des métis différents (soulignant ainsi la convergence entre sciences de la vie et sciences sociales), et cela fait la richesse de l'humanité. Encore faut-il que celle-ci le comprenne et l'accepte.
Le problème se pose aujourd'hui de façon d'autant plus aigüe que nous évoluons dans le cadre d'une mondialisation accélérée. L'universalité des droits de l'homme n'est apparemment plus mise en doute. Mais universel pour qui, et pour quoi ? Il est du devoir du chercheur de poser la question, car l'universel est depuis longtemps celui de l'Occidental, et rien ne dit que cette extrapolation de l'Occident à l'univers aille de soi. À partir du moment où l'objectif de la reconnaissance de droits universels n'est pas de modeler les esprits à l'image des esprits occidentaux pris comme modèle unique, le chercheur a le devoir non pas seulement de tolérance (ce qui implique un sentiment de supériorité), mais de respect des valeurs de l'autre. Cela exige une réflexion approfondie, puisqu'il n'est pas non plus question, naturellement, d'accepter des déviations à la règle générale au nom de « valeurs » héritées objectivement obsolètes. Il convient donc chaque fois de s'interroger sur ce qui, dans une société donnée, relève de l'universel pris comme absolu, ou d'une spécificité culturelle de cet universel. Ce travail reste en grande partie à faire.
Bref, c'est vrai, pour l'instant, encore empêtrés dans « tous les rebuts hétéroclites hérités de la colonisation », nous sommes à la recherche de nouveaux paradigmes permettant d'avoir des regards autonomes sur quelque société que ce soit : car la question ne concerne pas seulement les chercheurs d'Afrique, au nom desquels Emmanuel Dongala se prononce. Elle concerne tout autant les autres chercheurs du monde, et au premier chef naturellement les Occidentaux, peut-être encore davantage englués dans la « bibliothèque coloniale » que les ex-colonisés qui, au moins, en ont entrepris largement le procès. Ceci dit, ne désespérons pas : le travail est commencé, à nous tous de contribuer à le faire progresser le plus efficacement possible...
Nous tous, cela signifie aussi une révision drastique des relations de recherche africaine en francophonie[3]. Le dialogue françafrique est devenu obsolète. À mon avis, peu partagé en France, la grande faiblesse d'un certain nombre de chercheurs français est de penser l'avenir de leurs recherches africaines dans le cadre français. Ils y sont incités aussi bien par la qualité et parfois l'originalité (réelles) des recherches francophones, que par le souci après tout naturel de la part de chercheurs et d'enseignants en activité dans leurs institutions respectives de défendre l'« École française » d'histoire africaine, élargie d'ailleurs très normalement à la participation d'un certain nombre (pas très élevé) de chercheurs africains francophones. Or les recherches africaines ne sont plus ni anglophones (même si le nombre de chercheurs et donc d'écrits en cette langue est bien supérieur) ni francophones : elles sont, malgré le fossé qui sépare encore souvent les deux domaines linguistiques, mondiales (sait-on qu'il existe au Japon environ 800 « africanistes » adhérents à l'association japonaise du même nom, qui organise depuis une trentaine d'années un congrès annuel ?).
Certes, la plupart des jeunes historiens de l'Afrique de langue française, qu'ils soient Français ou Africains, ont changé : nés après les indépendances, ils sont délivrés des vieux démons; la compréhension réciproque s'instaure sur un pied d'égalité, les jeunes non seulement échangent leur savoir mais sont aussi attentifs à la sensibilité de l'autre. Enfin presque tous savent l'urgence d'explorer les travaux dans l'autre langue coloniale. Qu'on le veuille ou non, l'anglais est devenu aujourd'hui langue scientifique internationale, en sciences humaines comme en sciences dures. Des Africains francophones l'ont parfois compris plus vite que des africanistes français. Ils deviennent bilingues, ne serait-ce que par les ouvertures que leur offrent les flux de diasporas vers les universités surtout américaines. Ils le deviennent d'autant plus vite que la francophonie, bafouée par la réduction drastique des crédits et les lois restrictives sur l'immigration, est devenue un quasi-leurre. C'est aussi pourquoi, parce que leur culture est plus ample du moins pour ceux qui ont la chance de circuler en dehors du continent des intellectuels africains francophones deviennent des historiens de qualité, d'une qualité sinon supérieure du moins différente de celle de Français moins curieux. En ce combat inégal les Français ont deux handicaps : d'une part parce que l'ouverture sans complexe sur le monde scientifique anglophone offre à la fois plus de savoir et plus de moyens, et d'autre part parce que nous autres Français, comme d'ailleurs tous les peuples au passé colonial, gardons un réflexe conservateur, celui de penser que notre érudition est la meilleure du monde. Or en dépit d'excellents spécialistes, là n'est pas la question ce n'est plus vrai, ni des bibliothèques françaises (sans même parler des bibliothèques quasi-inexistantes des universités africaines francophones) qui deviennent, sur le plan du savoir africaniste, des lieux sous-développées, ni des connaissances, parce que celles-ci sont trop souvent imbues d'un préjugé tenace de supériorité qui résiste de moins en moins à la confrontation des réalités sur le terrain. Or le temps n'est plus du paternalisme scientifique, même si faire ce constat m'attire parfois le reproche d'adopter une attitude « démagogique ».
La mondialisation du savoir a au moins ceci de bon : les historiens africains ont désormais la possibilité d'y participer. Un des acquis spécifiques des sciences sociales africaines est leur caractère d'emblée international. Il est normal et même fréquent qu'un colloque d'histoire européenne, ou américaine, comporte un nombre souvent écrasant de nationaux du pays étudié. Ceci est impensable en histoire de l'Afrique du fait d'une histoire très différente de la discipline : toute rencontre de niveau scientifique sérieux est ou devrait être d'emblée internationale. Compte tenu du nombre très minoritaire des «africanistes» français, elle ne sera vraiment à la pointe que si, à côté des chercheurs français, elle rassemble un nombre équilibré d'étrangers venus de tous les horizons : Américains et autres Européens, certes, mais aussi, de plus en plus, Africains d'Afrique et Africains de la diaspora intellectuelle dont beaucoup d'entre eux francophones en poste aux États-Unis et en Europe, venus par exemple de Bayreuth, de Hambourg, de Lausanne, de Leyden ou d'Uppsala, pour ne parler que de quelques-uns des principaux centres d'accueil. Veut-on un exemple ? En mars 2003 l'Université d'Austin, Texas, organise (comme tous les ans sur des thèmes divers) un congrès international sur African Urban Spaces: History and Culture ; plus de cent communications sont répertoriées, dont plus de la moitié d'historiens africains et un nombre non négligeable d'Européens, certes très majoritairement anglophones, mais aussi francophones ou lusophones.
Il est temps que les «africanistes» de France apprennent à les entendre, plutôt que d'observer une réserve qui, de façon inconsciente, relève d'obsolètes prérogatives occidentales, nationales ou même, de façon plus limitative encore, localement institutionnelles. Des controverses d'emblée plus amples imposent sinon un langage commun, du moins une volonté et même un volontarisme de compréhension et de respect mutuel. On a beau dire et s'en défendre, l'héritage culturel européen peine à s'adapter à des approches conceptuelles différentes issues d'autres types de mentalités ou à comprendre les exigences de points de vue excentrés, vus d'Afrique plutôt que vus d'Europe ou de France.
Ce refus instinctif de prendre en considération une identité différente (à l'opposé de l'excès inverse des Américains de ne penser le multiculturel que comme autant d'unités juxtaposées quasiment irréductibles) est peut-être une caractéristique de la recherche française sur l'Afrique comme sur le reste du monde ; la reconnaissance de l'autre comme autre va à l'encontre d'une universalité française fondée sur une logique d'assimilation : les chercheurs étrangers, Africains comme les autres, sont acceptés à partir du référent universel français. Or l'africanisme français, dans ses variantes et ses conflits, est le produit d'une même histoire et d'un même regard très longtemps chargé de condescendance sur l'autre, condescendance ou scepticisme aujourd'hui malheureusement renforcés par la qualité déficiente des infrastructures de formation et de recherche en Afrique. Le résultat, c'est que la diaspora intellectuelle africaine, en France comme en francophonie africaine, doit pour être pleinement acceptée agir et réagir comme les « indigènes français », comme si tous les indigènes agissaient pareil...
Or si le multiculturalisme présente aussi de gros défauts, il permet mieux de repenser l'autochtonie et la diversité des modes de production des savoirs en Afrique et sur l'Afrique en fonction de la nature des institutions qui légitiment et sanctionnent ces discours. Pourquoi ne pas l'accepter et avancer en s'acceptant, en dialoguant, tout en s'opposant : accepter en quelque sorte cette diversité comme humains et comme intellectuels.
Reconnaître que les chercheurs français sur l'Afrique sont devenus si minoritaires qu'il n'est plus question d'observer un splendide isolement ce que les chercheurs en sciences dures savent depuis longtemps , ce n'est pas faire entreprise de dénigrement du savoir francophone. C'est au contraire faire bénéficier celui-ci des courants universels de la recherche qu'il n'est plus question de décliner sur le seul plan hexagonal. Les spécialistes de l'Afrique, de quelque bord qu'ils soient, ont tous le même sujet d'étude : les Africains, eux-mêmes ou les autres.
Notes
[1] Comme Dongala, pour simplifier, j'utilise le terme « scientifique » au sens restreint des sciences « dures ». J'inclus dans les sciences de la société ou sciences sociales tout ce qui concerne les dites sociétés, c'est-à-dire les anciennes catégories de « sciences humaines », « sciences sociales », et sciences juridiques et économiques.
[2] Cf. C. Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l'infériorité noire », in Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme, Paris, 2003, pp. 646-687.
[3] On reconnaitra dans ce dernier paragraphe quelques idées exprimées autrement dans une fin d'article récent : « De l'africanisme vu de France. Le point de vue d'une historienne », Le Débat, No. 118, 2002, pp. 34-48. Je remercie aussi Mamadou Diouf et Issiaka Mandé pour certaines idées suggérées oralement.
Catherine COQUERY-VIDROVITCH Professeur émérite à l'Université Paris-7-Denis-Diderot, a publié entre autres Afrique noire. Permanences et ruptures (2ème. éd. rév., L'Harmattan 1992); Histoire des villes d'Afrique noire des origines à la colonisation (A. Michel 1993); Les Africaines. Histoire des femmes d'Afrique du XIXème. au XXème. siècle (Desjonquères 1994); L'Afrique et les Africains au XIXè siècle (Colin 1999); Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires 1899-1930 (Éd. EHESS, 2è éd. 2002). Elle prépare actuellement un ouvrage sur les enfants métis de la seconde guerre mondiale. Elle a reçu en 1999 l'African Studies Association Distinguished Africanist Award. Elle est membre du bureau international du CISH (Congrès international des Sciences historiques), 2000-2005. |