Emmanuel Dongala développe, dans « Dégager l'horizon : la science, les sciences humaines et l'Afrique », une réflexion capitale pour notre époque. En d'autres temps, ce dont il traite aurait été élevé au rang de question disputée. Cette réflexion est d'autant plus capitale qu'elle s'affranchit des travers d'un certain positivisme. En matière d'épistémologie ou de théorie de la connaissance, on ne peut se contenter d'avoir recours « à des solutions philosophiques de problèmes scientifiques périmés »[1]. Les relations entre sciences exactes et sciences humaines sont complexes, et elles ont mis des siècles à s'instaurer. Si les dispositifs scientifico-techniques ont pris forme, c'est incontestablement au fil d'une longue histoire. Et l'Afrique n'est entrée dans cette histoire que lorsqu'elle s'était déjà mise en place. Qui peut dire, aujourd'hui, quel rôle la rhétorique (le trivium et le quadrivium) a joué dans la mise en place des disciplines scientifiques ? Considérant qu'il faut promouvoir une réforme culturelle en Afrique[2], Daniel Etounga Manguelle dit :
Aujourd'hui, ce n'est pas porter atteinte à un de nos anciens que de constater qu'il n'est pas capable de venir en aide à un jeune lycéen qui étudie l'informatique ou qui connaît des problèmes de biotechnologie. Dans nos sociétés, nous devrions passer le relais car au fond, l'expérience ne suffit plus. Il faut une formation supplémentaire et surtout accepter que ceux qui ont bénéficié de cette formation puissent conduire notre population. Voilà déjà un processus d'ajustement qui commence.[3]
Les obstacles sont donc multiples. Pourquoi l'Afrique semble-t-elle être sous la dépendance scientifique et technique de l'Occident ? La réponse la plus simpliste à cette question consisterait à dire que c'est à cause de la domination coloniale qu'il en est ainsi. Quoi qu'il en soit, même des systèmes discursifs dominés fonctionnent avant tout comme des discours. L'autre réponse requiert beaucoup plus d'efforts. Michel Foucault distingue, parmi les « procédures de contrôle et de délimitation du discours »[4], 1) celles qui « s'exercent en quelque sorte de l'extérieur », « fonctionnent comme des systèmes d'exclusion », et « concernent sans doute la part du discours qui met en jeu le pouvoir et le désir »[5] ; 2) celles qui, « internes », font que « ce sont les discours eux-mêmes qui exercent leur propre contrôle ; procédures qui jouent plutôt à titre de principes de classification, d'ordonnancement, de distribution, comme s'il s'agissait cette fois de maîtriser une autre dimension du discours : celle de l'événement et du hasard »[6]. Alors : les formation discursives africaines sont-elles dominées parce qu'elles sont sous l'emprise de règles qui s'exercent « en quelque sorte de l'extérieur », ou sous l'emprise de règles « internes » ? Les discours s'inscrivent dans des configurations, des discontinuités.. Or s'agissant des champs du discours, comme de beaucoup d'autres éléments d'ailleurs, en Afrique, les longues durées sont rarement prises en compte. Ce qui est une grave erreur et interdit tout effort généalogique et critique.
Emmanuel Dongala écrit que « Le veritable problème réside dans le fait que le prestige de la science est tel qu'elle a colonisé toutes les autres formes de pensée et de création ». En est-il si sûr ? Comme dit Michel Serres, les « traductions » littéraires de la science (cf. Emile Zola, par exemple). sont tout autant hégémoniques. Dans le monde déruralisé, les anciens « modèles » narratifs ont périclité, et les modèles scientifiques sont devenus prédominants au fil d'une accélération accrue[7] et, cependant, les récits continuent à jouir d'un immense prestige. Parallèlement, de nouvelles figures d'intellectuels sont apparues (substitut des intellectuels organiques d'antan, qui sont souvent, en Afrique, des figures magico-religieuses). Aujourd'hui, des formes entières de savoir ont été dévaluées. Est-ce la substitution du paradigme de la communication à celui du progrès[8] qui rend possible la modification du paradigme du pouvoir intellectuel[9] ? Est-ce plutôt l'inverse ?
La ritualisation qualifie ceux qui tiennent des discours religieux, judiciaires, thérapeutiques, et politiques[10]. Le phénomène que relève Dongala en parlant du « jargon jargonnant et pseudo scientifique » que l'on trouve dan les textes de nombreux chercheurs en lettres et en sciences humaines relève d'une crise langagière ; il a été consécutif à l'irruption des sciences exactes dans l'espace africain. Ce n'est pas la première fois que cela se produit. Lors des grandes révolutions scientifiques, de nombreux textes ont fait preuve d'une inflation langagière du même type. En fait, il se produit un phénomène de déséquilibration langagière quand on change de paradigme scientifique. Mais ce phénomène est suivi tôt ou tard par une phénomène de rééquilibration langagière. Par ailleurs, Dongala n'accorde pas suffisamment d'importance au point de vue des spécialistes des sciences humaines sur leurs propre travail. Or, l'exemple de l'influence de l'Ecole de Prague, qu'évoque Claude Lévi-Strauss, est instructif non plus en ce qu'il compare une science exacte à une science humaine, mais en ce qu'il évalue ses problèmes et les niveaux de deux sciences humaines[11]. Lévi-Strauss formule quelques notations judicieuses sur « ce en quoi consiste la révolution copernicienne dont les sciences humaines sont redevables à la linguistique structurale : savoir que pour comprendre la nature des liens sociaux, on ne doit pas poser d'abord les objets et chercher ensuite à établir entre eux des connexions. Renversant la perspective traditionnelle, il faut percevoir au départ les relations comme des termes, et les termes eux-mêmes comme des relations. Autrement dit, dans le réseau des rapports sociaux, les noeuds ont une priorité logique sur les lignes, bien que, sur le plan empirique, celles-ci engendrent ceux-là en se croisant. »[12] Le travail de Lévi-Strauss, dit Roland Barthes, « implique », « par sa méthode et ses fins, une universalité de champ qui lui fait rencontrer tous les objets de la sociologie »[13]. Cependant, ajoute Barthes, « là où l'analyse structurale cherche des écarts qualitatifs (entre unités), la sociologie statistique cherche des moyennes ; la première vise à l'exhaustivité, la seconde à la globalité »[14]. La méthode a une fonction : « retrouver le système ou les systèmes de classification d'une société : chaque société classe les objets à sa manière, et cette manière constitue l'intelligible même qu'elle se donne : l'analyse sociologique doit être structurale, non parce que les objets sont structurés 'en soi', mais parce que les sociétés ne cessent de les structurer ; la taxinomie serait en somme le modèle heuristique d'une sociologie des superstructures. Or, comme science générale, la taxinomie n'existe pas ; il y a certes des taxinomies partielles (botaniques, zoologiques, minéralogiques), mais, outre que ces classifications sont temporaires (et rien n'illustre mieux qu'elles le caractère historique et idéologique des modes de classement, et une histoire des formes, qui reste à faire, nous en apprendrait peut-être autant que l'histoire des contenus sur laquelle on s'acharne), elles n'ont pas encore été observées au niveau de notre société de masse »[15]. Barthes constate que « nous ne savons rien de la façon dont cette société [de masse] classe, répartit, conjoint, oppose les objets innombrables qu'elle produit, et dont la production elle-même est un acte immédiat de classification »[16]. Il importe, par conséquent, non seulement de « reconstituer un nombre important de taxinomies particulières », mais aussi d' « édifier, à partir de là, si l'on peut dire, une taxinomie des taxinomies : car, s'il y a réellement société de masse, il faut admettre qu'il y a toujours ou contagion d'un mode type de classement à une infinité d'objets, ou correspondances homologiques entre plusieurs modes de classement. »[17] S'efforçant de retrouver les « catégories de l'intelligible »[18], Lévi-Strauss construit une oeuvre dont le grand apport méthodologique, celui sans doute qui rencontrera le plus de résistances, puisqu'il touche au tabou formaliste, c'est, si l'on veut, d'avoir « décroché » résolument les formes des « contenus »[19].
Les cultures dites « pré-modernes » ont légué aux actuelles formations une tension prolongée entre différents paradigmes pratiques. Ces paradigmes sont essentiellement pratiques : sans doute parce que la théologie (le discours sur Dieu) n'a pas été de l'ordre de l'orthodoxie (la croyance en la rectitude doctrinale) mais de l'orthopraxie (la rectitude pratique) les doctrines n'ont pas fait l'objet de découpages déterminés. Plusieurs phénomènes bouleversent aujourd'hui les dispositifs communicationnels : « les révolutions technologiques (informatisation galopante de tous les secteurs de l'activité, autoroutes de l'information, mutation numérique) et les grandes opérations de fusion et de concentration affectant toutes les industries liées à la communication. (...) Les industries de la communication, longtemps caractérisées par l'importance du contenu (l'information, le savoir, la connaissance, l'éducation, la création) sont en train de devenir des industries du contenant. Ce qui compte désormais, au plan industriel, c'est davantage le contrôle des contenants (les 'tuyaux' à l'intérieur desquels circule le flux des contenus) que celui des messages. »[20].
L'une des nouveautés majeures du XIXe siècle a été l'irruption de l'Etat-nation dans le champ africain. Ce type de formation étatique s'est développé en même temps que l'univers urbain. La forme de l'Etat-nation a garanti le développement du système de l'économie capitaliste et donc aussi, du système scientifique moderne tout en s'étendant à l'échelle mondiale. L'Etat-nation a créé l'infrastructure et été supporté par une technostructure ; il a homogénéisé culturellement le monde, au prix, il faut le dire, de la destruction de nombreuses cultures. Au cours de ce processus, la discipline a fait l'objet de diverses opérations institutionnelles[21] qui ont conduit à une transformation de domaines tels que la médecine, la prison, l'éducation, l'urbanisme et l'architecture[22] ou les systèmes du droit. Les technologies et les échanges ont changé (XVe-XIXe siècle)[23]. Jeremy Rifkin considère qu'un nouveau changement est en cours en ce début du XXIe siècle, qui nous fait passer, dans le cadre du cyberespace, des marchés aux réseaux[24].
Il importe de ne pas oublier que les connaissances sont organisées, en Occident, en fonction de disciplines qui sont par ailleurs « créatrices d'appareils de savoir, de savoirs et de champs multiples de connaissance »[25] Il y a eu un moment où ces disciplines se sont organisées en fonction du droit et/ou de la théologie[26], ou encore de la rhétorique. A d'autres moments, cependant, les disciplines ont reposé sur le discours de la règle : « non pas celui de la règle juridique dérivée de la souveraineté ; mais celui de la règle universelle, c'est-à-dire de la norme »[27] ; non pas celui « de la loi, mais [celui] de la normalisation »[28], se référant non à l'horizon de « l'édifice du droit »[29], mais au « champ des sciences humaines »[30]. Les disciplines avaient alors comme jurisprudence « un savoir clinique ». On pourrait dire que l'ordre des discours africains a privilégié la norme et/ou la règle ; qu'il a pendant un certain temps fonctionné en vue « d'un code qui sera celui, non pas de la loi, mais de la normalisation »[31]. En d'autres termes : les " régularités discursives "[32] n'ont pas été envisagées au sein des mêmes frontières que les formes occidentales du discours. Aussi, les objets discursifs n'ont pas été formés[33] selon les mêmes modalités qu'en Occident. Dès lors, les concepts n'ont pas été définis de la même manière, et les stratégies ne se sont pas élaborées de la même façon. C'est cela qui explique certains aspects de l'évolution des rapports sciences exactes/sciences humaines.
Notes
[1] Georges Caguilhem, Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 5e éd., augmentée, 1983, p. 197.
[2] Daniel Etounga Manguelle, L'Afrique a-t-elle besoin d'un programme d'ajustement structurel ?, Ivry-sur-Seine, Editions Nouvelles du Sud, 5e éd., 1993.
[3] Ibid., entretien, in Brune, Paris, mars-mai 1993, no. 8, p. 20.
[4] Michel Foucault, L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 23.
[5] Ibid., p. 23.
[6] Ibid<., p. 23.
[7] Immanuel Wallerstein, in Le Monde diplomatique, Paris, août 2000, p. 19.
[8] Ignacio Ramonet, in Manière de voir, Paris, juillet-août 1999, p. 17.
[9] Toni Negri, in Le Monde diplomatique, Paris, janvier 2001, p. 3.
[10] Foucault, L'ordre du discours, p. 41.
[11] Roland Barthes, in Barthes et al., Poétique du récit, Paris, Editions du Seuil, " Points ", 1977, p. 14 (" Les niveaux sont des opérations. Il est donc normal qu'en progressant, la linguistique tende à les multiplier. L'analyse du discours ne peut encore travailler que sur des niveaux rudimentaires. A sa manière, la rhétorique avait assigné au discours au moins deux plans de description : la dispositio et l'elocutio. De nos jours, dans son analyse de la structure du mythe, Lévi-Strauss a déjà précisé que les unités constitutives du discours mythique (mythèmes) n'acquièrent de signification que parce qu'elles sont groupées en paquets et que ces paquets eux-mêmes se combinent, et T. Todorov, reprenant la distinction des formalistes russes, propose de travailler sur deux grands niveaux, eux-mêmes subdivisés : l'histoire (l'argument), comprenant une logique des actions et une « syntaxe » des personnages, et le discours, comprenant les temps, les aspects et les modes du récit. Quel que soit le nombre des niveaux qu'on propose et quelque définition qu'on en donne, on ne peut douter que le récit soit une hiérarchie d'instances. ")
[12] Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 12.
[13] Roland Barthes, L'aventure sémiologique, Paris, Editions du Seuil, " Points ", 1991, pp.
[14] Ibid., p. 233.
[15] Ibid., pp. 236-237.
[16] Ibid., p. 237.
[17] Ibid., p. 237.
[18] Ibid., p. 238.
[19] Ibid., p. 238.
[20] Ignacio Ramonet, in Manière de voir, Paris, juillet-août 1999, no. 46, p. 6.
[21] Foucault, Dits et écrits IV, pp. 222-243. Cf. Pierre Legendre, Les enfants du texte. Etude sur la fonction parentale des Etats, Paris, Fayard, 1992 ; id., L'inestimable objet de la transmission. Etude sur le principe généalogique en Occident, pp. 35 et suiv. ; id., Dieu au miroir. Etude sur l'institution des images, Paris, Fayard, 1994, pp. 95-178 ; Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, « Champs », 1993, pp. 152 et suiv.
[22] Barthes, L'aventure sémiologique, pp. 261-271.
[23] Jeremy Rifkin, in Le Monde diplomatique, Paris, juillet 2001, p. 22.
[24] Ibid., Paris, juillet 2001, p. 22.
[25] Michel Foucault, " Il faut défendre la société ". Cours au Collège de France. 1976, Paris, Editions du Seuil/Gallimard, " Hautes études ", 1997, p. 34.
[26] Ernst H. Kantorowicz, " Mourir pour la patrie " et autres essais, Paris, P.U.F., 1984, pp. 31-57.
[27] Ibid., p. 34.
[28] Ibid., p. 34.
[29] Ibid., p. 34.
[30] Ibid., p. 34. Voir Ibid., Résumé des cours 1970-1982, Paris, Julliard, 1989, pp. 29-51 ; Jean Piaget, Epistémologie des sciences de l'homme, Paris, Gallimard, " Idées ", 1972.
[31] Foucault, " Il faut défendre la société ". Cours au Collège de France. 1976, p. 34.
[32] Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 29.
[33] Ibid., pp. 55-67.
Ange-Séverin MALANDA est né à Vindza (Congo). Docteur en philosophie,
il a également poursuivi des études de
littérature, de cinéma et de théâtre en France.
Il a notamment publié :
Démocratie et violence en Afrique (Paris, in Revue des deux
mondes, novembre 1994),
L'Afrique entre guerre et droit (Paris, revue 'Lignes', 3e trimestre 1994,
no.
23),
L'esthétique littéraire de Camara Laye (Paris,
L'Harmattan, 2000),
Origines de la fiction et fiction des origines chez Emmanuel Dongala
(Paris,
L'Harmattan, 2000),
Pepetela et l'écriture du mythe et de l'histoire (en
collaboration avec D.
Drndarska, Paris, L'Harmattan, 2000),
Lire l'oeuvre de Sylvain Bemba (Paris, Editions du Ciref, 2000),
Daniel Biyaoula et le récit de l'exil (Paris, Editions du CIREF,
2000),
Differends II. Ordres et enjeux de la narration chez Henri Lopes
(Editions du Ciref, 2001),
Dose 1 [Roman] (Paris, Editions du Ciref, 2001),
Passage II: Histoire et pouvoir dans la littérature
antillo-guyanaise (Paris, Editions du Ciref, 2002),
Tragédie et comédie chez Sony Labou Tansi (Paris, Editions
Paari, 2002).
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