Abel Kouvouama
Université de Pau et des Pays de l'Adour
L'article d'Emmanuel Dongala interpelle le chercheur en sciences sociales et humaines sur deux points: le premier, de nature épistémologique, s'inscrit dans le rapport entre les sciences dites dures d'une part, les lettres, sciences sociales et humaines d'autre part; ainsi que sur les implications sociales et politiques directes du chercheur en sciences sociales et humaines. Le second point est la critique du mimétisme des chercheurs africains ou travaillant sur l'Afrique et qui ont selon lui, « pour tâche de nous offrir des nouveaux paradigmes qui nous serviront de cadres ou de grilles de lecture qui nous permettront d'avoir un regard autonome sur nos sociétés. Cela nous aidera, poursuit Emmanuel Dongala, à dégager notre horizon bouché par tous les rebuts hétéroclites hérités de la colonisation et nous guidera dans l'élaboration des stratégies opérationnelles et de nouvelles praxis ». Les éléments de réponses que j'avancerai ici ne suffiront sans doute pas pour réagir point par point sur tout ce qui a été dit par Emmanuel Dongala, au regard de la densité et de l'importance des questions abordées par lui. Il est évident que pour certaines questions que j'ai déjà évoquées dans des publications antérieures récentes[1], je vais sommairement y faire référence pour faire court.
Première idée avancée par E. Dongala : « La méthode scientifique trouve son efficacité en disjoignant sa pratique de toute conscience éthique et n'intègre pas la subjectivité du sujet pensant ». |
Sur le premier point d'ordre épistémologique, je le rejoins sur certains points, notamment dans la critique du scientisme et des chercheurs qui s'évertuent à démontrer la scientificité des lettres, sciences sociales et humaines. C'est du reste ce débat que j'avais, en décembre 1985, organisé à l'Université de Brazzaville, entre les départements de la Faculté des lettres et sciences humaines, et de la Faculté des Sciences, sur le « rapport philosophie/science ». Je pars du principe que le chercheur, quel que soit son domaine scientifique, est avant tout un agent social, un citoyen qui, produisant un savoir spécialisé, opère nécessairement des choix existentiels et stratégiques ayant des enjeux scientifiques et de pouvoir liés à ses intérêts et aux intérêts du groupe auquel il appartient. Ainsi, par exemple, la philosophie des sciences, la sociologie de la science et l'anthropologie de la science permettent au chercheur de s'investir non seulement dans l'histoire de sa discipline, c'est-à-dire la restitution de l'état des questions soulevées dans sa discipline, qu'il s'agisse du mode d'élaboration des méthodes dans la recherche de la vérité scientifique ou qu'il s'agisse de l'espace des positions et des prises de position adoptées par tel ou tel chercheur; ceci dans la mesure où l'adhésion à des vérités scientifiques suppose également un travail réflexif sur soi (rigueur et honnêteté scientifiques). Certes, les chercheurs des sciences dites dures partent des théories et des méthodes existantes qu'ils prennent pour acquis et valables dans leurs besoins scientifiques. Ils considèrent, ainsi que le souligne Pierre Bourdieu, comme paradigmes les traditions existant dans le domaine. Mais ce paradigme détermine les questions qui peuvent être posées et celles qui sont exclues, à savoir le pensable et l'impensable; de ce fait, le chercheur et le groupe scientifique, coupés du monde extérieur, pensent de la sorte analyser les problèmes scientifiques sans prendre en compte les sociétés dans lesquelles ils travaillent.[2]C'est pourquoi, j'estime que la responsabilité du chercheur des sciences dites dures et de celui des sciences sociales et humaines est identique dans la défense de l'humain et des valeurs qui lui sont associées, notamment celles de la protection de la vie, du droit d'aspirer au bien-être et du respect de la liberté et de la dignité humaine.
Deuxième idée avancée par E. Dongala : le chercheur africain des Lettres, sciences sociales et humaines aurait pour tâche d'offrir des nouveaux paradigmes qui nous serviraient de cadres ou de grilles de lecture permettant d'avoir un regard autonome sur les sociétés africaines. |
Si, comme je viens de le souligner, la responsabilité sociale du chercheur quel qu'il soit est alors partagée, le problème posé consiste davantage à souligner les contradictions inhérentes à la pratique scientifique, particulièrement celle d'accéder à un régime de vérité par la construction sociale de la réalité : c'est ainsi que le chercheur tente toujours d'analyser la société dans laquelle il vit avec un effort d'objectivité scientifique, et en ayant conscience que le « territoire scientifique » peut être également celui de l'expérimentation sociale. Et si l'on admet que toute société quelle qu'elle soit contient en elle des facteurs de maintien et de changement, on peut alors avancer l'idée que l'innovation et la recherche de l'inédit sont inhérentes à toute société. De sorte que le rythme de changement varie d'une société à une autre, d'une civilisation à une autre en fonction des marques spécifiques et des temporalités propres.[3] Et que dans le processus interrompu d'invention de la modernité qui scande l'Afrique subsaharienne, c'est-à-dire, d'invention permanente du nouveau et de l'inédit, à travers le développement de la science et de la technique (qui sont le patrimoine commun de l'humanité que chaque civilisation s'approprie de manière sélective), on n'a point affaire à un processus linéaire et univoque de quête du nouveau; bien au contraire, ruptures et permanences y scandent le mouvement historique.
Donc, qu'il s'agisse du domaine politique, économique et social ou du domaine culturel, nous pouvons admettre l'existence d'un pôle mixte des activités matérielles et spirituelles. Cette idée conduit alors à admettre au sein de la production endogène africaine de la modernité, la permanence d'une logique sociale endogène que fonde le primat du groupe (politique, religieux et associatif de type contractuel) ou de la parenté (alliances de sang et de mariage) sur l'individu et d'une logique sociale exogène caractérisée par le primat de l'individu (autonomie de l'agent) sur le groupe; leur agencement souvent difficile et tumultueux se fait pour la plupart des cas dans un va-et-vient continuel décelable dans les comportements et les mentalités des acteurs sociaux. Avec la désorganisation des repères identitaires, (du fait de l'événement esclavagiste et de l'événement colonial), le renouvellement des représentations sociales et symboliques implique un tri à la fois dans les matériaux culturels étrangers et dans les cultures africaines anciennes. La gestion de la démocratie et du pouvoir d'Etat ne peuvent donc pas échapper aux conséquences multiples du télescopage résultant de cette production endogène (congolaise et africaine) de la modernité.
Le travail réflexif du chercheur africain notamment consiste, entre autre, à analyser dans le système-monde, à l'aide des concepts et des paradigmes opératoires, pas forcément nouveaux, mais des concepts et paradigmes existants préalablement réévalués, toutes les expériences africaines de production endogène de la modernité politique. Donc penser le politique et la démocratie en Afrique, c'est analyser à partir de quelle fondation les penseurs du politique et de la démocratie analysent le vécu des individus et travaillent théoriquement et pratiquement dans les luttes sociales, à la redéfinition d'un vouloir-vivre ensemble. Récapitulation et idéalisation du passé, reconquête de l'identité noire ou africaine perdue du fait des ruses de l'histoire, revendication de l'universalité de la démocratie, telles sont les principales lignes directrices d'une interrogation pertinente sur le devenir des sociétés africaines contemporaines.
Ainsi, je pars du principe que, dans l'histoire discontinue de l'Afrique subsaharienne, du fait de la domination esclavagiste et coloniale, la double lecture historique en terme de blocage du processus d'évolution des sociétés africaines et de surimposition coloniale d'une part, et de télescopage des logiques rationnelles exogènes et des logiques rationnelles endogènes incline à parler d'une production endogène du politique et de la démocratie repérable à travers la combinaison du principe individuel et du principe communautaire dans l'organisation du vouloir-vivre ensemble. C'est pourquoi, il est indispensable de partir de la configuration théorique qui appréhende la politique et la démocratie dans les sociétés africaines contemporaines comme lieu d'effectivité de la raison pratique; puis saisir le procès de production africaine de la modernité politique sous le signe de l'innovation et de l'émancipation du sujet africain à travers les modes multiples de combinaison du principe individuel et du principe communautaire de type contractuel. Car, dans son rapport à la communauté politique, c'est-à-dire à l'organisation du vouloir-vivre ensemble, l'individu déploie des stratégies dans la mobilisation de toutes les ressources matérielles et symboliques disponibles dans l'espace privé communautaire de type contractuel ou de la parenté pour acquérir des avantages nécessaires à un meilleur positionnement social dans l'espace public politique. Ceci est d'autant plus observable dans la plupart des villes africaines que le processus d'insertion de l'individu aux plans professionnel, social, juridique dans la communauté politique l'amène à se détacher progressivement de l'enracinement communautaire. La modernité politique africaine est de ce fait redevable d'une affirmation plus grande de l'individualité et de l'autonomie du sujet en tant qu'être de raison. Il y a en permanence de la part des individus, une utilisation stratégique des appartenances communautaires en fonction des intérêts personnels et des fins visées. Telles sont les quelques réflexions suscitées par le texte d'Emmanuel Dongala.
Notes
[1] Je me refère notamment à mes principales publications des trois dernières années: "Penser la politique en Afrique, in Politique Africaine no. 77, Philosophie et politique en Afrique (dossier coordonné par Abel Kouvouama), Paris, Karthala, 2000), pp.5-15; "Notes brèves sur le muntu et les droits de l'homme en Afrique", in revue Rupture no. 3, L'Afrique (centrale) des droits de l'homme. Le droit d'être des humains, Paris, Karthala, 2001, pp.253-259; La modernité en question, Paris, Ed. Paari, 2001; Modernité africaine. Les figures du politique et du religieux, Paris, Ed. Paari, 2002 192 p.; "Les énoncés du croire dans les messianismes en Afrique", in Rue Descartes no. 36. Philosophies africaines: traversées des expériences, (dossier coordonné par Jean-Godefroy Bidima), Revue trimestrielle du Collège International de Philosophie, Paris, PUF, juin 2002, pp.153-156; "Temporalité messianique et mythes du salut dans le Congo actuel", in Loxias no. 2-3, Revue du Centre de Recherches littéraires pluridisciplinaires, Université de Nice-Sophia Antipolis, 2002, 317-331.
[2] Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, cours et travaux, Paris, Raison d'agir, 2001, p.35.
[3] Se référer ici aux travaux du colloque international de Dakar sur La pensée du temps et la conscience du développement en Afrique, Souleymane Bachir Diagne et Kimmerlé (sous la dir.), Université Cheikh Anta Diop/Institut Goethe, Dakar, 1997.
Abel Dominique KOUVOUAMA, Doctorat d'Etat ès-Lettres et Sciences
Humaines (Paris V, 2000), Doctorat de 3ème cycle en philosophie sociale et
prospective politique (Paris IV-Sorbonne, 1982), Doctorat de 3ème cycle en
anthropologie sociale et culturelle (Paris V, 1979), dispense l'enseignement
universitaire depuis 1983. Il a été Maître de
Conférences associé à l'Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales (Paris), à l'Institut d'Etudes Politiques (Paris),
à l'Université de Picardie Jules Verne Amiens et au
Collège de France (1999-2002), Centre de Sociologie Européenne de
Pierre Bourdieu. Il est depuis septembre 2002, Professeur titulaire des
universités (Chaire d'anthropologie historique) à
l'Université de Pau et des Pays de l'Adour. Membre du Laboratoire
« Identités et territoires des Elites Méridionales
», Directeur de la Collection « Germod » aux Editions Paari, (Paris -
France) et membre du Comité de rédaction de la revue Rupture aux
Editions Karthala (Paris). Ses domaines de recherche pricipaux sont d'une part
les figures de la modernité : politique, religion,
développement, et d'autre part les productions de l'identité :
littérature, culture et politique. Abel KOUVOUAMA a publié de
très nombreux articles, chapitres et ouvrages dont : La modernité en
question, [1996] (Editions Paari, Collection Germod, 2de édition,
Paris, 2001) Sony Labou Tansi ou la quête permanente du sens (L'Harmattan, Paris, 1997) Vivre à Brazzaville,
modernité, crise au quotidien (Karthala, Paris, 1998)
Modernité africaine. Figures du politique et du religieux,
(Editions Paari , Collection Germod, Paris, 2001) et
Modernités transversales, Citoyenneté, politique,
religion, (en collaboration, Paari, Paris, 2003)
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