Angèle BASSOLÉ
Institut d'Etudes des femmes de l'Université d'Ottawa
Alors que l'on a longtemps opposé la Science aux Lettres, arguant finalement de la totale inutilité de celles-ci dans certains milieux dirigeants, voilà qu'un scientifique vient rassurer les littéraires en leur disant que non seulement ils ont une place importante dans le devenir de l'Afrique, mais qu'en plus, ce sont eux qui détiennent la clé de son bonheur: « Il est de la tâche des chercheurs et praticiens des Sciences Humaines de faire leur part de travail. Notre sortie de la pauvreté, notre marche vers le bonheur et vers la sécurité psychologique et existentielle dépendent de ces réflexions plus qu'elles ne dépendent de la découverte d'une nouvelle particule élémentaire[1]. »
A cet appel et aux questions du Professeur Dongala, j'ai voulu répondre en choisissant de m'intéresser plus particulièrement à sa préoccupation concernant les femmes d'Afrique, leurs conditions de vie : « Pourquoi dans un continent où la survie dépend si fortement du travail des femmes en particulier dans les zones rurales la femme n'a-t-elle toujours pas la place qui lui revient, colloques, conférences et séminaires, nonobstant ? », « Comment s'attaquer fondamentalement aux obstacles structurels cachés des sociétés africaines, qui continuent à pérenniser la situation inégalitaire des femmes ? Comment aller au-delà des simples résolutions des conférences, des articles inscrits dans les constitutions, et mettre à nu les problèmes que le mouvement féministe occidental ne peut appréhender ? »
Je n'ai pas la prétention de répondre de façon totalement satisfaisante à ces préoccupations sur le sort des femmes africaines mais elles sont aussi miennes et je voudrais inscrire mon propre questionnement et les conclusions auxquelles je suis parvenue dans la voie ouverte par Emmanuel Dongala.
I. La problématique de la cohabitation de la Science et des Humanités en Afrique |
Si les super-puissances occidentales en sont à réfléchir à comment faire une copie conforme d'un être humain, ou à aller explorer les horizons de la planète Mars, l'Afrique, elle, continue à chercher les moyens de lutter contre la mortalité infantile et maternelle. Les besoins de base des populations africaines étant loin d'être entièrement satisfaites, les préoccupations des chercheurs africains des sciences dites pures sont plus orientées vers l'amélioration des conditions de vie (disponibilité de l'eau potable, hygiène, comment exploiter les potentialités solaires, etc.) de ces populations que vers des prouesses technologiques spatiales ; même si Mobutu dans l'ex-Zaïre a bien essayé d'envoyer une fusée dans l'espace !
L'idée de recherche scientifique qui repose donc beaucoup sur la notion d'utilité et la perception que les chercheurs en Lettres et Sciences humaines n'ont pas de solutions à apporter aux problèmes pratiques les a rejetés en marge de la recherche « utile ». Qui a décidé ce qui est utile et ce qui ne l'est pas n'est pas très clair, mais le résultat, par contre, est sans ambiguïté : on a sacrifié l'avenir de milliers de jeunes Africains en ressassant le slogan « l'avenir appartient à la science » sans avoir vraiment compris ce que la Science pouvait et ne pouvait pas offrir.
La gestion des systèmes scolaires et les décisions politiques de nombreux pays africains reflètent cet aveuglement et les ambitions irréalistes de leurs dirigeants. Elle a aussi conduit à des initiatives défavorables aux femmes, par exemple la réduction ou même la suppression de la filière des Humanités pour donner plus de place aux sciences.
L'impact négatif d'une division manichéenne de la Science et des Sciences humaines sur la condition des femmes est facile à comprendre quand on sait que les filières scientifiques accueillent moins de femmes et qu'on les retrouve plus nombreuses en Lettres et en Sciences Humaines. Et, si l'on considère l'accent que les systèmes éducatifs africains n'ont cessé de mettre sur l'utilité des Sciences et le peu d'importance accordé aux Lettres, la corrélation est vite établie entre la place occupée par les étudiantes dans des filières perçues comme inutiles et le rôle qu'elles sont appelées à jouer dans la société. Arrivées au terme d'une formation dont la société ne voit pas très bien l'utilité, quelle place peuvent-elles occuper au sein de cette société et comment pourraient-elles être considérées comme des éléments utiles?
Dès lors, la valorisation de la filière des Sciences au détriment des Humanités a influencé de nombreux jeunes Africains à s'orienter vers les Sciences même s'ils n'en avaient pas les aptitudes et même si le système éducationnel en question était totalement incapable de les placer sur le marché du travail pour ceux qui parvenaient à terminer leur cursus scolaire. Ce changement de direction a conduit à l'impasse des étudiants qui auraient pu réussir leurs études s'ils n'avaient pas été mal orientés dans cette vague de « plus de scientifiques, encore plus de scientifiques ».
Cette approche étriquée de la réalité qui a consisté à augmenter les classes dites scientifiques tout en réduisant les classes littéraires sans penser à ce que deviendraient à la fin de leur formation ces jeunes (ceux qui ont pu aller au bout de leur cursus) n'a fait qu'augmenter le taux de chômage des diplômés et créer encore plus de problèmes sociaux. Cette situation a aussi contribué à déstabiliser certains chercheurs africains en Lettres et Sciences Humaines : les littéraires qui éprouvent toujours le besoin de « scientifiser » la littérature n'étant qu'un exemple parmi d'autres.
Les clivages institués ainsi dans les universités et les lycées africains qui font croire aux étudiants des filières scientifiques qu'ils sont supérieurs à leurs condisciples des Humanités expliquent sans aucun doute le travail en vase clos qu'on observe encore aujourd'hui entre ces « deux mondes ». N'ayant pas été valorisés dans leurs formations, comment ces étudiants en Humanités pourraient-ils devenir des chercheurs capables d'offrir de nouveaux paradigmes, de proposer des solutions originales à la crise identitaire que traverse le continent africain ?
A la dévaluation des filières académiques fréquentées par une majorité de femmes, s'ajoute un fond de tradition qui réduit la portée de leur action et pèse énormément sur les Africaines, qu'elles soient des villes ou des campagnes car même modernisé, le mode de vie et de pensée des sociétés africaines tient encore des mentalités traditionnelles. L'évolution qui s'opère dans ce domaine ne doit pas nous faire oublier que beaucoup reste à faire, que tout n'est pas réglé et c'est le lieu d'aborder ce phénomène que je nomme le discours social de la bonne conscience, un discours qui monte en épingle le succès de quelques intellectuelles africaines et utilise ces succès individuels pour cacher la réalité du plus grand nombre. Si les chercheurs en Lettres et Sciences humaines ont un rôle à jouer aujourd'hui, c'est bien d'évaluer ce qui a été acquis et de ce qui a été perdu suite à l'adoption de nouveaux paradigmes, de formuler les problèmes sociaux et humains qui en ont résulté et aussi de dénoncer les dérapages.
II. Le discours social de la bonne conscience |
Pour pouvoir poser un problème, il faut d'abord s'entendre sur son existence. Mais comment résoudre le problème de la situation inégalitaire des femmes africaines si les composantes de la société ne s'entendent même pas sur son existence ?
Du point de vue de la majorité des hommes africains, les femmes africaines n'ont aucun problème ou à la rigueur si elles en ont, ce sont des problèmes de femmes, donc ne concernent pas le reste de la société. Cet état de fait explique aisément selon mon analyse pourquoi la situation inégalitaire des femmes perdure. Comment régler une question si on estime qu'elle n'existe pas ?
Le discours social de la bonne conscience observable dans l'Afrique dite moderne d'aujourd'hui se résume dans la tendance qu'ont les Africains à dire que les Africaines n'ont plus aucun problème, qu'elles sont libérées et libres, qu'elles ont le droit à la parole, qu'elles peuvent travailler, faire ce qu'elles veulent, en somme, que tout est beau et bien dans le meilleur des mondes possibles. Et pour étayer un tel discours, on vous citera les exemples de femmes ministres, députés, P.D.G, hauts cadres, professeurs, médecins, avocates tout en oubliant bien sûr de préciser que ces exemples sont une goutte d'eau dans la mer, que leur nombre infime ne peut en aucun cas être représentatif de la situation réelle de celles qui forment 52% des populations des pays africains. Ce discours social de la bonne conscience se met en branle dès lors qu'il y a dénonciation de tel ou tel état de faits anormal, injuste. Vous dénoncez la violence à l'égard des femmes ? On vous rétorquera qu'il y a des femmes aussi qui battent leurs conjoints ! Vous voulez vous attaquer au statut économique inégalitaire des femmes ? Vous entendrez : « Et Les Nana-Benz ? » ; « Mais ce sont les femmes qui tiennent toute l'économie africaine ! » comme si les femmes multimillionnaires, dirigeantes de grandes banques, ou à la tête de multinationales étaient monnaie courante dans les capitales africaines ! Essayez de pénétrer dans l'univers opaque des fondements des sociétés africaines où les traditions légitiment le statut inégalitaire des femmes, où soumission et silence se confondent et on vous répliquera que c'est une vision étriquée du féminisme occidental avec, à l'appui d'une telle argumentation, les grands noms féminins de l'histoire africaine : La princesse Yennenga, la Reine Pokou et j'en passe.
Mais cela n'explique pas tout, car d'un autre coté, les femmes elles-mêmes n'aident parfois pas leur propre cause.. Le manque de solidarité des élites féminines africaines dans la lutte pour un mieux-être social de la majorité silencieuse nuit à l'avancée de cette lutte et explique aussi le fait que le statut social des Africaines ne s'améliore pas. Les sciences, qu'elles soient « pures » ou « humaines » ne peuvent contribuer à l'amélioration des conditions de vie que si ceux et celles qui maîtrisent un aspect de ce savoir mettent ce savoir au service de la collectivité, ce qui est loin d'être le cas. De multiples colloques, conférences et autres séminaires de formation budgétivores ne changent absolument rien aux conditions de vie misérables des Africaines des campagnes dont l'équation quotidienne de la survie comporte plusieurs inconnues. Le discours de nombreuses intellectuelles apparaît trop souvent en total déphasage avec la réalité vécue par nos mères et sœurs des campagnes et celles qui parlent en leurs noms devraient s'assurer qu'elles connaissent vraiment leurs besoins et leurs aspirations. Les exemples de projets initialement pensés pour aider les femmes des campagnes qui, en fin de compte ne font que la fortune des élites sont légion en Afrique. Le cas du projet Karité au Burkina s'il n'offre qu'un exemple parmi mille autres, est patent. Dans les pays où pousse cet arbre au fruit délicieux et à la noix précieuse (utilisée pour fabriquer le beurre de karité consommé comme huile de cuisson ou servant dans les cosmétiques), c'est une des activités principales des femmes durant la saison que de ramasser ces noix. Celles-ci traînent en effet partout après consommation du fruit. Le ramassage des noix de karité est un dur labeur car il en faut beaucoup pour faire une toute petite quantité de beurre de karité. Ce ramassage constitue la première étape d'un long processus pour obtenir du beurre. Cette activité de la transformation de la noix de karité en beurre aide énormément les familles car le beurre sert aux besoins des familles et procure un petit revenu aux femmes qui en vendent sur les marchés. Tout ce travail se fait manuellement. Il n'y a pas de machines pour enlever la coque dure des noix ni souvent pour les broyer après cuisson. Les meules et les mortiers remplacent très souvent les moulins en nombre insuffisant dans les villages et qui servent avant tout au broyage des grains de mil, de maïs ou de sorgho. Dans ce contexte, l'initiative d'O.N.G. étrangères cherchant à aider ces femmes en les incitant à se regrouper en coopératives afin de bénéficier de subventions pour faciliter leur travail et améliorer ainsi le rendement de leurs activités n'a pas débouché sur une amélioration de leurs conditions de vie mais sur l'enrichissement d'une élite citadine achetant la production à vil prix et la revendant en Europe et en Amérique du Nord en réalisant ainsi des profits considérables. Faire appel à la science pour « moderniser » l'économie locale ne sert à rien si cette « modernisation » loin de profiter au gros de la population ne fait que creuser le fossé entre les citadines et leurs sœurs du village.
Pour conclure... |
La justice et l'égalité sociales entre femmes d'abord est un préalable à toute prétention d'éradication de l'injustice et de l'inégalité qui touchent toute la sphère sociale. L'arrivée des femmes dans le monde des sciences devrait être considérée comme une occasion de redéfinir le rôle et l'importance de la femme dans les sociétés africaines et non pas servir de prétexte à certaines pour échapper à leur condition et se désolidariser de l'avenir des autres.. Tant que les élites féminines africaines ne l'auront pas compris, on pourra multiplier les colloques et conférences en vain, le statut social des femmes en Afrique ne changera pas. La solidarité devra être le maître mot qui guidera tout espoir de changement. Les élites féminines africaines ne devraient donc plus accepter de servir de marionnettes pour accommoder des programmes politiques ou des aides au développement dont elles ne bénéficient en rien.
Enfin, le discours social de la bonne conscience entretenu par les Africains devra disparaître pour faire place à un discours de consensus sur la reconnaissance de la situation inégalitaire des femmes. Il y a nécessité pour les Africains de prendre conscience que le développement de l'Afrique ne saurait se faire sans l'autre moitié du ciel. Il est donc temps de penser en termes d'inclusion et d'arrêter d'évoquer les traditions pour justifier des situations injustifiables. L'avenir du continent africain dépend d'une union sacrée entre ses hommes et ses femmes condamnés en somme à la même galère.
Notes
[1] Emmanuel Dongala, Dégager l'horizon : la Science, les Sciences Humaines et l'Afrique.
Angèle BASSOLÉ, après avoir oeuvré dans le
mouvement associatif communautaire féminin en Ontario français,
se consacre désormais à sa maison d'Éditions Malaïka et à l'écriture. Elle conserve
néanmoins un lien avec le milieu académique en étant
chercheur associée à l'Institut d'Études des femmes de
l'Université d'Ottawa où elle prépare un livre sur la
perception du féminisme en Afrique. Après Burkina Blues, elle a écrit un second recueil de poésie Avec tes mots, co-édité avec les éditions Sankofa du Burkina Faso. Elle termine un troisième recueil, Sahéliennes et s'attèle à sa première nouvelle, Ottawa news, tout en travaillant à un essai sur la problématique de l'intégration de la diaspora burkinabé au Burkina Faso intitulé Les sans pays. Ses domaines de recherche incluent la problématique de l'immigration et de l'intégration au Canada, les notions de l'exil et de la diaspora ainsi que les écritures féminines. |