Jean-Marie Volet
The University of Western Australia
Lire une histoire, c'est imaginer des lieux, des gens, des situations. C'est aussi reconstruire le temps, gonfler l'importance de l'instant ou le renvoyer au néant, chercher des repères et explorer un espace temporel multidimentionnel dans un va et vient souvent compliqué. C'est sauter allègrement de l'avant à l'après, revenir en arrière, payer une visite au présent sans trop se soucier de chronologies qu'il ne nous appartient de rétablir que si nous en sentons le besoin ou l'envie.
En suivant les errances d'une âme prisonnière du souvenir mais libre d'attaches temporelles essentielles, Myriam Warner Vieyra nous invite, dans sa nouvelle l'Accident, à une exploration multi-directionnelle du temps. Ce faisant elle nous permet de reconstruire les derniers instants, très émouvants, d'une femme qui se trouve à l'article de la mort.
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Dès le premier mot de l'histoire, "depuis", le moment prend le pas sur le lieu. Cependant, ce mot "depuis" qui lance la lecture et que le regard saisit immédiatement suivi du mot "combien", nous laisse deviner d'amblée que l'illusion de repères temporels précis permettant de situer le moment présent va faire place à quelque chose de plus aléatoire, rendu plus flou encore par les mots qui suivent et par le mode interrogatif : "Depuis combien de jours, de semaines, de mois [...] suis-je ici?". "Je n'en sais rien", avoue la narratrice. Toutes les réponses sont possibles et aucun indice textuel ne permettant de résoudre la question, ni tout de suite ni plus tard, le champ est livré à l'indétermination ou à l'imagination. La troisième phrase pénètre dans notre champ de vision avec l'expression 'Tout à l'heure...'. Ces trois mots nous préparent à rallonger un espace temporel à peine ébauché au delà d'un présent qui semble en limiter une des extrémités. Il n'en est rien cependant. Quelques milli-secondes se sont à peine écoulées dans notre lecture que le contre-ordre arrive. Le passé du verbe 'toucher' nous rejette en arrière, quelque part, pas trop loin, là où les sensations de bien être et de réconfort qui envahissaient la narratrice ont encore la force de l'immédiateté.
L'espace qui sépare le premier paragraphe du second sépare aussi le moment fugace de bien être où une main douce touchait la joue de la mourante et un présent tout empreint de détresse. S'est-il écoulé cinq minutes, une heure, peu importe. Ce qui compte c'est que nous soyons au chevet de la patiente pour suivre son âme au moment où l'esprit repart vers une éternité où tous les temps se confondent. "Lentement la brume bienfaisante m'enveloppe, dit la narratrice, [et] la mer chaude des Caraïbes m'accueille, m'enlace, m'entraîne au fond des eaux". Il n'y a pas de précipitation dans ce retour aux origines qui progresse au rythme de notre propre imagination, dominée par la vision tout à fait subjective d'une jeune Antillaise (ce qui accentue l'effet dramatique, mais est-elle vraiment jeune?) fauchée par la mort loin de son pays (car Myriam Warner-Vieyra est née aux Antilles et vit au Sénégal depuis de nombreuses années, mais la narratrice est-elle vraiment un reflet de l'auteur ailleurs que dans notre imagination?).
Arrachée aux schemata lectoraux et aux visions stéréotypées que le dynamisme de la lecture ne permet guère d'ajuster dans tous leurs détails, la narratrice se retrouve à nouveau arrachée aux flots bienfaisants du repos éternel, "projetée dans l'espace" et, "plume légère dans le vent", elle réintègre son enveloppe charnelle. On serait bien en mal de savoir combien de temps a duré ce détour vers les profondeurs abyssales de l'au-delà. Quelques minutes, quelques heures, plusieurs mois, peut-être, d'un comma dont la narratrice ne semble ressortir que pour mieux s'y renfoncer à jamais? Mais c'est aller trop vite en besogne. Le troisième paragraphe la retrouve "hors de l'élément fluide qui la rassure", confrontée une fois encore à un passé dont on ignore s'il est proche ou lointain, mais qui s'impose au présent pour en remplir tous les interstices. La main qui prend la sienne à ce moment là, cette main qui cherche à l'accompagner dans les derniers moments est celle-là même qui la caressait amoureusement, jadis, au temps de sa jeunesse. Devenue moins ardente, c'est aussi celle qui ravive chez la mourrante la douleur des questions qui n'ont pas de réponse sur cette terre: "Peut-on ne plus aimer qui on a aimé, ou n'a t'on jamais aimé qui on a cru aimer?".
Nouveau paragraphe, nouveau départ vers les zones de calme et de douceurs océanes où toute question trouve sa réponse. Léger répit. Mais la lueur de vie qui ne se devinait plus guère des tréfonds de l'abîme quelques instants auparavant, se rapproche à nouveau après avoir paru si lointaine. Et c'est dans un enchevêtrement de fils, de tuyaux et d'appareils médicaux compliqués que la narratrice émerge du néant, aveuglée de lumière, prise dans l'ivresse des formes et des couleurs qui la replonge vers son enfance puis la ramène de manière brutale à cette "image rouge" qui prend forme d'automobile.
Le passé redevient présent. Deux voitures se jettent l'une sur l'autre. Une sirène hurle. Une femme projetée dans l'espace regarde son double gisant sur le macadam. Puis plus rien.
Et le vide d'alors rejoint celui qui envahit le présent. Une fois de plus, mais cette fois-ci pour n'en plus revenir, l'âme de la narratrice répond à l'appel du grand large et s'éloigne vers un futur tout fait de justice, de liberté et de sérénité.
Ce qui fait de ce récit un modèle du genre, c'est qu'il arrive à remplacer une vision linéaire du temps par une circularité inscrite non seulement dans le texte mais également dans sa structure. C'est d'ailleurs avec la plus grande surprise que nous avons découvert qu'il était possible de commencer la lecture de ce texte au début de n'importe quel paragraphe et de lire en dernier les paragraphes omis au début. Par exemple on peut très bien commencer ce texte par le deuxième paragraphe "Je sens monter en moi un flux...", par le troisième" Me voici à nouveau hors de l'élément fluide..." ou par le dernier "Au plus profond de moi-même..." finissant ainsi respectivement à la fin du premier paragraphe, à la fin du second, ou à l'avant dernier.
Plus que notre perception du temps que l'on peut reconstruire à loisir sans en changer l'essence, c'est la position des repères qui permettent d'entrer dans cet espace mal délimité pour en imaginer les contours, qui changent. Les moments clés qui nous conduisent à interpréter le texte ne sont pas les mêmes selon qu'on rentre dans l'histoire (ou qu'on la quitte) en s'éloignant de la vie (par exemple paragraphes 2, 4, 7, 12, 13) ou en s'en rapprochant (les autres paragraphes).
Tel qu'il nous est proposé par Myriam Werner Vieyra, le texte nous conduit d'un réveil à la vie (premier paragraphe) à une traversée définitive du Styx (dernier paragraphe). Encadré de telle manière, il renforce le pathétique et nous incite à construire l'image d'une femme (et d'une société) toute empreinte de sérénité face à la mort.
L'impression est toute autre si l'on commence la lecture par le sixième paragraphe: "J'ouvre les yeux..." et que l'on finit sa lecture par le mot "Tristesse". Les deux moments privilégiés qui encadrent le texte deviennent alors une sorte d'hymne à la gloire de la médecine. L'obligation de vivre en dépit de tout, exprimée dans le cinquième paragraphe devenu conclusion, fait écho à la clarté du paradis hospitalier qui explose au cours du sixième paragraphe, devenu incipit. Encadré de telle manière, le texte nous incite à construire l'image d'une femme que la mort refuse d'emporter et que la solitude des êtres mal aimés va continuer à tarauder ad aeternum.
Comme ces jeux de construction où les mêmes éléments permettent de remplir l'espace des formes les plus diverses, ce texte nous offre un moyen de construire une infinité d'histoires, un moyen infini de jouer avec le temps. Une lecture 'conventionnelle' qui s'en remet au découpage proposé par l'auteur offre des plaisirs non négligeables, mais la transgression des usages ordinaires en offre certainement d'autres dont un scénariste décidant d'adapter cette nouvelle pour le cinéma ou la télévison ne se priverait pas. Appartient-il au lecteur ordinaire d'en faire autant? A chacun de juger si le jeu en vaut la chandelle.
L'ordre chronologique
Enfance de la narratrice au bord de la mer (§ 7)
Premières amours (§ 3)
Déception (§ 3)
Accident de voiture (§ 9 et 10)
Mort (§ 9)
Retour à la vie mais pas à la conscience (§ 11)
Bref retour à la conscience (main de l'infirmière) (§ 1)
Rechute (§ 2)
Retour à la conscience (main de l'amant) (§ 3)
Rechute (§ 4)
Retour à la conscience (§ 5)
Retour à la vie. La narratrice ouvre les yeux brièvement (§ 6)
Lente rechute qui amène la narratrice du sommeil (§ 7) à la
Mort (§ 12 et 13)
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L'ordre choisit par Madame Warner Vieyra
Bref retour à la conscience (main de l'infirmière) (§ 1)
Rechute (§ 2)
Retour à la conscience et premières amours de la narratrice (� 3)
Rechute (§ 4)
Retour à la conscience (§ 5)
Retour à la vie. La narratrice ouvre les yeux brièvement (§ 6)
La narratrice rêve de son enfance au bord de la mer (§ 7)
Retour de la mémoire (§ 8)
Accident de voiture, mort (§ 9)
Les ambulanciers la ramassent morte (§ 9)
Retour à la vie mais pas à la conscience (§ 11)
Rechute (§12)
Invitation de la mort (§ 13)
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Scénario "hospitalier"
La narratrice rêve de son enfance au bord de la mer (§ 7)
Retour de la mémoire (§ 8)
Accident de voiture, mort (§ 9)
Les ambulanciers la ramassent morte (§ 9)
Retour à la vie mais pas à la conscience (§ 11)
Rechute (§ 12)
Invitation de la mort (§ 13)
Bref retour à la conscience (main de l'infirmière) (§ 1)
Rechute (§ 2)
Retour à la conscience et premières amours de la narratrice (§ 3)
Rechute (§ 4)
Retour à la conscience (§ 5)
Jean-Marie Volet has been teaching French for many years. His main interest is in Francophone and African literatures. He is currently an ARC Research Fellow in the School of European Languages, UWA.
His publications include A Bibliography af African Literatures Lanham: Scarecrow Press, 1996. (with Peter Limb).
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[the contents of this issue of MOTS PLURIELS]
Retour à la vie. La narratrice ouvre les yeux brièvement (§ 6)