Françoise Ugochukwu
Open University, London
Ouvrant la préface de son livre Ropes of sand, publié en 1981, Adiele Afigbo citait le proverbe :
qui se traduit par :
"C'est du bord vers le milieu
petit à petit
que l'on goûte à la sauce fumante",
pour rendre compte de la difficulté de circonscrire l'histoire igbo, et de l'ampleur des recherches à poursuivre dans ce domaine1. La culture igbo, en effet, pourtant l'une des trois plus importantes du Nigéria, n'a pas encore été vraiment étudiée, et des pans entiers en restent encore dans l'ombre. La plus grande partie des recherches et certainement celle qui, vécue sur le terrain, a le plus de valeur, reste sous forme manuscrite ou dactylographiée dans les bibliothèques universitaires du pays et a peu de publicité à l'extérieur.
L'histoire, depuis l'indépendance du Nigéria en 1960, figure parmi les disciplines les plus avancées dans la recherche en pays igbo, une claire indication de la valeur accordée par ces derniers à leur passé, en dépit de ce qu'on a pu écrire à ce sujet. Cet intérêt soutenu, dont témoignent non seulement le nombre et la valeur des historiens igbo, mais aussi le respect des clans pour leurs anciens et les efforts déployés un peu partout pour garder le contact, à travers programmes scolaires et radiophoniques et festivals entre autres, avec ce qu'il est convenu d'appeler le passé, s'explique par l'absence de frontière tangible, dans la culture igbo, entre passé, présent et avenir.
Le temps s'écoule lentement de l'un à l'autre et les contes témoignent à la fois de la difficulté de le cerner et du peu d'intérêt d'un tel exercice.
Echi gara aga, "hier", c'est "demain passé". Au-delà, dans le vocabulaire des contes, le passé plonge dans un brouillard où l'espace et le temps se mêlent et servent à se préciser l'un l'autre : les "sept rivières sept pays sept rivières sept pays" que traverse Enendu avant d'arriver chez les Ogres2, le fleuve que passe l'orpheline pour aller à la danse des Esprits3, disent les heures ou les jours qu'a duré le voyage. Le passé, dans les contes, est aussi décrit comme l'époque où les animaux vivaient avec les hommes dans le pays d'Iduu, "obodo Idu na Oba"4.
La lenteur du déroulement du conte, accentuée par la reprise régulière des refrains venant briser le texte oral, contribue à alourdir le poids des heures, à les valoriser aussi. Cette lenteur est le marqueur principal du temps dans la culture igbo : le malafoutier du conte prend tout son temps pour ruminer le secret découvert et choisir la ligne d'action la plus appropriée5; le fameux roi Nwora, dont la fille vient de briser la calebasse, provoquant sa colère, s'en va consulter le féticheur, le dibia, et ce temps apparemment "perdu" lui évitera un meurtre.
Quasi immobile tôt le matin dans l'obi, la hutte personnelle du maître de maison, le temps semble courir de plus en plus vite à mesure que la journée avance, pour se ralentir vers le soir en même temps qu'il se ramasse sur lui-même pour contenir les multiples activités qui ne peuvent se dérouler qu'après la grosse chaleur :
ramassage du bois mort et corvée d'eau, préparation du repas du soir - le principal repas de la journée - au feu de bois, visites de voisinage et de condoléances, veillées de contes et réunions diverses. Le temps s'écoule sans qu'on y prenne garde, d'autant plus que la plupart des activités ne se déroulent pas dans un cadre horaire strict.
La division imperceptible des époques de la vie est un autre indicateur de la lenteur du temps : l'enfance, où l'on est nwata, se prolonge jusqu'à la puberté, vers 14-15 ans; puis vient le temps de la "jeunesse" dont l'okorobia continue de jouir jusque vers 45 ans, avant d'être promu au rang d' "adulte" - l'okenye, celui dont les autres se doivent d'écouter les conseils. Le temps de la vie est donc divisé en étapes, que marquent rites de passages et cérémonies : naissance (omumu), imposition du nom à l'enfant (igu aha) et première "sortie", initiation aux sociétés masculines de masques à la puberté (ima mmuo), multiples cérémonies entourant le mariage (ilu nwanyi ima akwa, etc), prise de titre (ichi ozo), festivals divers, funérailles (ikwa ozu).
La fluidité du temps est encore accentuée par le fait qu'il n'y a pas de frontière nette entre travail et loisirs - à vrai dire, ni l'un ni l'autre ne sont ressentis comme tels : on vit, tout simplement. Et le fonctionnaire ne semble guère faire de distinction entre son domicile et le bureau. Le travail poursuivi chez soi en soirée, les amis visitant le bureau et pouvant être raccompagnés ensuite un bout de chemin - autant de coutumes qui produisent une qualité de vie, une continuité dans la lenteur qui sont une façon de "prendre son temps".
Il faut ici parler, non pas d'heures mais de rythmes, que marquent des temps forts.
"Les rois de Nri, traditionnellement, établissaient un calendrier annuel des festivals et un alendrier des marchés hebdomadaires pour la communauté."6
Dans le vocabulaire igbo, aro a deux sens qui n'en font qu'un : "année" et "dieu des saisons"7. Le calendrier des festivals est fixe, aujourd'hui comme hier, selon les phases de la lune - c'est l'objet de la cérémonie de l'igu aro. A Nnewi, dans l'Etat d'Anambra, cette cérémonie s'appuie sur l'autorité que lui confère l'usage de l'aba-ogwe, une canne de fer sacrée, sous la présidence du roi de la ville, l'Igwe-Obi.
Chaque clan fixe son propre calendrier annuel.
Nous avons là un schéma d'alternance entre vie privée - il faut entendre par là le déroulement de la vie quotidienne au sein de la famille étendue - et moments vécus en groupes plus larges au sein de la ville (obodo), regroupement de villages.
Ces moments privilégiés, préparés avec soin et vécus religieusement, sont des moments de ressourcement spirituel où l'homme renoue avec ses ancêtres et ses traditions et renouvelle son allégeance aux divinités intermédiaires locales, les alusi de la religion traditionnelle. Ce fait est confirmé par un regard sur la semaine igbo : alors que la semaine de sept jours (izu uka) importée par les colonisateurs n'a de sens que pour les activités "modernes" : fonctionnariat, école, église, la semaine igbo traditionnelle (izu) reste vécue parallèlement et règle encore aujourd'hui la vie des commerçants et des clans. Divisée en quatre jours : Eke, Orie, Afo et Nkwo, chacun dédié à l'alusi du même nom, qui a son culte8, elle est marquée par quatre marchés se déroulant chacun tous les quatre jours dans un village différent autour du sanctuaire ancestral local dédié à l'alusi.
Les prénoms donnés aux enfants, en l'absence de registre des naissances, établissaient autrefois un calendrier sommaire selon les jours de la semaine :
Okeke, Nwokeke, Adaeke,
Okorie, Nwokorie, Nwaorie, Nneorie,
Okafo, Okoroafo, Nwafo, Chiafo,
Okonkwo, Okoronkwo, Adankwo.
Le culte des alusi est d'autant plus important dans la culture igbo que l'homme n'y meurt pas - au sens où on entend ce mot en Europe. Il transite plutôt de l'un à l'autre monde, de la terre des hommes (uwa ou ala mmadu) à celle des esprits (ala mmuo)9, comme l'expliquent les croyances à la réincarnation et à la promotion des morts méritants au rang d'alusi.
Soutenu par le groupe au sein d'un présent précaire où vie et mort se chevauchent - l'espérance de vie actuelle au Nigéria est de 49 ans - l'Igbo semble vivre dans l'incertitude du lendemain et dans un désintérêt à peu près total pour l'avenir - noms et prénoms le disent : Onyemaechi, "Qui sait de quoi demain sera fait", avec son secret de femme enceinte, Echi di ime. C'est pourquoi sans doute le proverbe décourage la procrastination :
Nourrie de son passé, bâtie et fondée sur lui, la culture igbo n'en est pas moins tournée vers l'avenir, un avenir ressenti comme un après menacé par la mort et à vivre ensuite au travers des enfants, assurance de la survie. C'est ce que révèle l'étude des prénoms et des noms de famille, rappels constants de cette vérité :
Onwubiko - "mort, s'il te plaît !"
Enwonwu - "qui est le maître de la mort ?"
Onwuchekwa - "mort, pense (à la peine que tu causes)"
Onwuzuruike - "mort, prends du repos"
Onwudiwe - "la mort est amère".
A tous ces noms s'opposent ceux de
Nwando - "l'enfant est une protection"
Nwakaego - "l'enfant vaut mieux que l'argent"
Nwaka - "l'enfant vaut mieux (que tout)".
Le nom porté, à la fois présentation, salutation et louange quand on l'appelle, est également rappel d'un programme de vie et prophétie. Donné à l'enfant entre huit jours et un mois et demi, il est précieux parce qu'emprise sur le temps : il confère à celui qui le porte un pouvoir, une autorité.
Ayant indiqué les limites de son pouvoir sur le temps et sur la mort, ayant affirmé la toute-puissance du surnaturel dans ce domaine, la culture igbo exprime en même temps un souhait de longévité dans un prénom comme Oji, "iroko" - arbre synonyme à la fois de longévité, de beauté et de grandeur. L'essentiel, pour durer, est, non pas de violenter la Terre mais de prendre patience, comme le rappelle l'adage communément utilisé : Oge Chukwu ka mma, "rien ne vaut le moment que Dieu choisit". L'agriculture et l'expérience, centrales à la culture igbo, ont enseigné à l'homme la nécessité d'attendre le moment favorable : on plante - la graine ou l'enfant - et on attend. Echi di ime. L'enfant né, on lui donnera peut-être le nom de Ndidiamaka, "la patience a du bon".
Notes
*. Ofe di oku devrait s'écrire . Hélas, le programme utilisé par la rédaction ne permet pas (à première vue) d'ajouter les signes orthographiques voulus sous les voyelles. Nos excuses à l'auteur et aux lecteurs/trices. (jmv).
1. A. Afigbo. Rope of sand, Studies in Igbo History and Culture University of Nigeria Press, 1981. p.ix.
2. F Ugochukwu. Contes igbo du Nigéria, de la brousse à la rivière Paris: Karthala, 1992, p.182.
3. Ugochukwu, p.197.
4. Afigbo. Rope of sand, p.12.
5 Ugochukwu. Contes igbo, p.197.
6. R. N. Henderson. The King in every man, evolutionary trends in Onitsha society and culture. New Haven: Yale University Press, 1972, p.61.
7. K. Williamson. Igbo-English Dictionary Benin: Ethiope, 1972, p.51.
8. M.A. Onwuejeogwu. An Igbo civilisation, Nri kingdom and hegemony Benin: Ethiope, 1980, pp.34 and 36.
9. Onwuejeogwu. An Igbo civilisation, p.42.
Françoise Ugochukwu a enseigné le français à l'Université de Nsukka (Nigeria) de 1972 à 1996. Elle travaille actuellement à Londres.
Elle a publié de nombreux livres et études au nombre desquels Contes igbos du Nigeria, de la brousse à la rivière et un poème Tout peut encore changer que vous pouvez lire tout de suite.
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