Joe Lockard [1]
Université de Californie, Davis
Une version antérieure de cet article a été
publiée en anglais dans le journal électronique Undercurrent no.
4 (1996) sous le titre Virtual Whiteness
and Narrative Diversity.
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Il n'est pas aisé de conceptualiser l'altérité, moins encore 'l'altérité électronique'. Bien que ce concept ne soit pas nécessairement synonyme de race, de caractère ethnique, de sexe ou de sexualité, les bases sur lesquelles s'appuie le pouvoir dans l'Amérique contemporaine en font de proches parents. Ce qui constitue différence et altérité est constamment remanié et remis à jour d'après ces catégories rudimentaires. Aux Etats-Unis, depuis le New Deal, l'effort des programmes politiques, libéraux aussi bien que conservateurs, a été d'adopter ou d'obscurcir ces catégories, afin de produire des programmes sociaux basés sur des universalismes.
Les libéraux du parti Démocrate allèguent que l'éducation et la promotion sociale conduiront à un ensemble de citoyens éclairés, multiracial et pourvu d'un système de valeurs nationales. Selon cette vision politique, des citadins heureux et tolérants découvrent qu'ils sont tous identiques quelle que soit la quantité de mélanine que contient leur peau; les épisodes douloureux du passé ne sont rappelés que pour être oubliés dans la béatitude paradisiaque du Grand Melting Pot. Les conservateurs du parti Républicain affirment une vision similaire, sauf qu'ils concluent que la voie royale vers le multiracisme passe par une sanctification de la notion de propriété et d'acquis matériels. Une telle universalisation raciale et ethnique, fondée sur une dé-historisation des effets du racisme, obscurcit les structures du pouvoir économique. L'intégrationisme racial et ethnique caractérise la rhétorique officielle de ces deux orientations politiques, mais elle est - comme on peut s'y attendre - beaucoup moins suivie en pratique.
L'universalisme technologique des hypermedias (Internet et formes narratives basées sur l'usage de l'ordinateur) s'appuie fortement sur ces idéologies américaines à tendance universaliste. Les porte-parole enthousiastes et inconditionnels de l'électronique promettent que dans le futur tout sera à la disposition de tous, promesse souvent clamée au cours de l'histoire américaine. Les libéraux réclament un accès universel à la Toile; les conservateurs en exigent la privatisation, voyant dans les mécanismes naturels du marché la meilleure garantie d'un service satisfaisant. Mais les difficultés rencontrées par l'universalisme social traitant des particularismes humains s'amplifient sur la grand-route de l'information électronique. Bien que des traces des vieilles idéologies associées aux politiques identitaires soient perçues dans l'espace cybernétique, mon but est de montrer qu'un nouvel ensemble, distinct, d'homogénéités et d'altérités a, en même temps, pris naissance.
A cette fin, j'aimerais d'abord me pencher sur le concept 'd'espaces géographiques racialisés' et sur la première scène du roman complexe et attachant de l'auteur afro-américain Charles Chesnutt, The House Behind the Cedars (La Maison derrière les cèdres) (1900). Quand John Walden revient dans sa propre ville de Patesville, en Caroline du Nord, personne ne le reconnaît, car le jeune Noir à la peau assez claire, qui a quitté la ville, y revient en se faisant passer pour un adulte blanc nommé John Warwick. Au fil des rues, la vision de Warwick/Walden nous permet de découvrir non seulement une ville provinciale, mais aussi une histoire raciale dont chaque incident est étroitement lié à l'architecture de la ville. Un mur défraîchi rappelle la fameuse 'marche vers la mer' du général nordiste Sherman, mais au marché:
Lorsque Warwick/Walden passe devant la mairie, il se souvient avoir assisté à l'assassinat d'un Noir entravé de menottes, sur les marches du bâtiment. Cette conscience de l'histoire oppressive et sanglante, inscrite dans les lieux qu'il retrouve, exprime l'espace qui sépare l'univers de Walden le Noir de celui de Warwick le Blanc. Et bien que John se retranche derrière la blancheur de Warwick jusqu'à la fin du roman, la conscience indestructible d'un environnement accablant le hante et empêche son double identitaire, le Noir Walden, de s'estomper. Le duo Warwick/Walden constitue un couple instable parce que la 'géographie raciale', c'est-à-dire l'histoire attachée aux endroits où chacun évolue fait obstacle, aux deux sens du mot.
Ce que Chesnutt offre au lecteur, dans The House Behind the Cedars, comme dans ses autres romans, c'est la mise en évidence d'une 'géographie des races', alternative, faite de séparation, de douleur et de dignité humaine. Pour Chesnutt, la géographie des villes varie selon la vision du narrateur. Chesnutt ajoute à la tradition narrative américaine une mise en évidence des limites raciales invisibles et omniprésentes, que l'on se trouve dans une rue ou que l'on soit dans un salon. Il propose une compréhension intime de ces forces cachées et de ces lignes de force. Il met au grand jour l'étendue de la quasi-invisibilité des inscriptions raciales non blanches et leur rejet à la périphérie dans la narration américaine, que ce soit dans les moqueries racistes à demi-masquées de Cooper, dans la peur hystérique de la noirceur de Poe, ou dans la trouble identification à la baleine blanche de Melville. En donnant une forme réaliste et opaque à une telle invisibilité, Chesnutt provoque une discussion critique qui ne cesse de nous interpeller.
Nous en trouvons, par exemple, l'écho lorsque nous discutons un récit de Nella Larsen, exprimant le dépassement des permissions sociales; ou un récit de Chester Himes opposant l'emprisonnement des Noirs à la liberté des Blancs; ou un poème de Langston Hughes sur les rues de Harlem; ou encore dans le roman de Toni Morrison, Song of Solomon (Le Chant de Salomon), lorsque Guitar dit, "Je crois que ma vie entière est géographique"[3] et qu'il évoque ces "hommes noirs qui portent des caleçons drapés et des turbans et qui remplissent de petits sacs blancs, ramassant de-çi de-là, le thé sur des buissons". Poussant l'analyse au-delà des limites de l'altérité raciale, nous rencontrons aussi des géographies à tendance ethnologique dans Dr. Sax de Jack Kerouac, avec ses rues hantées de Lowell (Massachusetts) au parler québécois; dans l'isolation urbaine et yiddish d'Henry Roth; dans TexMex, les romans de la frontière mexicaine, d'Arturo Islas[4]; et même dans un récent roman néo-régionaliste, The Shipping News (Les Nouvelles maritimes) d'E. Annie Proulx, sur sa retraite à Terre-Neuve. Même si elles ont été ignorées, rejetées ou vilipendées depuis des siècles, les géographies raciales et ethniques du continent ont fourni une architecture fondamentale aux traditions narratives américaines et on attend encore qu'elles soient reconnues dans toute leur diversité et importance.
Un rejet similaire de l'idée de diversité a trouvé un nouveau moyen d'expression dans l'espace électronique (cyberespace), qui est régi par les schémas de visibilité/invisibilité de la tradition textuelle américaine explorés par Chesnutt et qui, bien que se réclamant d'universalisme, demeure essentiellement américain. Le cyberespace possède également des géographies et des discours raciaux et racistes propres à ce nouveau mode de communication. Ne pas reconnaître cette particularité du cyberespace (présent dès le début), équivaut à s'aligner sur une tradition limitée et inappropriée des récits américains et de leur critique. Une 'déracialisation' idéologique des règles canoniques de la littérature américaine, telle que la recherche nationaliste de Van Wyck Brooks pour une narration américaine monolithique, ou les idées universalistes du 'démocratisme' libéral de F.O. Matthiesen, ou encore la naissance et l'influence du mouvement qui se voulait apolitique du New Criticism durant les années 1940-50, a souvent conduit la critique littéraire, particulièrement aux Etats-Unis, à refuser de reconnaître la singularité des races et les particularités ethniques. Le brillant ouvrage de Toni Morrison, Playing in the Dark (Jeux dans le noir), a dénoncé magistralement à quel point la conscience sociale de la littérature américaine est basée sur un refus volontaire de percevoir le facteur racial. L'espace électronique américain participe aussi à ce refus.
On peut illustrer le problème de la disparition de la race et du caractère ethnique dans le cyberespace - ainsi que dans toute autre forme électronique - en examinant le contenu narratif de quelques sites influents. Cette méthode est problématique dans la mesure où elle s'appuie sur une infime fraction des sites proposés sur la Toile. Il y a des sites afro-américains, hispaniques, indigènes-américains, irlandais-américains, arabes-américains, asiatiques-américains, juifs et autres qui existent dans l'espace électronique, chacun avec ses propres caractéristiques narratives. Toutefois, si pour rester brefs on se limite à tenter de cerner la présence afro-américaine sur la Toile, on a tôt fait de relever qu'elle est minuscule. L'immense liste électronique d'Arthur McGee qui offre un vaste survol des ressources afro-américaines en ligne ou le site afro-américain et africain, exhaustif et bien organisé, proposé par l'Université de Pennsylvanie sont intéressants mais ils ne représentent qu'une goutte d'eau dans l'océan cybernétique. De plus, comme NetNoir, le site afro-américain très connu d'America On Line qui a développé une présence électronique exceptionnellement active, ils sont insuffisamment étendus et ramifiés. Cette présence minuscule se retrouve lorsqu'on recherche une vision raciale ou ethnique différente sur des sites rencontrés au hasard des liens proposés; ce déséquilibre est peceptible même si quelques institutions font maintenant un effort d'intégration en développant leurs sites en ligne. Par exemple, la Bibliothèque Publique Internet de l'Université du Michigan, dont le site reflétait les bonnes intentions davantage qu'une remise en cause du statu quo il y a cinq ou six ans, évolue au-delà de sa timidité initiale.
Les contradictions et les problèmes de diversité narrative ont été exacerbés par le cadre étroit de textes et d'images imposé par la Toile. Ce cadre offre une excuse facile, même aux gens apparemment bien intentionnés. Lorsqu'elles sont évoquées, les questions de géographies raciales le sont souvent pour la forme, car au-delà des bonnes intentions prime l'excuse de la limitation de l'espace utilisé. Cet usage ne se limite d'ailleurs pas à l'Amérique et on le retrouve sur la quasi-globalité des programmes WWW: par exemple, le même genre de bonnes intentions institutionnalisées est perceptible dans l'aperçu sur l'art aborigène proposé par le site de la Galerie Nationale d'Australie. Tout comme à la Bibliothèque du Congrès il y a plus d'expositions en ligne consacrées aux cultures minoritaires que par le passé, mais il serait faux de confondre une sensibilité accrue des musées avec un changement fondamental de la domination blanche. Bien que de telles limitations puissent paraître spécifiques au média électronique, d'une certaine façon, elles réitèrent le problème d'appauvrissement qui a accompagné depuis toujours le passage de l'oralité à la textualité lors des transferts inter-culturels entre les Euro-Américains et pratiquement tout le reste du monde. Alors que l'espace cybernétique facilite une distribution étendue du texte, son besoin d'homogénéisation éloigne le cyber-texte de ses particularités, de son originalité et de la géographie qui lui est propre. Le simulacre d'une esthétique ethnique et raciale originale présentée dans chacun des sites d'institutions officielles mentionnés plus haut est basé sur une préparation et une organisation électronique bien carrées. Mais la convivialité humaine, les buts et les besoins attachés aux célébrations, et la chaleur communautaire en sont absents. Visitez les galeries d'art en ligne et remarquez comme la créativité exubérante des artistes afro-américains est soigneusement canalisée, chacun d'eux parqué dans un fichier racialement étiqueté, une ou deux images, une biographie: rien d'autre qu'une collection d'insectes épinglés sur leurs bouchons. De tels sites Internet demeurent 'de l'autre côté du voile', comme l'écrit W.E.B. DuBois, étrangers à un monde dans lequel "on demandera non pas 'Est-ce que ces artistes sont Noirs?', mais 'Qu'est-ce qu'ils savent faire?'"[5]
Certes, il s'agit là tout autant d'une critique de la muséologie racialisée, que de celle de l'uniformité électronique, mais d'autres problèmes de représentation empoisonnent les médias électroniques. L'ambiguïté d'un site consacré à Mandela que proposait une librairie en ligne en 1996 (document d'archive de nos jours) inspirait dès le départ de sérieuses suspicions. Le contenu de ce site centré sur l'autobiographie de Mandela, Long Walk to Freedom (La Longue marche pour la liberté), et sa présence électronique aurait du être au service de tout le monde. Le site présentait l'Internet comme une prolongation électronique de la marche symbolique de Mandela et affirmait: la Toile "offre à des millions de citoyens, à travers le monde, la possibilité de s'informer sur et de participer à 'La Longue marche pour la liberté' de Mandela". Malheureusement, bien peu d'Africains ont eu l'occasion de se joindre à cette 'marche électronique' car la première chose à relever, c'est que du Caire à l'Afrique du Sud, l'accès à l'Internet est encore inexistant ou tout au moins difficile à la majorité de la population du Sud. Et quand un infime pourcentage réussit à se connecter, ce qu'on leur offre reflète les préoccupations du monde blanc. A témoin, le site mentionné ci-dessus dont les liens proposés vers d'autres sites (hyperlinks) conduisent à une série de mercanti proposant de tout, de la chemise aux objets propres au domaine de la télécommunication. Une agence de voyage utilise même une citation de Mandela hors de son contexte pour se mettre en valeur:
Dans les années 1940, voyager, pour un Africain, était très compliqué. Tous les Africains de plus de seize ans devaient être porteurs d'un 'Laissez-passer d'indigène' qu'ils devaient présenter à tout policier blanc, fonctionnaire ou employeur. Ne pouvoir présenter ce document signifiait arrestation, jugement, emprisonnement ou amende.
Maintenant, suggère le site Transportek pour vendre ses services, "les mouvements de gens et de marchandises sont sans danger et empreints de responsabilité civique".
Avec le nouveau millénaire, ce site d'archive et ses liens déconnectés ont été abandonnés à l'histoire; son marché en ligne a été déserté mais le point à retenir ici, c'est l'aptitude de l'entreprise capitaliste à se présenter sous le jour d'un organe social ouvert à tous, alors qu'une description plus correcte devrait la montrer comme un univers purement commercial cherchant par tous les moyens à pousser la consommation. De ce point de vue, la Toile ne représente guère plus qu'un agent de distribution cherchant à nous faire croire que les aspects positifs ou négatifs d'une expérience trouvent leur aboutissement dans la consommation d'un produit donné. Dans ce cas, la vie, la lutte de Mandela contre l'apartheid et son propre discours ont été annexés et mis au service d'un mécanisme de marketing électronique soulignant l'ambiguïté qu'engendre la superposition de la puissance du symbole que représente Mandela et son exploitation commerciale abusive.
Les librairies électroniques qui apparaissent dans les années 1980 offrent aussi souvent l'exemple de sites soulignant la pauvreté, voire un manque absolu de diversité. Sur la Online Book Initiative (Initiative des livres en ligne), parmi plus de cent cinquante auteurs proposés à cette époque, on ne trouve que Martin Luther King et Booker T. Washington représentant la production littéraire afro-américaine et aucun auteur associé à une communauté ethnique américaine. En 1994, le catalogue de textes électroniques sur l'Internet, ALEX (voir aussi la version web), bien que présentant près de mille textes, ne comprenait que quatre auteurs noirs. A l'index, sous la lettre 'C', se trouvaient des romanciers comme Kate Chopin et Willa Cather, mais Charles Chesnutt en était absent. Le Projet Gutenberg, ce cyber-scriptorium, parrainé par les Bénédictins, et consacré à la saisie de textes sous forme électronique, a numérisé deux cent vingt-six titres depuis 1971. Seuls trois auteurs noirs étaient représentés jusqu'à la production récente d'une anthologie incluant des textes de Chesnutt et d'autres auteurs afro-américains. Par contre, contrastant avec cette absence des écrivains noirs, notons, pour montrer la tendance présidant au choix des textes, que presque tous les romans de Tarzan d'Edgar Rice Burroughs sont disponibles en ligne. La canonisation de certains textes par les initiateurs du Projet Gutenberg a une influence particulièrement importante puisque leurs textes 'ftp' peuvent être transmis gratuitement dans les sites universitaires et les librairies en ligne. Il est dès lors compréhensible, mais tout à fait anormal, qu'une longue recherche sur la poésie afro-américaine sur le site Electronic Poetry Center (Centre Electronique de Poésie) il y a quelques années, n'ait donné comme maigre résultat que l''Inaugural Poem' de Maya Angelou, et des critiques de textes de Nathaniel Mackey. Bien qu'il y ait plus de poésie afro-américaine en ligne aujourd'hui sur l''Electronic Poetry Center' et sur le reste du Net, la domination du blanc que l'on pouvait constater jadis reste flagrante. Par exemple, au milieu des années 1990, le site de l'Université de Georgetown comme bien d'autres sites similaires faisait certes preuve d'un intérêt soutenu dans la discussion critique des littératures multiculturelles et son site Centre for Electronic Projects in American Cultural Studies (Centre pour Projets Electroniques en Etudes Culturelles Américaines) mettait l'accent sur la pédagogie de l'anthologie Heath de littérature américaine. Cependant, en termes de ressources groupées et de présence en ligne de l'ensemble de la littérature afro-américaine et multiculturelle, ce que l'on trouve sur le site est plutôt mince. La liste T-AMLIT offrait l'occasion de discussions intéressantes sur le sujet mais il faisait ressortir du même coup le nombre très limité de ressources en ligne: Le 'Catalogue of Projects in Electronic Literature' produit par le Centre de Textes et de Technologie s'étendait à cette époque des écrits en vieil anglais à Faulkner, mais sur les quelques cinquante thèmes littéraires mentionnés dans ce catalogue, un seul traitait d'auteurs qui ne soient pas blancs - le Women Writers Project (Etudes d'écrivaines) de l'Université Brown, qui comprend quelques auteurs des Caraïbes. Et comme pour montrer l'ampleur du problème, ce site d'accès libre a été remplacé depuis lors par un site commercial ouvert uniquement aux membres s'étant acquitté d'une taxe d'inscription, ce qui pour beaucoup rend l'accès à cette importante ressource plus difficile encore que dix ans auparavant. En 2001, après plus d'une décennie d'efforts intensifs pour assembler un corps de littérature en ligne, la présence d'auteurs de couleur demeure, au mieux, minimale et difficile d'accès.
Si la nature des livres a changé, il n'en est pas de même de
la nature des exclusions narratives. Parmi les ouvrages commerciaux à
copyright électronique,
Le fait de s'en tenir aux statistiques raciales et ethniques sur le cyberespace pose des problèmes de représentativité, car celles-ci sont des estimations basées sur des informations textuelles superficielles qui ne sont pas nécessairement représentatives des véritables contenus des textes, ni de la valeur réelle de ce qui est sur l'électronique. Des enquêtes sur le contenu et sur les statistiques de publication sont intéressantes, mais loin d'être suffisantes.
La démarche est particulièrement problématique quand on commence à interroger et à contester le concept de race lui-même, une forme de questionnement collectif sur sa propre essence, et qui a gagné en popularité depuis les excellents ouvrages de Ruth Frankenberg, White Women, Race Matters: The Social Construction of Whiteness (Femmes blanches, concepts de race: la construction sociale de la blancheur) (1993) et Displacing Whiteness (Déplacer la blancheur) (1997), et d'autres ouvrages sur le thème proposés tout au long de la décade écoulée.
Il est fascinant de constater l'émergence simultanée de discussions critiques, à la fois sur la virtualité et sur la blancheur. Ces deux concepts proviennent, semble-t-il, d'une nouvelle incertitude concernant la solidité des traits sociaux et de leurs signes de reconnaissance. Cette nouvelle incertitude a une origine démographique, car l'Amérique, de caractère multiracial et poly-ethnique, trouve ses vieilles définitions intenables. Cette incertitude est en outre de nature épistémologique, car elle pose la question de savoir comment comprendre et représenter des catégories instables et ambiguës. La virtualité décrit une désunion du temps et de l'espace; la blancheur décrit une désunion de la conscience et du statut. Les pouvoirs intégrants, à la fois de l'espace et de la race, entrent au sein d'une désintégration intellectuelle, en attendant qu'elle soit politique. Le vocabulaire manque pour analyser ce phénomène et un nouveau discours relatif à la race et à l'espace est en train d'être inventé.
Ce nouveau discours parfois difficile et déroutant est influencé par les traditions narratives précédentes. Par exemple, le débat actuel touchant la manière dont le cyberespace modifie la nature de l'identité personnelle et la perception de soi-même est étroitement lié aux effets de l'invisibilité offerte par la Toile. Un texte autobiographique proposé derrière le voile d'anonymité du cyberespace est bien difficile à authentifier, même sur les points élémentaires de caractérisation sociale. Des femmes peuvent prétendre être des hommes, des Blancs se faire passer pour des Noirs, et des enfants pour des adultes. Quand j'ai demandé à la responsable d'un forum de discussion exclusivement féminin, comment elle pouvait être sûre de ne pas inclure d'hommes dans la liste des membres, elle m'a répondu qu'elle questionnait spécialement ceux dont les noms reflétaient une ambiguïté de genre. Comme si cette démarche pouvait offrir une quelconque garantie! Les officiels de l'Académie militaire Citadel de Caroline du Sud - alors réservée aux hommes - qui admirent en leur sein un faux-mâle, Shannon Faulkner, pourraient en prendre de la graine. En fin de compte, la seule conclusion que l'Académie militaire Citadel ou cette responsable féministe aurait pu en tirer, c'est que nous vivons dans un monde incertain. De récents théoriciens du cyberespace se sont saisis de cette absence de certitudes avec délectation, car en fournissant la preuve de l'impossibilité de s'assurer de l'identité - sexuelle, raciale ou ethnique - des cybernautes, ils semblaient confirmer que seule la valeur de la performance déterminait l'identité. Le Bad Subjects cybermanifesto (cyber-manifesto des 'Mauvais Sujets') s'explique ainsi:
L'assemblage problématique entre les réalités matérielles et la représentation a préoccupé des courants entiers de critique textuelle, et continue à le faire dans le domaine de la narratologie électronique. L'un des traits essentiels du cyberespace réside dans l'association à la narration, et la conviction que de parler à des gens de par le monde à travers des écrans d'ordinateurs pleins de textes est une activité désirable. De plus, cela présuppose que tous les textes narratifs sont susceptibles d'être réduits à un document ASCII, gif ou autre. Présumer que la technique est à même de raconter une histoire de manière universelle est injustifié. Cette présomption, basée sur la technologie, provient d'un système synthétique idéologique de l'artifice et de la nature. Puisque l'espace est intrinsèquement une expérience naturelle, le cyberespace est également considéré comme appartenant au domaine naturel. Alfred North Whitehead a défini le processus par lequel nous arrivons à de telles substitutions de perceptions comme "l'erreur par transfert de la perception de la notion de concret".[6] En effet, il est courant chez l'homme de matérialiser les abstractions afin de comprendre les phénomènes affectant sa vie. Quand nous 'naturalisons' un texte narratif sur la Toile, nous avons une tendance irrésistible soit à laisser tomber ce qui ne cadre pas, soit à assumer que ce qui est proposé convient, mais l'altérité électronique se trouve précisément dans ce qui a été éliminé, oublié, rejeté à la périphérie. Elle se trouve souvent dans cette incapacité de donner un sens au texte cybernétique et dans l'impossibilité d'ouvrir l'accès à ceux qui appartiennent à une communauté pauvre.
La cyber-théorie s'est entichée de l'idée de 'communauté virtuelle', une notion assez confuse, car la cyber-ville dépend des communautés réelles, puisque les communications reposent sur les communautés, et non le contraire. Que le cyberespace puisse même être pris pour une 'communauté' montre combien s'est affaibli le sens du mot 'communauté' dans plusieurs sphères de la société américaine. Au lieu de vivre dans une communauté réelle, les cybernautes du début des années 1990 se sont habitués à contempler la défunte première image de l'écran de l'Apple eWorld qui montrait un groupe de bâtiments représentant les différentes fonctions d'une communauté. Les logiciels du cyberespace, habituellement, imitent l'esprit d'une communauté afin de promouvoir une similitude inexistante, et ce qu'ils procurent est en fait un désir de communauté plutôt qu'une véritable communauté difficile à obtenir dans la réalité. De telles pseudo-communautés inspirent et privilégient des désirs, autrement appelés des choix dans le style de vie. Ce que Howard Rheingold et d'autres théoriciens des cyber-communautés offrent réellement est la vision de l'immatérialité électronique comme le choix d'un style de vie. Dans l'exemple politiquement fantastique d'une expérience consistant à prendre la Toile comme communauté afro-américaine, le Nkrumaist/Toureist Party a utilisé la Toile pour lancer son projet de créer un gouvernement mondial pan-africain pour les Africains de la diaspora. Tel un projet futuriste, illusoire et maintenant disparu, il prenait le cyberespace pour une pré-incarnation de la matérialité politique et redonnait ainsi vie aux conceptions de Rheingold sur les cyber-communautés, aux buts en réalité hors d'atteinte et poursuivant une matérialité impossible.
Mais une communauté est bien plus qu'un style de vie acceptable: la communauté a été historiquement, en Amérique, le bastion des minorités raciales et ethniques, un refuge de compréhension, de convivialité et de consolation. Les fictions sur la ville d'origine de John Edgar Wideman, le cycle d'Albany de William Kennedy, les romans sur les tribus du Montana de D'Arcy McNickle, et, d'Alice Dunbar-Nelson, à la fois ses romans sur la Nouvelle-Orléans et ses romans newyorkais, comme encore chez beaucoup d'autres; tous témoignent de la puissante force structurelle de la communauté. Dans les théories sociales relatives au cyberespace, la race et le caractère ethnique ne sont simplement pas l'objet de discussions, et leur absence fait appel à des traits présumés et stéréotypés des communautés. Le cyberespace, au caractère morne et uniformisé, qui nie la diversité raciale ou ethnique, ne correspond nullement aux communautés réelles et diverses que nous voyons fonctionner autour de nous. Même les groupes qui s'installent sur l'Internet en tant que groupes définis par un caractère racial ou ethnique disparaissent aux yeux du grand public, et ne sont visités que par quelques personnes spécifiquement intéressées. L'immatérialité efface la présence et l'altérité. Alors que la vastitude intercontinentale de l'Internet devrait garantir un caractère multiracial, son caractère totalisateur empêche la diversité de ses utilisateurs de s'exprimer.
Ce manque de correspondance entre une présence raciale ou ethnique réelle et la perception d'une telle présence estompe l'altérité ou au moins la marginalise. Il en résulte un cyberespace homogène, sans relief et signé de la blancheur euro-américaine. Un tel monoculturalisme en ligne internalisé fait le jeu des racismes qui dominent les structures sociales américaines. L'Amérique des classes moyennes, confrontée à la diversité, s'est retirée dans le cyberespace afin d'éviter une réalité à laquelle elle ne peut échapper autrement. Alors que les communautés raciales et ethniques, en Amérique, sont victimes constantes d'attaques parce qu'elles sont différentes, les cyber-communautés sont offertes comme un pâle substitut et un Nouvel Ordre Mondial chimérique: si les rues noires de la réalité, hors ligne, vous déplaisent, branchez-vous donc sur la fibre optique blanche, en ligne. Tout simplement, la géographie locale du cyberespace suit les lignes et les contours du racisme américain, de son sexisme et de ses préjugés de classes. Mais un monde immense vit hors de ce cadre bien net, oublié et électroniquement évacué du cyberespace.
Et pourtant, cette distorsion sociale n'est pas inévitable, tout comme les communautés raciales, ethniques ou féminines n'acceptent pas les manoeuvres qui les rendent invisibles électroniquement. Des signes apparaissent montrant qu'un accroissement de connaissances techniques, davantage d'accès en ligne, des communautés réelles, le genre et la race, deviennent des facteurs de plus en plus reconnus comme des concepts inextricablement interconnectés. Progressivement apparaît une reconnaissance de la valeur textuelle électronique et de l'Internet comme le lieu d'un combat social. Le théoricien Harry Cleaver le dit:
Nous commençons à comprendre aujourd'hui que la main du pouvoir se cache derrière la neutralité et la passivité des architectures de la communication. De nos jours, on sent de plus en plus que le mystérieux esprit de la Toile s'appelle l'Ingouvernable. Qui contera les histoires électroniques qui saperont les structures du pouvoir hiérarchique, et comment fera-t-on pour qu'elles soient entendues? Nous n'avons pas encore perçu les raconteurs de légendes, le rawi arabe, le ollamh irlandais, ou le griot cybernétique, mais nous sentons que leurs voix se rapprochent.
(Traduit de l'anglais par Marie-Claude Buegge-Meunier.)
Notes
[1] Je désire remercier Fa Chu, David Lockard, Mike Mosher et Geoff Sauer pour leurs commentaires et leur aide et Marie-Claude Buegge-Meunier pour la traduction de cet article en français.
[2] Chesnutt, C.W. (1900) The House Behind the Cedars. New York: Penguin, 1993, p.2.
[3] Morrison, T. (1977) Song of Solomon. New York: Signet, 1978, p.114.
[4] Les romans de la frontière "TexMex" d'Islas comprennent les deux premiers volumes d'une trilogie inachevée, The Rain God: A Desert Tale (Palo Alto: Alexandrian Press, 1984) et Migrant Souls (New York: Morrow, 1990).
[5] DuBois, W.E.B. (1903) The Souls of Black Folk. New York: Penguin, 1989, p.174.
[6] Whitehead, A.N. (1925) Science and the Modern World. New York: Mentor, 1948, p.52.
[7] Cleaver, H. The Zapatistas and the Electronic Fabric of Struggle. 1995. https://www.eco.utexas.edu/faculty/Cleaver/zaps.html.
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