A L'ECOUTE DE HUGUETTE BERTRAND |
Un entretien avec Huguette Bertrand,
poète passionnée par l'Internet
proposé par Jean-Marie Volet
The University of Western Australia
avril - mai 2001
"Ne pas se prendre au sérieux, mais faire les choses sérieusement... avec passion... en bonne compagnie!" Telle est la devise d'Huguette Bertrand, poète canadienne francophone passionnée par l'Internet. Depuis 1995, elle offre sur la Toile sa poésie et celle des poètes pour qui elle a un coup de coeur . Huguette Bertrand publie aussi sous forme imprimée les recueils de poésie qu'elle propose sur son site "Espace poétique". Son ouvrage "Entre l'ombre et la lumière" vient de sortir en CD (Editions en Marge, 2001). |
Poète et écrivaine, vous utilisez une très jolie formule pour décrire votre relation au monde électronique: "L'Internet m'a montré à voir large et rond, comme notre planète". Qu'entendez-vous exactement par là?
Vous aurez compris par mon propos qu'il s'agissait d'une conscience plus universelle de notre monde, qui changea ma façon de le percevoir en son intégralité par cette petite ouverture qu'est un écran d'ordinateur branché à l'Internet, ce, dès l'automne 1995. J'ai pressenti à cette époque que cette nouvelle technologie allait changer les habitudes de vie. Dès lors, dans mon esprit, déjà elle abolissait les frontières lors de communications intercontinentales. La seule frontière que j'y voyais était celle des langues. J'avais donc le monde à ma portée, au bout des doigts, dans ma langue d'usage. Déjà la téléphonie avait ouvert cette voie, mais n'avait pas créé ce phénomène que l'on constate avec l'Internet qui vient donner un autre élan, malgré les réticences à se défaire de traditions ancrées dans l'imaginaire au fil des siècles, un élan dis-je, vers cette idée d'interdépendance d'êtres qui gravitent autour d'une toute petite planète. L'observation, la curiosité, le désir d'apprendre à utiliser cette technologie m'ont propulsée au-delà de ce que je n'aurais jamais pu imaginer auparavant. Ainsi, voir large et rond n'a rien d'une métaphore, ni d'un monde imaginé. Percevoir le monde en son tout, comme en retrait, tout en ayant bien conscience d'y être, change le mode de pensée, de perception sur son comportement que je connais puisque j'en fais partie. On peut avoir une pensée linéaire, tout comme on peut avoir une pensée circulaire qui voit en perspective plus large, en omettant les détails, pour se rendre compte que tout fonctionne sur un même mode. L'Internet fit en sorte d'amplifier cette perception.
Que faut-il conclure de tout ça? Que le fait de penser ainsi ne change pas le monde, mais j'ai constaté avec plus d'acuité une nette mutation d'un monde en évolution constante, indépendamment de l'aspect mercantile étalé sur l'Internet. En si peu de temps, j'ai vu l'Internet venir bousculer toutes les données traditionnelles. On n'en maîtrise pas toute l'ampleur, car son avènement et son accessibilité par le commun des mortels a créé un bouillonnement sans précédent, créant en quelque sorte une certaine déroute qu'on peut constater de nos jours. Déjà, en peu de temps, il s'est créé des mythes autour de cette technologie, affectant la pensée et l'expression même de la pensée qu'est le langage. N'étant aucunement spécialiste en quoi que ce soit, sauf dans mon champ de création qu'est la poésie, j'ai été à même de constater tout cela par le simple fait de m'être intéressée par la curiosité, l'observation, et le désir d'apprendre sur cette technologie, de ses effets, de ses possibilités, ce qu'elle pouvait m'apporter en tant que créateur. J'ai eu cette chance d'avoir accès à l'Internet dès 1995; je me suis apprivoisée à cette "bête" qui, somme toute, allait me montrer notre monde, me pousser vers l'avant, créant chez moi une dynamique par le fait d'interconnexions avec autrui.
Ce qui m'intrigue, cependant, c'est la manière dont cette interconnexion réticulaire peut bousculer toutes les données traditionnelles, surtout dans le domaine de l'écriture et de la poésie. L'outil utilisé influence-t-il vraiment l'oeuvre au-delà de sa forme? Écrit-on différemment ou autre chose lorsqu'on a, comme vous le dites, été apprivoisé par cette nouvelle technologie?
L'outil Internet a effectivement influencé mon écriture du fait qu'il me permet de vivre des expériences dans un contexte autre que le contexte traditionnel où j'ai circulé durant plusieurs années. L'Internet m'a amenée à pousser plus loin la communication avec des gens de tous horizons. Il a attisé ma curiosité, m'invitant ainsi à faire des rencontres par le courrier électronique, et même en personne outre-mer, et ces connexions ne furent pas sans influencer mon écriture car la poésie, pour moi, ce n'est pas qu'un exercice d'écriture. Elle exprime ma réalité en interrelation avec autrui, y ajoutant mon rapport et ma réflexion sur le monde. Bref, elle est la projection d'un vécu par la communication avec les autres et s'est intensifiée par le fait que l'ajout de poèmes sur mon site crée parfois des rebondissements suite à des commentaires reçus par courriel, produisant des effets qui parfois viennent nourrir ma créativité.
Le son, l'image et la couleur sont aussi des facteurs d'influence puisque le support Internet le permet. J'ai dû faire l'apprentissage de programmes: éditeurs de page web, dessin-graphisme, et quelques autres, afin de créer et réunir tous les éléments pour tenter de présenter une ambiance tridimensionnelle autour de la poésie sur une surface plane qu'est un écran d'ordinateur, et aussi pour tenter d'offrir un confort de lecture agréable. L'Internet offre cette possibilité et demande à penser autrement en terme de création. Tous les éléments sont mis à contribution, s'influencent les uns les autres et produisent par l'imaginaire les effets que l'on voit sur mon site et dans mon écriture. On peut ainsi voir mon cheminement depuis mes balbutiements publiés en 1985, jusqu'à mon dernier recueil complété sur mon site en février dernier. Je laisse à chacun le soin d'en juger.
Mon site web est devenu ma plate-forme de création et de diffusion, mais il n'est pas que cela. Au fil du temps, j'y ai aussi dressé un portail vers d'autres sites ayant une affinité avec le mien, portail conduisant vers la littérature et les arts, sans oublier les poètes que j'ai invités sur mon site qui est en perpétuelle évolution depuis sa mise en ligne en septembre 1996. Mon site web évolue donc au rythme de ma vie et ainsi va la poésie! Quelqu'un a écrit au sujet de mon travail sur l'Internet: "Son site, c'est elle". Et je réponds: "Absolument! Il est le fidèle reflet de ce que je suis". On peut élargir le discours à n'en plus finir, car il s'agit d'un ensemble d'éléments d'influence qui sont tous interreliés à l'image de la Toile Internet. Je n'ai pas parlé de mes implications sur l'Internet, car c'est aussi un élément déclencheur qui a influencé et influence ma créativité.
Parlons en donc. Vos propos semblent suggérer que votre association avec Internet est multiple et variée et que l'espace poétique que vous proposez sur la Toile ne représente que la clé de voûte d'un édifice beaucoup plus large...
En effet, l'Internet fut pour moi non seulement un support numérique pour la création et la diffusion, mais un moyen de communication et de partage, d'où les implications, et la dynamique qui s'est établie au fil de mon apprentissage sur la façon d'utiliser cette nouvelle technologie, semblablement à ce qui se produit en mode traditionnel. Autrement dit, ce que je pratiquais déjà depuis 12 ans dans le milieu littéraire s'est transféré sur le Web qui offrait un champ beaucoup plus vaste pour de telles activités. Dès le départ, la seule raison et mon but fut d'explorer et d'observer la voie littéraire francophone sur l'Internet, d'y faire d'abord mon nid, car j'ai vu dès 1995 où cette technologie pouvait conduire. Et je ne me suis pas trompée.
En février 1997, un heureux concours de circonstances m'a amenée à présenter sur un quotidien virtuel très fréquenté, des rubriques virtuelles hebdomadaires ayant trait à la poésie et à la littérature en tout genre. Mon but était alors de présenter des sites web qui offraient des textes que je jugeais de bonne qualité, présentés par de parfaits inconnus qui méritaient qu'on les fasse connaître, à tout le moins sur l'Internet. Le feedback par e-mails - auxquels je répondais toujours - est à l'origine d'une chaîne qui nous a permis de nous connaître, quels que soient nos pays d'origine. Dans mon esprit, l'Internet - et les sites - ne sont pas des lieux mais un moyen de se rejoindre d'un continent à l'autre aussi. De fil en aiguille se sont établis des contacts qui se sont élargis au point de me faire prendre l'avion une fois l'an, depuis 1998, pour partir à la rencontre de certaines de ces connaissances, outre-mer.
En 1999, mon implication à titre individuel dans "La Fête de l'Internet", un événement encouragé par le Ministère de la Culture de France, m'a conduite à une riche moisson d'observations et d'échanges par e-mail avec les responsables de cette fête et d'autres participants. Sur l'édito journalier présenté sur le site de la fête (encore visible sur le Net) on peut lire ceci:
Une initiative personnelle qui voit grand. Pour participer à la fête et
enfoncer le clou sur ses aspects nécessairement francophones, l'écrivain Huguette
Bertrand, basée au Québec, vient d'intégrer deux pages de liens avec des sites
francophones à son propre site. Ces pages rassemblent une quarantaine de sites
suisses, belges, québécois, antillais et français, qui eux-mêmes renvoient
à d'autres sites littéraires francophones.
[Section International
et francophonie - sous le titre: "Des liens francophones"]
Les comportements sur le Web produisent les mêmes émotions que celles vécues en dehors du Web. Elles sont parfois lourdes à porter, parfois hilarantes, parfois attendrissantes. La poésie en rend compte, car tout est matière à poésie, ce regard tactile qui se développe au gré des partages, des émotions, au fil du temps. Assurément, toutes ces implications et les interactions qui en ont découlé sont venues me sensibiliser davantage, contribuant ainsi à une accélération continue de mon moyen d'expression qu'est la poésie. Création et implication pour moi vont de pair. La poésie ne tient pas du rêve, mais bien d'une réalité vécue au fil des jours, devant un écran d'ordinateur branché à l'Internet, ce qui est loin de tenir l'internaute dans l'isolement, bien au contraire! Ce poème dans mon dernier recueil en fait foi je crois:
Beau poème. Est-ce que "la folie des gestes improvisés" vous entraîne parfois vers le monde des poètes anglophones, espagnols ou chinois? Et question subsidiaire, à votre avis, l'Internet facilite-t-il les rapports entre les artistes, poètes et écrivains anglophones et francophones ou bien, au contraire, contribue-t-il à marginaliser davantage encore les uns par rapport aux autres?
Oui, la folie des gestes m'a entraînée vers d'autres cultures pouvant se faire entendre dans ma langue d'usage, aussi en effectuant quelques traductions de poèmes de l'anglais au français, ou encore en corrigeant quelques poèmes en français d'une Chinoise, ce, en milieu littéraire traditionnel restreint. Ces gestes se sont poursuivis tout naturellement sur le Réseau des réseaux, mais qu'en français. J'ai déjà échangé quelques courriers avec un russe, aussi un poète japonais, tous deux francophiles, une poète péruvienne qui pouvait s'exprimer un peu en anglais, mais sans plus. Il y a hélas toujours cette barrière des langues qui m'empêche d'échanger avec des écrivains de langues différentes. Pour combler cette lacune, je présente une rubrique virtuelle où je privilégie les auteurs d'expression francophone. Je ne peux me permettre d'offrir cette rubrique en plusieurs langues puisque je n'en connais que deux, dont l'une est ma langue maternelle, et l'autre qui me permettrait un discours ni plus ni moins approfondi. Je recherche par contre des auteurs et/ou textes d'auteurs francophones d'autres continents, et aussi des textes en traduction qui présentent des littératures qu'on connaît peu ou pas. Je prends ici pour exemple la littérature arabe, africaine, chilienne, mexicaine, etc. Des textes d'une richesse à découvrir! J'en ai découvert et je partage mes découvertes avec d'autres par le moyen de cette rubrique. Il existe des programmes de traduction de textes sur le Net, pas encore très à point. Sans doute que les programmes deviendront plus performants, permettront traduction et communication, sans l'obligation d'être multilingue. Quand de tels programmes seront disponibles et permettront un dialogue sans contrainte avec quiconque sur le globe, le problème des langues sera aboli, tant entre créateurs que lecteurs, ce qui ajoutera une autre dimension ou dynamique à cause des différences culturelles.
En réponse à votre question subsidiaire, je ne crois pas que l'Internet soit cause de marginalisation. Au sens large, outre les langues, ce n'est pas l'Internet qui marginalise, car l'usage du Réseau a plutôt tendance à faire éclater les règles traditionnelles, règles qui créent et maintiennent la marginalisation sous toutes ses formes, d'où parfois une certaine méfiance à entamer un dialogue, ai-je constaté en maintes occasions, que je mets sur le compte des normes qui régissent les différentes cultures. Malgré toutes ces considérations, les écrivains sur l'Internet cherchent à se connaître tout naturellement et à créer des liens entre eux. Il en va de même aussi pour les lecteurs qui découvrent la littérature offerte sur le Net. Mais en règle générale, tous s'expriment dans une langue qui leur est commune. Peut-on parler de marginalisation dans un tel cas? J'attends donc le cyber-traducteur performant qui me permettra de connaître cette poète et ce lecteur chinois que je ne connais pas, cet écrivain et cette lectrice au fin fond de la Sibérie, passant par celles et ceux d'Argentine, d'Afrique du sud, jusqu'en Australie!
"Poète", "écrivain", en quoi ces deux concepts sont-ils différents dans un univers cybernétique qui, dites-vous, fait éclater les règles et les normes traditionnelles? En d'autres termes, qu'est-ce qui différencie de nos jours le poète de l'écrivain - j'ose à peine dire "ordinaire"?
Ces concepts interrogent aussi bien l'univers traditionnel que cybernétique. Dans mon esprit, un écrivain est une personne qui crée et publie des oeuvres en continu dans les genres poésie et fiction. Est-ce que des personnes publiant des oeuvres en continu, soit en s'auto publiant, ou en publiant à compte d'auteur, et maintenant en publiant sur l'Internet, peuvent être considérées comme des écrivains au même titre que ceux publiés par l'industrie du livre? Un poète doit-il être considéré comme un écrivain au même titre qu'un écrivain publiant des oeuvres de fiction? Les écrivains publiés par l'industrie du livre présentent-ils des oeuvres de meilleure qualité d'écriture que ceux publiés autrement? Ce sont là des questions sujettes à interprétation, qu'on retrouve tant dans l'univers traditionnel que cybernétique. Cela dit, sur l'Internet, en matière de poésie, la critique est plus rapide, directe et enrichissante que celle reçue par la voie traditionnelle de l'édition dans la mesure où elle nous parvient directement des lecteurs par courrier électronique - ces lecteurs sans qui un écrivain n'aurait pas sa raison d'être. Elle nous parvient de toutes les couches de la société. En nous témoignant leur appréciation, les lecteurs engagent un dialogue avec l'auteur qui contribue à effacer ses doutes et à raffermir les raisons pour lesquelles on écrit. De toute évidence, on constate un retour à la poésie dans l'univers cybernétique, un espace qui se prête merveilleusement bien à ce genre littéraire. Non seulement les courriels en témoignent mais les statistiques de fréquence de visites des sites et leur provenance le montrent aussi.
Je crée des oeuvres poétiques en continu depuis 1985, ayant à ce jour 16 recueils de poésie à mon actif. Mes sept premiers recueils furent d'abord publiés en livre pour par la suite, dès 1997, être numérisés et donnés à lire en version intégrale sur l'Internet. Les neuf recueils suivants furent d'abord créés directement sur mon site, que j'ai par la suite réalisés en format livre, y appliquant un numéro ISBN à chacun, pour en faire le dépôt légal uniquement. Mes oeuvres vont ainsi se fondre parmi toutes les oeuvres publiées sur support papier faisant partie de notre patrimoine littéraire national. Qui plus est, en plus du dépôt en format livre, toutes mes oeuvres sont déposées en fichiers numériques dans la collection électronique sur le site de la bibliothèque nationale de mon pays, donc publiquement accessibles en version intégrale sur l'Internet.
Faut-il considérer cet univers cybernétique autrement que celui de l'univers traditionnel? Les ondes en viendront-elles à remplacer le papier? En viendront-elles à faire éclater de plus en plus les règles traditionnelles d'écriture au point d'éradiquer toute différence entre un poète et un écrivain? Sur l'ensemble de ce sujet qui évolue au gré d'une terminologie tout à fait relative, mille questions se posent et s'opposent mais la meilleure solution revient peut-être à les laisser flotter sur les ondes cybernétiques en toute subjectivité.
Plongeons-nous donc dans votre site, un peu au hasard, et prenons la page intitulée "Sculpture et Poésie en 12 tableaux" que vous venez d'ajouter. Ne retrouve-t-on pas là toutes les idées que vous avez mentionnées plus haut: le contact avec les autres, une recherche esthétique non seulement au niveau des textes, mais aussi à celui des illustrations, des couleurs et de l'effet de l'ensemble? Comment avez-vous eu l'idée de faire ces pages traversées par le thème de la mémoire et du souvenir? Les sculpteurs Danielle Bigata et Michel Gautier sont-ils de vos amis et avez-vous discuté de votre projet avec eux? Comment s'y prend-on, non pas pour mettre un poème en musique, mais pour mettre une sculpture en poésie? Qu'est-ce qui rapproche ou sépare ces deux artistes et que dites-vous de vous-même dans ces pages, si l'on se souvient que vous dites que "Votre site, c'est vous"?
Le processus de création de la série en question pourrait s'appliquer à l'ensemble du mouvement créatif spontané qui me porte et m'emporte dans la plupart des cas. "Sculpture et Poésie en 12 tableaux" n'est pas dû à une intention préméditée. Comme vous le savez, j'offre une rubrique virtuelle mensuelle sur le site Convergence. En préparant la rubrique d'avril, j'ai découvert les sites de deux artistes que je ne connaissais pas, Danielle Bigata et Michel Gautier. J'ai affiché un lien vers leur site respectif et, suite à la mise en ligne de ma rubrique, je leur ai envoyé un communiqué que j'envoie toujours à ma liste de diffusion à chaque nouvelle rubrique, ce qui a conduit ces deux sculpteurs à me répondre par retour de courriel. Cela a eu pour effet de déclencher le processus de création qui est à l'origine de cette série "Sculpture et poésie". J'ai repris contact avec les deux artistes dans le but d'obtenir la permission d'utiliser leurs sculptures pour ce projet. Il n'y eut aucune discussion sur le sujet entre eux et moi. Je ne savais d'ailleurs pas, à ce moment-là, que ces deux sculpteurs se connaissaient, l'une venant de Gironde, et l'autre de l'Île de la Réunion, ce que je découvris par la suite! Tous deux m'ont alors spontanément et chaleureusement accordé la permission d'utiliser leurs oeuvres et mes choix se sont instinctivement portés sur la femme à travers ses âges chez Bigata; chez Gautier, j'y ai perçu la femme en recherche... en devenir, les deux séquences m'étant apparues complémentaires.
Après une exploration approfondie de leurs sites et le choix des oeuvres, j'ai entrepris le travail graphique avec mon programme de dessin afin que les sculptures "percent l'écran" sur fond noir, et j'ai installé ces images sur les pages html au fur et à mesure. La partie visuelle étant en place, j'ai observé les sculptures une à une en me laissant envahir par ce qu'elles me proposaient. Mon regard sur ces oeuvres me renvoyait à ma propre histoire, et mes mots ainsi filtrés me projetaient à travers ces oeuvres à portée universelle. C'est ainsi qu'en très peu de temps, emportée dans ce mouvement créatif, j'ai réalisé ce projet. J'ai effectué le transfert du sous-répertoire contenant tous les fichiers une fois le travail terminé, pour ensuite aviser les sculpteurs de la mise en ligne d'une oeuvre que je considère commune aux trois. En somme, il a suffit de quelques mots dans le premier courrier reçu de l'un des sculpteurs pour venir déclencher chez moi cette urgence, cet élan qui m'a poussé à réaliser cet ensemble Sculpture et Poésie, phénomène de création devenu courant depuis que je réalise mes recueils directement sur mon site.
Ma poésie prend ainsi sa source en interaction avec les autres. Ainsi en va t-il pour ce qui est de mes implications ou actions sur l'Internet. La présente interview en est non pas une épreuve, mais bien une preuve! Oui, mon site c'est moi, en toute exactitude. Il montre mon cheminement, mes rencontres, l'intériorité, cette recherche de l'esthétisme par l'attention que je porte à la disposition des éléments, l'agencement des couleurs, le choix des sons, le poids des pages, et parfois la création de tableaux en format numérique aussi importante pour moi que la création de l'écrit, sans compter la création qui s'impose par la suite pour la version livre. Bref, rien sur mon site n'est livré au hasard, ajoutant qu'au plan visuel, tout est sujet à amélioration, sauf pour l'écrit. Car l'écrit ou recueil, une fois achevé sur support numérique, se doit d'être conforme et demeurer fidèle à la version en format livre qui en est l'étape suivante.
La publication de poèmes sous forme imprimée est encore très prisée dans les milieux littéraires mais est-il possible d'entrevoir le jour où une telle publication ne sera plus vraiment à même de satisfaire les poètes? Votre recueil "Mots rouge espoir" (2000) n'offre par exemple qu'une version minimaliste du poème "Sombre le vent" alors que votre "applet poétique" propose ce texte sous une forme beaucoup plus frappante et sophistiquée. Comment voyez-vous l'avenir de la poésie en général et celui de votre poésie en particulier?
Oui, la forme imprimée est indéniablement prisée, surtout par une majorité d'irréductibles que sont d'abord les poètes entre-eux et une petite clientèle qui gravite autour d'eux. Mais on ne se dispute pas les livres de poésie en librairie. Les afficher intégralement sur l'Internet risque au pire de les faire vendre au lieu de les voir reléguer aux oubliettes en inventaire dans un entrepôt, voués au pilonnage! Le système perpétue les règles traditionnelles et, toujours, la roue tourne dans le même sens. La forme imprimée a été pour moi un point de départ, un apprentissage sur 12 ans qui m'a projetée en fin de compte sur l'Internet, mais, je poursuis sensiblement les mêmes activités sur l'Internet que celles proposées par la voie traditionnelle, sauf que cette nouvelle façon de faire m'a ouvert un espace beaucoup plus large que celui offert par l'autre voie.
Vous mentionnez mon poème "Sombre le vent" que l'on retrouve dans le recueil Mots rouge espoir, de même que seul sur une page que j'ai nommée "Applet poétique". Il s'agit là d'une expérience technique qui, une fois sur le serveur, m'a étonnée moi-même! J'ai intégré ce poème au recueil en question par la suite. Je ne prévois pas de présenter d'autres applets semblables, cependant, je laisse libre cours à mon imagination et laisse la porte entrouverte, sachant bien que l'emploi de tels procédés crée un impact efficace. Faut-il mentionner que l'emploi de tels effets visuels demande un certain temps d'apprentissage, sans parler de la création de l'écrit, la création de tableaux avec un programme de dessin, le choix des fichiers musicaux; oui, la création sur l'Internet représente pour moi un apprentissage continuel. Cet apprentissage requiert attention, observation et disponibilité; le temps ne compte plus.
En somme, tout ceci montre que l'usage de l'Internet permet infiniment plus que ne le permet l'imprimé. Quant à l'avenir de la poésie, je pense qu'elle continuera à circuler de toutes les façons possibles. Pour ce qui est de la mienne, ce qui m'importe, c'est de la vivre au présent tout en espérant que la prochaine génération de poètes qui se risquera à faire de même sera mieux comprise, qu'elle n'aura pas trop à lutter pour faire reconnaître son art et ses droits en tant que créateurs sur la Toile.
Jean-Marie Volet
The University of Western Australia
Espace poétique / Coup de projecteur sur Huguette Bertrand par Layla Zhour, (Ecrits-vains?) / Editorial du 2 avril 2000 par Huguette Bertrand, (Ecrits-vains?) / Convergence, Revue électronique / Ecrire à Madame Huguette Bertrand / Sommaire du numéro 19 de MOTS PLURIELS