Débat autour de l'autonomie de la critique littéraire africaine de langue française
proposé par
Sélom Komlan Gbanou
(Cette table ronde a eu lieu à Bayreuth le 19 Juillet 1999)
Table ronde organisée en marge d'un Colloque mis sur pied par le Département de Romanistik de l'Université de Bayreuth sur le thème "Tendances centrifuges et centripètes dans les littératures françaises/francophones aujourd'hui" en 1999. |
La question "existe-t-il une critique littéraire africaine?" ne doit plus se poser mais celle relative à la nature de cette critique, à sa spécificité, à son fonctionnement reste d'actualité. Et c'est bien dans cette perspective que se situe cette table ronde. En raison de l'état de carence d'outils conceptuels et des lieux de génération du discours critique africain, peut-on parler d'une autonomie de la critique africaine?
Guy Ossito Midihouan : Je crois qu'il ne faut pas dissocier la critique africaine de la littérature en général. D'abord il est indispensable de spécifier de quoi on parle. S'agit-il de la critique de la littérature africaine d'expression française? de la critique de la littérature africaine orale? Parce que l'histoire de la critique littéraire par rapport à ces différents volets n'est pas toujours convergente. Je ne pense pas que l'on puisse parler d'autonomie puisque cette littérature n'est pas elle-même une littérature autonome. Notre littérature, quoi qu'on dise, est une littérature décentrée du point de vue de la langue, des institutions littéraires de légitimation et de prise en charge et même de l'espace. C'est une littérature qui se produit autant en Europe qu'en Afrique, de sorte que, si l'on veut aborder la critique, il convient de tenir compte de tous ces aspects. Il y a une critique qui s'élabore en Europe dans les universités, dans la presse qui souvent ne se pose pas la question de savoir ce qui se passe en Afrique. Il y a une critique qui s'élabore également en Afrique dans la presse, dans les universités etc. Le problème qui se pose, c'est que ces deux lieux n'ont peut-être pas le même impact parce que l'appareil idéologique qui porte la critique élaborée en occident, l'infrastructure qui lui sert de base est beaucoup plus forte que ce qui nous est donné d'observer par exemple sur le continent où les critiques travaillent dans des conditions de précarité extraordinaire.
L'autre aspect, c'est que nous sommes des produits de l'école française, du système d'enseignement et universitaire français. Beaucoup d'entre nous ont été formés dans des universités françaises. Dans leurs démarches, dans leurs méthodes, on retrouve celles de ces universités. Il y a eu des socio-critiques, des psycho-critiques, des structuralistes etc. Néanmoins, il y a un apport significatif que l'on doit quand même à l'intelligentsia africaine. Par exemple ce recentrage de l'historiographie littéraire sur l'Afrique, on le doit à des gens comme Pius N'Gandu Nkashama, qui ont commencé à ne plus présenter l'histoire littéraire africaine du Paris-Nègre des années trente. Il y avait des choses qui se passaient à Paris à ce moment-là mais en Afrique même il y a eut d'autres choses qui se passaient qui n'avaient pas été suffisamment prises en compte par les pionniers de la critique littéraire et que des Africains parlant d'Afrique ont essayé de réintroduire dans la littérature, cela est très important.
Un dernier aspect du centrage, c'est tout le débat autour des littératures nationales qui a commencé depuis la période coloniale autour de PrésenceAfricaine, et qui a été poursuivi aujourd'hui sous d'autres formes avec d'autres développements à travers la critique africaine animée essentiellement par des critiques africains, les universitaires de chaque pays dans les numéros spéciaux consacrés par Notre Librairie à cette littérature nationale. Je crois que dans ce domaine, les critiques africains ont joué un grand rôle même s'ils utilisent des organes qui ne sont pas des organes à direction africaine comme Notre Librairie.
Ambroise Kom: J'hésite beaucoup à raisonner en terme d'autonomie. Disons que la critique africaine, comme la littérature africaine est une critique ouverte sur le monde, qui tient compte ou qui devrait tenir compte de ce qui se passe en Afrique et ailleurs. On ne peut pas s'enfermer dans un ghetto sous prétexte qu'on recherche l'autonomie. La critique africaine est une critique universitaire et qui dit université dit universalité. Donc il n'y a pas lieu de se restreindre pour dire que parce que nous recherchons l'autonomie en critique africaine nous ne devons prendre que tel ou tel aspect ou telle théorie, ou telle critique en compte. En revanche, ce que je revendiquerais et que je rechercherais, ce serait une espèce de légitimité dans la critique africaine, c'est-à-dire ce qui permet de faire connaître la littérature africaine, ce qui se met au service de la littérature africaine et non pas qui utilise la littérature africaine à d'autres fins.
Mais la recherche de cette légitimité qui peut du reste s'observer à plusieurs niveaux pose d'autres problèmes. A qui revient le pouvoir de décider ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas ? Pour porter un discours critique sur la littérature africaine, point n'est besoin d'être Africain, Américain ou Français.
Ambroise Kom: Bien sûr, toute critique peut être légitimée du moment que véritablement elle se met au service de la littérature africaine. Vous savez très bien qu'il y a beaucoup de critiques qui ont travaillé dans le domaine de la littérature africaine. Certains ne l'ont pas servie mais complètement desservie. Evidemment, nous devons tenir compte de tout cela. Peut-être faudrait-il dire que les Africains exerçant dans les universités africaines sont, dans une large mesure, bien placés pour légitimer parce que rendant service à la littérature africaine, parce que travaillant auprès du premier destinataire de cette littérature. Mais ceux qui travaillent à l'extérieur font la même chose du moment qu'ils font connaître la littérature africaine. Tout cela est extrêmement complémentaire.
Y a-t-il véritablement un lieu d'expression et de circulation de la critique africaine à même de légitimer le discours littéraire?
Guy Ossito Midihouan: Malheureusement non. La critique africaine n'a pas un lieu d'expression, qu'on pourrait qualifier d'autonome; là je crois que le terme autonome prend toute sa dimension. Elle n'a pas un lieu d'expression, c'est dommage mais je crois qu'il faudrait, peut-être, prendre d'assaut les lieux d'expression des autres...
A. Kom. Guy parlait tout à l'heure de Notre Librairie; de temps en temps, il nous est offert de faire des numéros spéciaux sur les littératures de nos pays. Je crois que cela est important. Dans la mesure du possible nous pouvons prendre d'assaut les espaces que nous offrent ces lieux d'expression qui sont créés pour d'autres, qui sont situés ailleurs pour exprimer notre point de vue, pour faire la promotion de la littérature africaine.
Ces différents lieux ont leurs restrictions, leurs exigences et ne peuvent donc pas être perçus comme un territoire conquis que l'on peut manipuler à sa guise. Ce sont des espaces qui, non seulement sont limités dans leurs offres mais, mieux, qui limitent la réflexion à cause des nombreux garde-fous qu'ils contiennent.
Guy Ossito Midihouan: C'est vrai, nous ne maîtrisons pas toujours les tenants et les aboutissants de ces projets. Il faut dire les choses très clairement. En tout cas, il m'est arrivé d'être censuré plusieurs fois avec des formules du genre "pour publier votre article, il faut sortir cette phrase.", "Revoyez telle idée", etc. J'ai vécu cela plus d'une fois.
Et pourtant, il existe des revues africaines, des journaux sur le sol africain, dans nos pays respectifs qui peuvent servir de lieux d'expression de la critique africaine, susceptibles de permettre au critique d'aller au bout de ses idées, de se sentir plus libre et plus responsable de sa pensée...
Guy Ossito Midihouan: Non, nous n'avons qu'un choix très limité. Abia a disparu depuis longtemps, Ethiopique ne paraît plus. Peuple noir peuple africain est mort. Présence Africaine paraît maintenant à l'improviste. C'est dommage. Sur place, dans nos pays africains, il y a des journaux comme Le Soleil à Dakar qui font des efforts pour promouvoir la littérature africaine, animer une page littéraire mais cela se fait parfois dans des conditions qui ne sont pas très encourageantes pour ceux qui font le travail, parce qu'il s'agit de critiques bénévoles, les droits d'auteurs ne sont pas reconnus. Nous avons tendance aussi dans nos pays à beaucoup plus prêter attention aux potins politiques qu'à animer véritablement la vie littéraire. Au Bénin par exemple, sur la multitude de journaux qui ont fleuri sur la place depuis 90, pratiquement aucun ne s'intéresse véritablement à la chose culturelle et littéraire. Il y a Le Matin qui au départ en avait beaucoup mis l'accent, avait une page régulière, quotidienne sur la littérature, les arts et les lettres, la culture. Mais au fil du temps, on a l'impression que cette page est laissée à des gens peu compétents, cela devient de moins en moins intéressant. En Afrique, aujourd'hui, à l'heure où tout le monde parle de la démocratie, dans les médias la culture a beaucoup reculé. Dans les années 80, il y avait au Bénin à la radio une émission littéraire qui s'appelait " Au carrefour de la création ", qui donnait l'occasion aux gens de la place de parler de littérature. Il y avait dans l'unique journal gouvernemental Ehuzu tous les vendredis une page littéraire mais aujourd'hui tout cela a disparu. Parce que les gens, tout simplement, dans notre pays ne respectent pas la chose intellectuelle. Il m'est arrivé de proposer à un journal, Le Forum de la semaine, d'animer la page littéraire, sur près de huit mois. Chaque semaine, je rendais compte d'un livre, j'écrivais un article sur un problème littéraire etc. Jamais le journal ne m'a donné un franc.
A. Kom: Je crois que chez moi au Cameroun, pour prendre cet exemple-là, le débat se situe ailleurs. Ces pages littéraires ont disparu même dans le quotidien national Cameroun Tribune simplement parce qu'à un moment donné surtout à l'ère de la transition démocratique, on ne pouvait pas accepter que des gens qui étaient qualifiés pour présenter tel ou tel aspect de la culture le fassent. Pour la simple raison qu'ils n'étaient pas dans les bonnes grâces du pouvoir politique en place. De plus, il fallait promouvoir certaines personnes au détriment des autres. Alors conséquence, pourquoi rendre compte de tel livre et pas de tel autre, et à un moment donné ils ont trouvé la solution, c'était de ne pas rendre compte du tout. Je me souviens qu'il y a une année où on a donné des prix, ce qu'ils ont appelé à la radio et au ministère de la culture A la soirée des épis. Il fallait récompenser la meilleure chanson, le meilleur roman, la meilleure production théâtrale de l'année. Cela s'est fait selon des méthodes machistes. Au moment de choisir les textes, il y en a pas mal dont on n'a même pas tenu compte. Il fallait choisir ceux qui allaient légitimer un certain type d'individu qui pourrait alors, par la suite, prendre la parole à la radio, à la télévision pour faire avancer l'idéologie du parti au pouvoir.
Guy Ossito Midihouan: Pour tirer la conclusion du développement que je viens de faire à l'instant. Nous nous plaignons souvent du manque de moyens. En vérité ce n'est pas que les moyens nous manquent ; c'est nous qui ne savons pas exploiter les potentialités que nous avons sur place. Souvent cet état de fait est lié à une certaine inculture, au manque de respect de la chose intellectuelle dont j'ai parlé tout à l'heure, à certains petits conflits personnels... qui font qu'on perd beaucoup d'énergie à se quereller, à faire la palabre plutôt qu'à créer véritablement et à nous organiser pour aller de l'avant.
N'y aurait-il pas un problème de manque de confiance en soi en ce qui concerne les lieux de légitimation de la littérature africaine elle-même? L'universitaire africain n'a-t-il pas tendance à faire confiance à des espaces critiques périphériques plutôt qu'aux petits moyens locaux?
Ambroise Têko Agbo: Vous soulevez un problème capital. Plusieurs institutions universitaires africaines n'hésitent pas à demander au chercheur de montrer les articles publiés à l'extérieur. Je crois qu'il va falloir dépasser cette mentalité pour faire confiance à des actions intellectuelles menée sur place, pour créer peut-être de petites revues. D'aucuns parleront de papier glacé, de papier bien fait pour éditer. A-t-on vraiment besoin de tout cela pour créer un lieu de circulation de la pensée? Il faut, peut-être, monter de petites choses et les faire grandir et faire confiance à ces petites structures qui demain deviendront de grosses structures pour nourrir le débat intellectuel. Ce courage et cette volonté de s'imposer de l'intérieur fait cruellement défaut dans la critique littéraire africaine.
Romuald Fonkoua: Je serais d'accord avec toi si on pouvait avoir un financement institutionnel. Guy parlait tout à l'heure de la disparition d'Abia au Cameroun. Je suis un peu au courant de la manière dont Abia a fonctionné. Ce n'était pas une revue institutionnelle, c'était une revue liée à la personne de Fonlon qui se chargeait de trouver le financement pour chaque numéro. Il a réussi à le faire parce que c'est un intellectuel d'une certaine réputation, redouté par le pouvoir d'alors. Chaque fois qu'il se sentait en difficulté, Fonlon pouvait se permettre de frapper à la porte du bureau du Président de la République et dire, "écoutez, j'ai mon numéro qui est prêt, je n'ai pas les moyens de l'imprimer", et le Président de la République ne pouvait que lui donner l'argent pour aller imprimer son journal, pour avoir la paix. Et tout au long de son existence Abia n'est jamais devenu autonome financièrement. Quand Fonlon a quitté les arènes du pouvoir et qu'il ne pouvait plus avoir les sources de financement de la présidence - je ne veux pas dire que le Président orientait la revue, loin de là, Abia a disparu.
A. Kom: Je suis complètement d'accord avec toi. Il faut trouver un minimum de financement institutionnel, même au sein de nos universités. J'ai bouclé ma quatorzième année à l'université de Yaoundé où on aurait pu ne serait-ce que sortir régulièrement les annales de l'université. Parce que dans le budget de l'université, il y a un chapitre consacré aux Annales. Ce chapitre "annales" est géré par chaque doyen à sa discrétion. Il y a des doyens qui trouvent que la recherche ne vaut pas la peine, d'autres trouvent qu'il vaut mieux convertir cela en bon d'essence. S'il en est ainsi du milieu universitaire, que peut faire le chercheur? Chez nous les mécènes de la chose culturelle n'existent pas encore. Pendant longtemps, j'ai été approché par beaucoup d'amis qui voulaient que l'on mette sur pied une structure. Ma réponse est simple, "écoutez je veux bien, nous allons cotiser, nous allons publier un ou deux numéros mais après cela, la structure va disparaître, ce n'est pas à notre honneur. Si on pouvait trouver un financement institutionnel et tenir pendant quatre, cinq, dix ans, on aurait réussi à ouvrir des brèches."
Guy Ossito Midihouan: Je ne pense pas que ce soit la durée de vie de ce que nous aurons créé qui doit importer ! On ne peut pas avoir une garantie de durée ou de pérennité pour commencer à mettre sur pied une revue. J'observe qu'il y a des journaux qui n'ont fait paraître qu'un ou deux numéros mais qui ont fortement marqué toute l'histoire intellectuelle de notre continent. Je prends une revue, pour remonter à la période coloniale, comme Légitime défense, ridicule mais aujourd'hui qui peut écrire l'histoire littéraire africaine sans s'y référer? Plus proche de nous, je prends une revue comme Propos scientifiques, au Togo, une revue complètement artisanale mais qui a marqué la vie intellectuelle, la présence des intellectuels dans le débat social politique et culturel à la veille de 1990. Prenez une revue comme Peuples noirs, peuple africains qui malheureusement a cessé de paraître. Elle demeure une somme où on voit toute la vie de l'intelligentsia africaine sur une dizaine d'années. Je soutiens que même si on peut s'organiser pour ne sortir qu'un numéro - on publie des collections sous forme de livre - si le numéro reste, c'est déjà un grand pas.
La légitimation dont nous parlons ne relève-t-elle pas beaucoup plus de ce manque de confiance en soi que de la recherche de moyens parce qu'il y a des initiatives privées, individuelles qui auraient pu constituer un centre de convergence de la réflexion littéraire africaine ? Les nombreux cas évoqués prouvent bien que ce qui manque ce n'est peut-être pas la volonté. Il semble qu'il y a un complexe d'infériorité de l'universitaire africain plus enclin à rechercher la consécration dans les institutions de l'Europe.
Guy Ossito Midihouan: C'est peut-être vrai, mais je crois qu'il ne faut pas faire de la littérature la chose des universitaires, je crois qu'ils sont même très dangereux pour la littérature. C'est pourquoi il serait plus souhaitable de créer des revues en dehors du circuit universitaire. Présence Africaine, n'était pas une revue d'universitaires même si ceux-ci y ont joué un grand rôle. Tous ceux qui se sentaient concernés par la chose intellectuelle, littéraire, pouvaient y écrire. Il nous faut évoluer vers ces formes de revues. Au départ Notre Librairie n'était qu'une revue de vulgarisation, ce n'est qu'après que les universitaires manquant de moyens l'ont prise d'assaut. Je crois qu'il vaut mieux qu'on laisse les Annales - qui sont devenues les décannales - aux universitaires et promouvoir les revues culturelles en dehors du circuit universitaire parce que les universitaires viennent toujours avec l'arrière-pensée carriériste. Ils veulent publier un article qui puisse rentrer dans le CV, dans le dossier, etc. Ce n'est pas toujours très intéressant pour le public, parce qu'il faut raisonner en termes d'économie aujourd'hui pour une revue, et tenir compte de l'horizon d'attente d'un public large qui ne soit pas simplement un public universitaire.
On assiste de plus en plus à l'idée de créer des associations de critiques africains. Peut-on envisager cela comme une solution ou comme une étape dans cette quête d'une critique littéraire africaine conséquente et plus présente?
A. Kom: Il y a déjà eu plusieurs tentatives du genre. Après le fameux colloque de Yaoundé en 1973, sur le critique africain et son peuple comme producteur de civilisation, on avait créé une association de critiques littéraires dont le président était, je crois, Ngal. Là aussi, c'est un énorme problème de moyens qui ne se limite pas aux cotisations des membres parce que les membres cotisent peut-être pour la correspondance, mais ensuite quand il faut organiser des colloques, mettre sur pied des projets de recherche, il faut savoir à quelle porte frapper. Or aujourd'hui quand on regarde le continent africain, en particulier l'Afrique francophone, peut-être il y avait la fondation Senghor, aujourd'hui il y a le Codestria, mais il n'est pas tellement littéraire. Il faut savoir le moment venu, à quelle porte il faut frapper parce que tenir un colloque dans une université africaine nécessite plus que le budget de l'université et les cotisations des membres de l'association. Il faut trouver des sources de financement. Or nous sommes l'un des rares continents où véritablement la recherche, la critique littéraire universitaire ne semblent guère être une préoccupation. Même quand il y a de l'argent, c'est comme dans une espèce de caisse noire, on préfère l'attribuer à certaines personnes pour des raisons inavouables. Je ne peux pas faire toute la recherche sur mon salaire qui vient occasionnellement, vous voyez c'est véritablement là le drame.
Romuald Fonkoua: Je voudrais répondre à ce que disait Kom tout à l'heure parce que son cas est assez particulier, il a créé un laboratoire qui n'a jamais fonctionné véritablement par manque de moyens, alors que l'idée en soi est très bonne. Dans toute université, créer un centre de recherche littéraire, scientifique autonome ne dépendant pas des circuits est chose difficile.
C'est pour cela que j'estime que la question de l'autonomie de la critique est à aborder d'un point de vue de l'institution en tant que condition de création, car qu'il s'agisse de la création des institutions ou de la création de la critique, les deux sont liées. Je ne reviendrai pas ici sur ce qu'a dit Guy, il a parfaitement raison d'insister sur l'ensemble des problèmes institutionnels qui sont liés à la critique, ni sur ce qu'a dit Kom. Moi je m'intéresserais peut-être un peu plus profondément à un autre aspect: ce qu'on met dans la critique. Prenons l'exemple du colloque de Yaoundé de 1973. Quand on reprend le thème du colloque "Le critique africain et son peuple comme créateur de civilisation" il y a une confusion énorme entre, d'une part ce qui relève du culturel, du civilisationnel, et ce qui relève du littéraire. Le littéraire, c'est le littéraire, le culturel reste le culturel. En Afrique Noire, on n'a pas encore réfléchi à cette distinction qui existe d'une part entre ce qui est le littéraire en tant que tel et ce qui est le culturel. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de pont entre les deux mais on a trop établi de confusion justement entre le littéraire et le culturel. L'écrivain c'est celui qui doit défendre son peuple, c'est celui qui doit produire pour son peuple, l'écrivain c'est celui qui, par la pensée d'une civilisation, doit connaître, ne doit exprimer que sa civilisation.... Voilà un certain nombre de lieux.
A mon sens, le littéraire comme la critique de la littérature sont deux activités liées à un champ qui est très particulier et qui montre très bien qu'il pourrait y avoir dans le contenu de la critique une réflexion épistémologique sur la critique.
A Kom: Je crois que Romuald évoque l'idée de mon laboratoire LERLAC (laboratoire d'études et de recherche en littérature africaine et caraïbe). Quand je suis arrivé à Yaoundé, je venais de terminer le premier volume du Dictionnaire des oeuvres de la littérature africaine, je me suis dit qu'avec tout ce bagage, on allait mettre sur pied quelque chose avec de jeunes chercheurs. Comme je ne me voyais pas éditeur éternel de dictionnaires, je voulais leur montrer comment j'avais conçu le projet et comment le réaliser, et après le leur abandonner. Je m'étais fait offrir un matériel informatique (un ordinateur, une imprimante) à une époque où c'était une chose rare. Je voulais littéralement l'installer sur le campus et apprendre aux étudiants à s'en servir. Je n'ai même pas osé apporter l'ordinateur sur le campus parce que j'ai tout de suite réalisé qu'il serait volé la nuit même.
Guy Ossito Midihouan: Je voudrais aussi intervenir sur ce point précis. En 1990, je suis venu en Allemagne avec une bourse de la Fondation Humboldt. Avant de repartir, j'écris à la Fondation pour lui demander de bien vouloir offrir à mon département au pays un équipement informatique. La Fondation me laisse rentrer à Cotonou et m'envoie un ordinateur avec imprimante laser et une photocopieuse géante. Je vais voir mon doyen, pour lui parler du matériel qui était destiné au département. Mon doyen m'a dit, "où veux-tu que je mette cela? Je n'ai pas de salle pour un tel équipement et, de toutes façons si je le mets au campus, on va le voler ". Le matériel est resté pendant près de six mois dans mon salon. Après une saison de pluies, il a commencé à prendre de l'humidité, j'ai dû louer une salle en ville pour entreposer les ordinateurs jusqu'à ce que la poussière en eût raison. Aucun collègue n'a pu profiter de ce matériel. C'est vous donner une idée de la situation dans nos universités africaines.
Donc en clair, il y a un problème de mentalité.
Romuald Fonkoua: Je n'utiliserais pas le mot mentalité, je m'en méfie.
Comment expliquer alors ce malaise, ce manque d'intérêt et d'enthousiasme face aux outils que nécessite aujourd'hui la recherche?
Romuald Fonkoua: Il y a un problème de structure. Structure à la fois des universités et de la recherche. Le cas Kom est symptomatique de ce que c'est que la situation de la recherche en Afrique. Un seul exemple: quand je parle de structure plutôt que de mentalité c'est que en gros la recherche ne se fait jamais toute seule et le chercheur qui vit dans son laboratoire est un chercheur fou, c'est le professeur Cosinus. La recherche en Afrique Noire ne peut se faire que de façon collective. Cela suppose qu'il y ait une ambition collective de recherche. Qu'il y ait des concurrences entre les chercheurs, c'est normal. Qui dit société dit émulation et concurrences. Mais que ces concurrences deviennent des jalousies ou des haines entre les individus, cela ne peut que nuire à la recherche. S'il n'y a pas la possibilité de créer un projet de recherche dans un département, c'est lamentable. Mais comment mettre sur le même plan des gens qui s'investissent dans la recherche et d'autres qui ne la comprennent pas et disent: Au fond cela sert à quoi? Qu'est-ce que cela nous rapporte ? Pourquoi ce n'est pas moi? Des questions de ce genre montrent que l'autonomie de la recherche est mal comprise et impliquent que les chercheurs en Afrique Noire doivent aller voir ailleurs ce qui se passe. Je ne dis pas que cela ne crée pas de problèmes. Loin de là.
Ambroise Têko-Agbo: Il y a aussi un problème institutionnel qu'il ne faut pas perdre de vue. C'est vrai que nous avons nos problèmes à nous entre chercheurs, notre mentalité, nos petites rivalités, mais il y a aussi le fait que l'institution universitaire ne fait rien véritablement pour encourager la recherche. Elle fait même des lésés : ce sont ceux qui n'ont pas le temps de suivre leurs dossiers à la fonction publique pour régler leurs problèmes d'arriérés de salaire, trop préoccupés par la recherche. Et pourtant, il y a des gens qui n'ont jamais publié une seule ligne mais qui vivent bien. Celui qui publie n'a rien, ces travaux ne lui rapportent strictement rien et dans ce cas, ce sont les médiocres qui gagnent. A partir de ce moment-là, la recherche ne peut pas avancer.
A. Kom: Je dirais pour abonder dans ce sens, qu'il y a un problème d'émulation, c'est-à-dire que quand on a un projet qui est valable, quand le projet est reconnu, quand on publie un article, un ouvrage, il faudrait que l'institution dans laquelle on exerce soit prête à reconnaître cet effort. Pas seulement au niveau matériel, au moins que ce soit reconnu parce que si ce n'est pas reconnu, ce n'est pas encourageant pour les jeunes. Ils ont l'impression que vous passez votre temps à publier des ouvrages qui ne servent à rien. Alors le second problème qui me semble très grave en Afrique, c'est que, surtout au niveau de cette émulation, ce ne sont ni nécessairement les instituts de recherche ni les meilleurs chercheurs qui sont chargés de gérer la recherche. Cela peut être paradoxal parce que vous pouvez n'avoir fait aucune recherche et être responsable de la recherche. Donc, c'est coincé dès le départ si vous avez un doyen de faculté qui est arrivé doyen par des connexions politiques qui n'ont rien à voir avec la recherche. Vous n'allez pas me dire qu'il va être très encourageant quand vous irez réclamer un espace pour faire de la recherche.
Guy Ossito Midihouan: Oui, il y a un problème de reconnaissance qui se pose. Moi ce qui m'a toujours fait mal au coeur depuis que je suis rentré à l'université, c'est de voir nos enseignants partir à la retraite comme des bossus après avoir passé tout leur temps sur des motocyclettes poussives. Il n'y a jamais une cérémonie officielle pour leur dire au revoir. Alors que quand un simple policier va à la retraite, c'est à coups de décorations et en présence de tous les commerçants véreux du coin que ça se passe...
Teko Agbo: Je reviens un peu sur cette question de mentalité que Romuald semble récuser. Elle est réelle parce que ce que viennent de dire Ambroise et Guy a été aussi évoqué par Justin Bisanswa qui avait obtenu aussi de la Fondation allemande Humboldt le même matériel que Guy pour le compte de son université à Kivu au Congo Démocratique. Le doyen du département n'a pas su où caser ce matériel qui au bout du compte a été laissé à l'abandon car pourri. Moi je me dis que quelque part il y a problème. Je n'insinue pas que le chercheur africain qui sait manipuler les outils de communication sera le meilleur dans la recherche, mais à partir du moment où on a des outils à sa disposition et qu'on ne sait même pas les exploiter au profit de la recherche, il faut convenir qu'il y a sérieux problème.
Romauald Fonkoua: Moi je ne dirais pas mentalité, je m'en méfie parce qu'en poussant plus loin cette notion on va finir par nous dire que les Nègres ne savent rien faire.... Par contre, j'insiste sur la notion de structure. Il est plus facile de trouver de la place dans une université pour ce matériel malgré tous les discours que les doyens peuvent tenir, ne serait-ce qu'en supprimant une salle de cours et en répartissant mieux les enseignants dans les autres classes, en établissant un emploi du temps possible que de trouver des gens susceptibles de manipuler un Word 6 ou un Word 7. Quand la photocopieuse tombe en panne, il ne faudra pas attendre un siècle pour pouvoir la réparer. Je dis des choses peut-être concrètement banales, mais au fond il y a là un problème de formation technique qui implique un problème de responsabilité.
Question de structure, oui, mais aussi de mentalité liée au fait que nous avons des responsables qui sont irresponsables, parce qu'il ne savent pas regarder le monde.
Romuald Fonkoua : Non! Ce n'est pas parce qu'ils ne savent pas regarder le monde, c'est parce qu'ils ne sont pas suffisamment punis. Si par exemple, celui qui détourne de l'argent est sanctionné, il est à peu près évident que la responsabilité va suivre. Je prends le cas du Cameroun par exemple, qui est le cas que je connais le mieux. On parle tous les jours de détournement de fonds publics, or il se trouvait que dans les années précédentes un journal local a établi, à partir d'une recherche minutieuse, la liste de tous ceux qui devaient de l'argent à une banque.. Jusqu'à ce jour, je n'ai pas souvenir qu'à partir de cette liste, on ait ouvert une enquête.
Guy Ossito Midihouan: Je suis tout à fait d'accord mais on ne peut pas définir les priorités sans ouvrir les yeux sur ce qui se passe autour de soi. Chaque fois que je fais un voyage et que je reviens au Bénin, je me demande si nous sommes tous sur la même planète. La dernière fois, j'étais à l'université de Montréal où j'ai pu apprécier les structures, il y a une salle libre immense où de huit heures à vingt heures tout étudiant inscrit à l'université de Montréal peut venir s'initier à l'ordinateur. Chez nous, les étudiants ne savent pas encore ce qu'est un ordinateur. Est-ce qu'on est sur la même planète? Nos responsables ne perçoivent pas cela. Nous avons d'autres problèmes, on n'arrive même pas à faire manger les étudiants. Ils se mettent en grève pour réclamer à manger, pour réclamer le logement.
A. Kom: Mais toutes les grèves dans quelque pays que ce soit dans le monde, sont des grèves pour la survie. Je ne connais pas de gens qui se mettent en grève en disant nous voulons le savoir.
Guy Ossito Midihouan : Si, dans mon université au Bénin, des étudiants se sont mis en grève pour avoir de meilleures conditions d'études, des enseignants plus compétents etc.
Romuald Fonkoua: Parce que cela doit les conduire à de meilleures conditions de bonheur.
Au-delà des différentes problématiques que nous avons évoquées, quelles sont les perspectives d'avenir de la critique africaine?
Têko-Agbo: Je suis d'accord que l'on sorte la critique des milieux universitaires, de ne pas laisser aux milieux universitaires le monopole de cette fonction mais il me semble quand même que l'université a un rôle à jouer dans sa mission d'enseignement. Est-ce qu'il n'y a pas lieu aujourd'hui de réfléchir sur le fait qu'il y ait des professeurs qui, engagés à l'université depuis des années, n'aient publié aucun article ou ne se fassent connaître nulle part ? Est-ce qu'il n'y a pas lieu de réfléchir aujourd'hui sur le mécanisme d'incitation des professeurs, dans la production, dans la recherche ? Il faut réfléchir ensemble sur la chose pour permettre aux chercheurs, aux enseignants de ne pas rester sans produire, sans publier quoi que ce soit nulle part parce que je trouve indigne de la part d'un professeur, d'un chercheur, de rester toute sa vie comme les bras croisés.
A. Kom: Il y a nécessité d'abord pour les universitaires, des animateurs culturels de se battre pour se donner les moyens de jouer leurs rôles. D'un point de vue institutionnel, on peut aussi envisager la mise en place de textes, de procédures de stimulation. Mais je pense que c'est d'abord nous-mêmes, par nos initiatives les plus petites, les plus insignifiantes ou les plus grandes que nous arriverons à nous en sortir.
Romuald Fonkoua: Est-ce que les procédures de stimulation existent? La question n'est pas tant l'existence de ces procédés, que leur respect par toutes les parties concernées. Toutes ces procédures sont des procédures de reconnaissance. Comment fonctionne-t-on par exemple au CAMES? (Conseil Africain et Malgache pour l'enseignement supérieur). C'est peut-être là, la grande question. J'ai souvenir des histoires de reconnaissance qui justement refusent que les procédés tels qu'ils ont été établis, soient respectés. Pour pouvoir fonctionner dans les normes, il y a quand même un certain nombre de procédés établis par des textes auxquels il faut se conformer. Est-ce que nous acceptons toutes les règles du jeu? La réponse est non, parce que interviennent dans ces procédés des éléments qui n'ont rien à voir avec les textes. C'est peut-être là, le plus grand problème. C'est peut-être un non respect des procédés établis qui conduit justement à la caducité de ces textes. Du coup, l'on fait intervenir des facteurs qui n'ont rien à voir avec la recherche proprement dite.
Guy Ossito Midihouan : J'admets, pour ma part que la critique littéraire est en partie liée à l'université, que les universités doivent y jouer un grand rôle, mais je voudrais qu'on évite de faire de l'université l'épicentre de la littérature. Il y a des choses qui doivent se faire mais pas par rapport aux universités et à leurs plans de carrière. C'est pourquoi je pense que toute initiative qui peut par exemple offrir des tribunes en dehors du cadre strict de l'université est à encourager.
Sélom Komlan Gbanou est titulaire d'un doctorat en philologie romane. Il enseigne les littératures francophones africaines au département de Romanistik à l'Université de Bremen et dirige la revue d'études africaines Palabres. Au nombre de ses récentes publications on compte "Poésie et nationalisme dans l'oeuvre de Rafael Armattoe" Langue et Littérature Université Gaston-Berger de Saint-Louis, no3, mars 1999, pp.54-67;
"Lecture autour d'un livre : Kourouma (Ahmadou), En Attendant le vote des bêtes sauvages" Politique Africaine no75 octobre 1999, Paris: Karthala, pp.175-177;
"L'Ecriture poétique de Gnoussira Analla". Lomé: Nouvelles Editions Africaines, 1999, 137p; La Dissertation littéraire au BAC et au DEUG. Lomé: Edition Haho, 1999, 277p.
Lire aussi: Sélom Komlan Gbanou "L'écriture conteuse dans la nouvelle de Sewanou Dabla" Mots Pluriels 9 (1999). |
Le prochain numéro de la revue Palabres (Université de Bremen) est sous presse. Thème: "Femmes et créations littéraires en Afrique et aux Antilles". Parution: 15 juin 2000. Commandes: Sélom Komlan Gbanou. |
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