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Madeleine Borgomano
Université d'Aix-en-Provence
"La nuit dure longtemps, mais le jour finit par arriver"
(Derniers mots de En attendant le vote des bêtes sauvages
d'Ahmadou Kourouma.)
L'article d'Ambroise Kom, "Savoir et légitimation", place la lectrice française et africaniste que je suis dans une position très embarrassante. Et contradictoire. A la tentation d'acquiescer à des arguments si forts, s'oppose un désir profond de pouvoir contredire ce pessimisme radical. Désir aussitôt ébranlé par la conviction malheureuse de rester une voix illégitime dans ce débat.
Car Ambroise Kom est amené à brosser un tableau extrêmement pessimiste de la situation actuelle de l'Afrique. Décrivant "la faillite multidimensionnelle des institutions", il se livre à une sombre énumération de maux qu'il déclare sans remèdes : " Des Etats fantômes en quête d'une démocratie introuvable ; une économie extravertie presque entièrement contrôlée par les réseaux mafieux ; une société désarticulée dont les services essentiels [...] paraissent irrémédiablement compromis ; une jeunesse désemparée livrée à elle-même dans un monde sans éthique". Ce constat de faillite correspond trop bien à ce qu'on peut lire sur l'état actuel de l'Afrique dans la presse comme dans les études de spécialistes occidentaux pour qu'il soit possible de le récuser, ou même de l'atténuer.
En se posant la question de la légitimation du savoir, A. Kom tourne encore l'écrou d'un cran. Il montre comment les maux de l'Afrique se trouvent solidement enracinés dans un conditionnement d'une "incontestable efficacité". Rejetée à la "périphérie", l'Afrique se voit contrainte à une totale soumission à des modèles, venus du "centre". Et cette situation est présentée comme d'autant plus pernicieuse qu'elle reste largement inconsciente, en dépit des efforts de l'afrocentrisme.
Là aussi, comment ne pas être d'accord avec Ambroise Kom, quand on sait à quelles catastrophes a pu aboutir l'exportation ethnographique et politique de concepts étrangers, dans le cas, par exemple, du Rwanda et du Burundi[1].
Devons-nous conclure, comme Jean-François Bayart : "La probabilité est forte du retour de l'Afrique noire 'au coeur des ténèbres'. Non [...] celles de la 'tradition' ou de la 'primitivité', mais celles de son insertion dans le système international par l'intermédiaire d'une économie d'extraction et de prédation"[2]?
Or, tout en brossant un tableau de l'Afrique contemporaine aussi sombre que celui d'A. Kom, le chercheur français écrit : "Les sociétés ainsi déstabilisées développent des stratégies extraordinairement diverses et inventives qui confirment que l'Afrique indûment associée à l'idée de tradition dans le discours ambiant, est en réalité une terre d'élection du changement et de la mobilité"[3] . Et il conclut : "Depuis l'âge d'Adam, l'arbre du mal est aussi celui de la connaissance"[4].
Dans la mesure même où il emporte une adhésion quasi évidente, le raisonnement d'Ambroise Kom, apparemment ouvert, puisqu'il fonctionne essentiellement par questions, reste enfermé dans une idéologie close bloquant en fait toute possibilité de réponse. L'interlocuteur se voit assignée la position de l'Autre. Car il lui faut bien, bon gré, mal gré, se reconnaître comme "héritier du colonisateur", héritier aussi des ethnologues du passé et des politiques, et comme tel, responsable du détournement des valeurs de l'universel et du conditionnement de la pensée africaine.
Alors, en parodiant la formule de Marguerite Duras dans Hiroshima, mon amour : "Que peut faire un touriste que, justement, pleurer ?", nous serions tentés de dire : "Que peut faire un(e) intellectuel(le) français (e) que, justement, pleurer ?" . Ou du moins, battre sa coulpe et se complaire dans "le sanglot de l'homme blanc"? Puisque, certes, il nous faut cesser de prendre la place de l'autre pour "poser les jalons d'un avenir". "La responsabilité d'un tel travail ne [peut] en aucun cas revenir au colonisateur ou à ses héritiers".
D'autre part, s'il ne nous est pas si facile d'éviter le "piège de l'eurocentrisme", Ambroise Kom, en se rangeant en somme dans le camp de ce que l'on a nommé l'afropessimisme, ne nous contraint-il pas à adopter, à notre tour, cette attitude ?
Sans nous laisser enfermer dans ces pièges ou ces évidences, nous voudrions réagir vivement contre cet "afropessimisme", qui, hélas ! "délectation morose pour les uns, désespoir poignant pour les autres [...] règne pratiquement sans partage"[5] .
Pourtant, ne serait-on pas tenté de croire que l'existence même du texte d'Ambroise Kom dément son pessimisme radical ? Ses interrogations angoissées ne s'inscrivent-elles pas dans le champ d'un réel renversement de perspectives ? Une forme de "révolution"? N'écrit-il pas : "Le problème en cette fin de millénaire, n'est plus de faire le procès du colonisateur et de ses héritiers [...] mais plutôt de nous interroger sur les raisons de la faillite multidimensionnelle de nos institutions". ? Et n'invite-t-il pas les intellectuels africains à "se poser les questions qu'il faut sur [eux] mêmes"?
D'autant plus que ce genre de discours n'émane pas d'une voix solitaire. D'autres Africains entreprennent d'analyser le système idéologique "griffu" qui les paralyse. Je n'en citerai comme exemple que le livre tonique d'Axelle Kabou Et si l'Afrique refusait le développement[6] qui "se propose de contribuer au renforcement de tout mouvement de pensée visant à rechercher les causes des malheurs de l'Afrique en son sein" (4ème de couverture). Certes, le tableau dressé par Axelle Kabou est aussi très sombre, mais en projetant en pleine lumière les forces de l'ombre, elle appelle les Africains à se réveiller et fait un acte de foi dans l'avenir.
Bien sûr, il serait tentant de dire aussi à Ambroise Kom à quel point se trouver dans ce "centre" est une position inconfortable. (Mais déjà en 1979, Michel Butor ne déclarait-il pas : "Nous vivions le crépuscule de la notion de centre"[7]?) Lui dire aussi combien d'intellectuels "occidentaux" (pourquoi ce terme, d'ailleurs ?) voudraient pouvoir clamer, sur le modèle de la formule célèbre de mai 68, "nous sommes tous des Africains humiliés" en donnant aux "racines africaines" un sens tout autre que celui suggéré par la déclaration mise en exergue par Ambroise Kom.
Je citerai, un peu au hasard, quelques ouvrages, qui témoignent d'un regard moins pessimiste et moins résigné sur l'Afrique.
Le Printemps de l'Afrique, d'A. Bourgi et Ch. Casteran, tout en présentant un état des lieux catastrophique, soulignait l'émergence d'un espoir, porté par la jeunesse et la diffusion des idées démocratiques : "L'Afrique ouvre les yeux et les Africains, enfin, ouvrent la bouche"[8]. Il est vrai que le livre date déjà de 1991.
Plus récent et moins savant, Besoin d'Afrique, d'E. Fottorino, Ch. Guille, E. Orsenna, proclame en quatrième de couverture : "Afrique: parce que nous l'aimons. Besoin parce que le mépris et ses variantes, la pitié, la charité, les jérémiades, nous empêchent de recenser ce qu'aujourd'hui le monde doit à l'Afrique"[9].
Au-delà de ces déclarations fort romantiques, qui ne peuvent manquer de laisser sceptiques bien des Africains, ce livre, qui ne se veut nullement "pamphlet" et se déclare modestement "promenade dans les lumières et les ombres de l'Afrique d'aujourd'hui"[10], décrit la "vitalité" de l'Afrique, à travers sa jeunesse, ses femmes, ses créateurs d'entreprises, ses écrivains, ses cinéastes. Pour en rester d'abord à ce domaine du cinéma, le festival de Ouagadougou n'est-il pas en passe de créer un lieu de légitimation interne ?
L'autre Afrique, de Serge Latouche, va beaucoup plus loin encore. Il suggère, en économiste, l'existence d'une "autre Afrique", ou plutôt, d' "autres Afriques"[11] où se trouverait "en gestation" un nouveau système social, "entre don et marché". Il en vient même à considérer cette Afrique-là comme "laboratoire de la post-modernité". Cette pensée offrirait peut-être une alternative séduisante à l'afropessimisme . La faillite, bien réelle, serait seulement celle de "l'Afrique officielle". Il est probable que cette vision un peu utopique de l'Afrique n'échappe pas entièrement aux ravages de ce qu'Axelle Kabou nomme "le vendredisme"[12], notamment quand elle célèbre le secteur informel. Mais elle reste très nuancée et permet de sortir des pièges du binarisme.
Après avoir convoqué d'autres voix pour parler à ma place, je prends maintenant la parole en mon propre nom pour introduire la littérature africaine dans le débat. Son évolution récente ne pourrait-elle apparaître comme un puissant témoignage de vitalité et d'invention ? Un peu partout, on constate l'émergence d'un "sujet de l'écriture", souvent problématique et déchiré, mais autonome et inventif, comme l'a bien montré, à Toulouse, en septembre 1999 le colloque de l'Association pour l'Enseignement de la Littérature Africaine (A.P.E.LA) intitulé, justement : "Le sujet de l'écriture africaine".
L'exemple d'Ahmadou Kourouma, sans conteste l'un des plus grands romanciers de l'Afrique francophone me semble très probant. Dès 1968, en écrivant Les Soleils des Indépendances, Kourouma prouvait qu'il pouvait exister, en Afrique, une réflexion qui ne soit pas "sous influence"[13]. Car au moment où presque toute la littérature africaine se tournait vers le passé pour régler ses comptes avec la colonisation, et où la plupart des écrivains faisaient même de cette "contre-littérature" engagée une obligation incontournable, il osait inviter ses lecteurs à revenir au présent et à "se regarder dans le miroir", sans complaisance. En même temps, il inventait à la fois une langue, drue et nouvelle, et des formes complètement indépendantes des modèles européens, qu'ils soient scolaires ou même savants.
En publiant, en 1990, son deuxième roman, mûri plus de vingt ans, il empruntait des voies tout à fait nouvelles. Certes, d'abord, il semblait revenir en arrière sur le passé colonial et refaire, avec du retard, un mouvement dépassé. Mais la lecture de Monnè, outrages et défis (1990) nous détrompe aussitôt[14]. Il est vrai que ce roman remonte le cours de l'histoire et raconte, à son tour, la colonisation de l'Afrique sahélienne. Mais c'est sur le peuple de Soba, exemplaire de tous les sahéliens et son vieux roi Djigui que se centre le regard. "Le Blanc" n'est pas épargné, mais ce qui prime, c'est l'analyse impitoyable de l'engrenage dans lequel Djigui et Soba se trouvent entraînés. Et, dans cette analyse, l'accent est mis, d'une manière très originale et perspicace, sur la détérioration des termes du langage et ses conséquences. On aimerait citer le brillant final du roman, où se trouve stigmatisé "le salmigondis de slogans [...] galvaudés"[15]. Axelle Kabou ne conclut-elle pas, au même moment : "Pour voir une amorce de développement en Afrique, il ne faudrait rien moins que commencer par dénouer l'écheveau de mensonges, de vérités approximatives, dans lequel les mentalités se sont empêtrées"[16].
Le dernier livre de Kourouma En attendant le vote des bêtes sauvages (1998) s'attaque, lui, au problème des dictatures, topos classique du roman africain[17]. Mais, une fois de plus, la question est abordée sous un angle, et dans un style, tout à fait inédits. L'usage d'une verve sarcastique permet au romancier de tenir son sujet brûlant à distance. De nouveau, il distribue les coups avec équité. Sans oublier les perversions de l'occident, abrité derrière les justifications de la guerre froide, il démontre aussi avec férocité les compromissions africaines. Et surtout, il invente une forme, enracinée dans des formes orales traditionnelles, mais profondément adaptée, actualisée, et radicalement originale.
Ne voit-on pas se manifester à travers cette oeuvre (et quelques autres, une inventivité et une créativité propres à démentir tous les mauvais augures ? Evidemment, il est difficile de croire aux pouvoirs de la littérature face aux misères, aux guerres, aux catastrophes. Mais au moins est-ce un témoignage d'une pensée tonique et indépendante.
"Ce qu'on a appelé l'afropessimisme est sans doute l'une des plus grandes fautes de jugement de ces vingt dernières années. La vitalité protéiforme du continent noir pourrait bien produire, quelque jour, le miracle africain. Ce n'est pas une certitude, seulement un pari et un espoir"[18].
N'est-on pas en train d'assister à un nouveau et bien différent, "miracle ivoirien" avec le "coup d'état" à la fois militaire et pacifique, de Noël 99 à Abidjan ? C'est ce que semble penser Kourouma, qui déclare, dans Jeune Afrique[19] : "Bien sûr, l'arrivée des militaires au pouvoir pose un certain nombre de questions, mais on verra plus tard. [...] C'est la fin de l'houphouëtisme. [...] La démocratie devient possible"
Souhaitons qu'il soit possible de le croire en tant qu'homme, lui si clairvoyant en tant que romancier, et d'espérer.
[1] voir Jean-Pierre Chrétien. "Burundi : pogromes sur les collines". Esprit, Juillet 1994, pp.16-30.
[2] Jean-François Bayart La criminalisation de l'état en Afrique. Bruxelles: ed. Complexe, 1997, p.159.
[3] ibid. p.18.
[4] ibid. p.162.
[5] Serge Latouche, L'autre Afrique. Paris: Albin Michel, 1998, p. 13.
[6] Axelle Kabou Et si l'Afrique refusait le développement. Paris: L'Harmattan, 1991.
[7] Michel Butor et Jean-Marie Le Sidaner, Michel Butor, voyageur à la roue. Paris: Encre, 1979.
[8] A. Bourgi et Ch. Casteran. Le Printemps de l'Afrique. Paris: Hachette, 1991, p.12.
[9] E. Fottorino, Ch. Guille, E. Orsenna. Besoin d'Afrique Paris: Fayard, 1992.
[10] ibid. p.7.
[11] Serge Latouche, L'autre Afrique... p.27.
[12] Axelle Kabou Et si l'Afrique... p.55.
[13] Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances. Paris: Seuil, 1968.
[14] Ahmadou Kourouma. Monnè, outrages et défis. Paris: Seuil, 1990.
[15] ibid. p.287.
[16] Axelle Kabou Et si l'Afrique... p.205.
[17] Ahmadou Kourouma. En attendant le vote des bêtes sauvages. Paris: Seuil, 1998.
[18] Phillipe Engelhart. "L'homme mondial". Arléa, 1996, p.282, cité par Serge Latouche, op. cit. p. 215.
[19] Jeune Afrique. Hors série no.2, janvier 2000, p. 77.
Madeleine Borgomano a enseigné successivement à l'Université de Rabat (Maroc), d'Abidjan (Côte d'Ivoire) et d'Aix-en-Provence (France). Elle est la Présidente de la Société Duras et a publié de nombreux ouvrages et articles dans le domaine de la littérature contemporaine française & africaine (Duras, Kourouma, Le Clézio, Sarraute, Simon, P.J. Jouve, Kundera, etc.). Au nombre de ses publications les plus récentes on compte "La nouvelle" dans La littérature française du XXe siècle (Paris: Armand Colin, 1995); Le ravissement de Lol V. Stein, de Marguerite Duras (Paris: Gallimard, Foliothèque, 1997) et Ahmadou Kourouma, le "guerrier" griot (Paris: L'Harmattan, 1998).
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