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Lilyan Kesteloot
Institut Fondamental d'Afrique Noire (IFAN) - Université de Dakar. Sénégal
1. Concernant la légitimation du savoir scientifique il s'indigne du fait qu'elle revient toujours à l'Occident, et demande si l'Afrique sur ce point "est condamnée à croupir dans la périphérie". |
On peut répondre que tant que les sociétés et les économies africaines croupiront dans la périphérie, ses infrastructures scientifiques (universités, laboratoires, industries de pointe, centres de recherche fondamentale et appliquée) en feront autant. Cela va ensemble, sauf pour certaines exceptions; en particulier certains chercheurs qui travaillent énormément et arrivent à des résultats notables.
Mais en général ces chercheurs ne sont pas soutenus et pas appréciés dans leur cadre institutionnel. Encore heureux si on les tolère; dès lors c'est à l'extérieur qu'ils se feront légitimer, qu'il devront se faire publier, éventuellement qu'ils seront recrutés par les USA, le Canada ou l'Europe.
La "fuite des cadres" ne s'explique pas uniquement par les hauts salaires. Mais par de meilleures conditions de travail. On a tous connu des universitaires hautement spécialisés, en physique nucléaire, en pétrochimie, en égyptologie, isolés dans des labos vétustes, ou relégués dans des emplois administratifs ou d'enseignement du niveau 2e cycle; lorsqu'ils s'entêtent à demeurer en Afrique, ils perdent leur niveau d'excellence, s'affrontant à la difficulté de documentation, d'expérimentation, de publication.
En sciences exactes bien plus qu'en sciences humaines. Là, le sociologue, le psychologue, l'anthropologue, le linguiste, dans la mesure où son équipement est plus léger (livres, revues, ordinateurs), peut faire du travail efficace tout en demeurant en Afrique. Les études de A. Bara Diop, Achille Mbembe (sociologues), Bachir Diagne, Paulin Houtondji (philosophes), Samir Amin, Bernard Founou (économistes), Mamadou Diouf, Joseph Ki Zerbo (historiens), ainsi qu'un centre de recherches comme le Codesria que les USA, la Suède, et l'Afrique du Sud ont doté de moyens importants (salaires, missions, sessions d'études, bibliothèque fonctionnelle, maison d'édition), tous produisent des travaux, un savoir dont la teneur intellectuelle n'est mise en doute ni par le Nord ni par le Sud.
Mais évidemment dans des pays comme le Congo ou la RDC, perturbés par des remous de violence politique extrême, la recherche devient impossible et les chercheurs s'exilent: autre cause de fuite des cadres. L'école de médecine de l'Université de Kinshasa avait des secteurs performants. Que sont-ils devenus ? Le centre de recherches météorologiques de Niamey avait été royalement équipé. Il est au point mort. Le centre et les labos Orstom de Brazzaville ont été entièrement détruits, et la bibliothèque de Théophile Obenga dispersée. On retrouve dans "le Nord" toute une diaspora de Rwandais, de Nigérians, de Congolais des deux rives qui ne travaillent en Occident que parce qu'ils ne peuvent plus travailler chez eux. Parce que la Recherche universitaire demande un environnement technique et humain devenu introuvable dans certains Etats, ou encore tellement bancal ou délabré que le chercheur se trouve devant le dilemme : ou rester et se laisser engloutir, ou sauver les meubles et partir. Ce qu'il fait rarement de gaieté de coeur.
Aussi même si "la volonté de la part des Africains de créer un cadre autonome et local de validation et d'appropriation d'un savoir local" existe, ou a existé, elle demeure inopérante dans la mesure où un ensemble de forces politiques et sociales se liguent contre ce cadre, en empêchant la constitution ou en causant la destruction.
2. Quant à "nous interroger sur les raisons de la faillite multidimensionnelle de nos institutions" comme le dit avec anxiété le professeur Kom, eh ! oui c'est là la vraie, la seule question. |
Mais qui pourrait avoir plusieurs réponses. En rejeter la cause sur le "projet francophone" qui trouve si peu d'écho chez les intellectuels comme chez les peuples d'Afrique, me semble assez dérisoire.
Accuser la formation reçue dans les "Institutions élaborées par l'Autre" ne vaut pas mieux. Il est normal que les méthodes de recherches soient apprises là où elles existent. On ne peut accuser les dites Institutions de délivrer le savoir qu'elles détiennent à qui le demande.
En revenir aux "médecins africains" et autres sortants de l'Ecole Nationale d'Outre Mer n'est pas plus convaincant. L'Afrique est indépendante depuis quarante ans et les cadres coloniaux sont morts ou à la retraite. Sans compter que beaucoup d'entre eux ont fait leur travail avec plus de conscience et de connaissance du terrain, que maints universitaires frais émoulus des universités locales ou étrangères qui leur ont succédé. Le "médecin-africain" diagnostiquait sans faille palud, appendicite, méningite ou hépatite. Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, même s'il sait manipuler le laser ou l'échographie.
Ils sont donc, à mon avis, moins responsables de la débâcle africaine que ces cadres venus d'Europe "rompus à la rhétorique et imbus des connaissances générales et spéculatives dont nos anciens maîtres ont le secret". Ces cadres nouveaux ont du mal à s'adapter aux conditions de travail en Afrique, vu leur trop grande occidentalisation, c'est normal, mais cela ne fut qu'à moitié vrai. Ceux qui ont fait l'effort y sont bien arrivés. Et si certains ont voulu jouer au technocrate-qui-sait-tout, beaucoup se sont simplement attelés à la tâche avec les moyens du bord. Et les cadres récents formés sur place ne sont pas plus performants.
3. D'où viennent alors "les raisons de la faillite, etc. etc." ? la question va se poser et se re-poser indéfiniment. Bien sûr les facteurs évidents de tension de politique intérieure (rivalité des partis et des leaders) et de pressions économiques extérieures (dévaluations, fluctuation des prix des matières premières, monopole des trusts pétroliers, ajustement structurel, etc.) peuvent conduire un pays au chaos pur et simple. Mais en dehors de cela, les réponses que pour ma part j'ose avancer ici seraient surtout de l'ordre de la gestion administrative. |
Dans le cas de la Côte d'Ivoire, du Sénégal, du Cameroun ou du Bénin par exemple, où semble réalisé un certain équilibre politique (bien que fragile), on observe des dérives graves qui mettent en danger les institutions de formation et de recherche.
Des usages pervers, comme le népotisme ou l'ethnicisme qui privilégie l'accès aux bourses et aux grandes écoles pour les uns aux dépens des autres; la pratique de la vente plus ou moins occulte des diplômes, ou leur truquage ; l'attribution des postes de responsables à des inconditionnels du parti au pouvoir plutôt qu'aux vrais techniciens ou spécialistes; la priorité donnée au griotisme politique sur l'efficacité et sur la conscience professionnelle; l'absence enfin de contrôles et de sanctions, qui entraîne un laxisme généralisé dans l'exécution des règlements et obligations des fonctionnaires en poste ; toutes ces attitudes et manquements accumulés en une lente dérive de quarante ans, ont désorganisé profondément lesdites institutions d'enseignement et de recherches ; tout autant du reste que l'ensemble des rouages administratifs et judiciaires, aujourd'hui grippés et faussés comme jamais.
C'est à tous les niveaux qu'on sèche ou raccourcit les heures de travail, qu'on investit l'effort dans ce qui rapporte (heures sup, cours particuliers, consultance) plutôt que dans les tâches officielles payées par de maigres salaires, qu'on détourne sans scrupule les biens de l'institution (donc de l'Etat, donc de personne) depuis les bons d'essence, au matériel de bureau, des médicaments d'hôpitaux aux livres fournis aux lycées qu'on retrouve vendus au marché, des subsides pour la recherche aux bourses accordées aux méritants. Partout s'est insinué et installé l'arbitraire aux dépens des normes, l'intérêt particulier aux dépens de l'intérêt général; les gouvernants de nos états montrant l'exemple évidemment.
Tels sont je pense les vrais cancers internes qui rongent "une société désarticulée dont les services essentiels - écoles, santé publique, sécurité des personnes notamment - paraissent irrémédiablement compromis".
Il me semble donc que si "notre continent reste à la traîne" c'est pour des causes diverses et qu'il importe de départager les responsabilités. En effet, avec les mêmes handicaps liés aux forces capitalistes étrangères et néocoloniales, le Mali et le Burkina se défendent mieux, bien que moins bien pourvus, que la Côte d'Ivoire ou la Centre Afrique. Il faut se demander si une gestion de l'Etat et des institutions plus rigoureuse, un plus grand sérieux dans le travail à tous les niveaux, des moeurs politiques plus respectueuses des mécanismes de la société civile, ne sont pas les seuls atouts de ces pays qui n'ont pas plus de cadres ni d'assistance étrangère que leurs voisins. Mais ces atouts suffisent à faire la différence.
4. Contrairement à l'opinion de Mr. Kom les pays africains sont libres depuis plusieurs années "de se connecter à tous les réseaux". La France a lâché son "Pré carré", elle flirte avec l'Afrique anglophone, et il ne tient qu'à nous d'élaborer un nouveau système scolaire, d'autres structures de recherches, des instances de légitimation du savoir affranchies de l'Occident. |
Mais ce qui importe surtout et en premier lieu, c'est d'éviter la décadence de nos universités actuelles, ainsi que la dévaluation de nos diplômes. Pourquoi ? Comment ? les grèves, les années blanches, le dénuement des étudiants, les bibliothèques délabrées et pillées, les abonnements aux revues scientifiques abandonnés, l'absentéisme des enseignants, les locaux surpeuplés, les ordinateurs et photocopieuses en panne, les livres de bases trop chers ou absents des librairies, l'internet hors de prix (quand il existe) ; bref tout ce qui constitue l'environnement indispensable à des études supérieures est aujourd'hui gravement détérioré.
Le professeur Kom aurait donc à mon avis intérêt à porter sa réflexion sur les remèdes concrets à apporter à cette grande misère de nos universités africaines ; et puisqu'aussi bien il n'est pas au pouvoir de l'intellectuel d'agir efficacement sur les forces (d'empoigne) du politique, il pourrait tout au moins proposer une réforme radicale sur son propre territoire.
Et ceci n'est pas un problème d'identité africaine, francophone ou rhizomorphe.
Lilyan Kesteloot est
Directeur de recherches à l'Institut Fondamental d'Afrique Noire (IFFAN), de Dakar où elle travaille depuis de nombreuses années. Auteur entre autres de l'Anthologie négro-africaine : panorama critique des prosateurs, poètes et dramaturges noirs du XXe siècle (1967), elle a aussi publié un très grand nombre d'ouvrages et d'études savantes sur les littératures africaines et l'oralité.
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