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Guy Ossito Midiohouan
Université Nationale du Bénin. Cotonou.
Il marche aveuglément, suivant l'ordre qu'on donne,
Du Niger au Congo, de colonne en colonne,
Dépenaillé et batailleur,
A travers l'Afrique il voyage,
Bon enfant et d'égale humeur
Le tirailleur !
(Louis Barot-Forlière, 1920).
La plus grande habileté de l'Occident dans ses rapports avec l'Afrique a consisté, chaque fois que ses intérêts l'exigeaient, à détourner les Africains d'eux-mêmes, de leurs responsabilités historiques, pour les amener à se battre, de gré ou de force, pour sa cause et souvent contre eux-mêmes. Ainsi nos rois lançaient leurs armées dans les razzias esclavagistes pour approvisionner les négriers. Ainsi, entre 1914 et 1918, alors que certaines régions de notre continent fumaient encore du sang des populations dévastées et que d'autres pansaient les plaies d'une "pacification" brutale, des milliers d'Africains partirent très loin, au-delà des mers, combattre aux côtés de l'envahisseur dans une guerre dans laquelle ils n'avaient rien à voir et dont ils ignoraient les tenants et les aboutissants. Le bon peuple de France ne s'y trompa point qui donna à ces mercenaires le nom de "tirailleurs sénégalais" (bien qu'ils ne vinssent pas exclusivement du Sénégal). Ainsi, entre 1939 et 1945, la dure expérience de la colonisation triomphante n'empêcha pas les Africains d'offrir leurs vies - "comme le pauvre son dernier vêtement", écrira-t-on plus tard en guise d'éloge - pour sauver "la Patrie" menacée. Ils n'attendirent d'ailleurs pas le début des hostilités pour adresser à la métropole un câblogramme d'indéfectible attachement, ce qu'ayant lu dans les journaux, Léon Gontran Damas, irrité par tant de servilité, d'inconscience et d'irresponsabilité, conçut son poème "Et caetera" publié dans Pigments (1937) :
On peut multiplier les exemples, mais ces quelques-uns suffisent à montrer que dans l'histoire de nos rapports avec l'Occident, nous nous sommes trop souvent trompés de combat, comme c'est malheureusement encore le cas aujourd'hui pour la francophonie avec laquelle s'ouvre l'ère des néo-tirailleurs africains !
Pour ces néo-tirailleurs africains, la francophonie n'est nullement une nouvelle forme de colonialisme ; elle n'est pas conçue pour servir une lutte d'hégémonie menée par la France contre le géant américain et le Commonwealth, en utilisant, pour cela, l'Afrique "francophone"comme champ de manoeuvre ; elle est, contrairement à ce que pensent ses détracteurs "gauchistes, sectaires et passéistes", une idée essentiellement dynamique, une nouvelle forme de coopération internationale fondée sur des rapports égalitaires et des avantages réciproques. Inspirés par les déclarations officielles, les néo-tirailleurs nous invitent à prendre la francophonie pour ce qu'elle prétend être désormais : un réseau couvrant des domaines aussi divers que l'agriculture, l'énergie, la culture et la communication, l'information scientifique et technique, et l'industrie de la langue. Aussi affirment-ils unanimement:
L'amalgame et la confusion sont des traits caractéristiques de la pensée francophone.. Ainsi, Aimé Césaire peut être montré comme un chantre de la francophonie au même titre que l'académicien français Léopold Sédar Senghor ; on découvre des "affinités électives entre la francité et la négritude" et tout le monde semble s'accorder sur le fait que tout homme qui parle français de quelque manière, quels que soient son origine et ce que représente pour lui cette langue, doit être défini d'abord et avant tout comme un francophone. Ce qui signifie que la francophonie se défend d'être une idéologie que l'on pourrait décortiquer, analyser, contester, et cherche à passer pour un fait incontestable, ce qui relève encore d'une démarche idéologique.
En vérité, la francophonie, contrairement au Commonwealth, a une dimension tyrannique sur laquelle il convient d'attirer l'attention. Dans la tête de ses promoteurs, elle est une chance unique qu'on n'a pas le droit de refuser aux pays africains et qu'ils n'ont pas le droit de refuser. Il suffit, pour être considéré comme "francophone", que vous soyez d'un pays "où l'on parle le français", même si, personnellement, vous ne pratiquez pas cette langue. Votre pays est "francophone", même si 90% de sa population ignore le français. Vous avez beau dénoncer l'idéologie francophone, vous êtes un chantre de la francophonie dès l'instant où vous vous exprimez à peu près correctement en français. On entre en francophonie comme dans un parti unique. Nul n'a besoin de votre avis, c'est comme ça !
Pour montrer que la francophonie n'est pas une manoeuvre hégémoniste de la France mais un regroupement de partenaires égaux, on parle parfois des francophonies ou encore de francopolyphonie. Mais, paradoxalement, cela ne fait que souligner davantage l'état d'aliénation des Africains dans ce que certains appellent plaisamment "le harem linguistique de la France". Car, c'est précisément ce "franco", invariablement et effrontément planté à toutes les portes d'accès au monde extérieur, qui représente l'agent castrateur, chargé par ailleurs de nous marquer au fer rouge, pour que nul ne l'ignore, du signe de notre appartenance. Ce "franco" est pratiquement devenu notre réalité première, le coeur palpitant de nos cultures, la source vive de nos énergies, le creuset sublime de nos identités. Nous voilà à jamais enfermés dans l'enclos du français. Plus aucune possibilité de nous définir par rapport à nous-mêmes. Pour aller vers les autres, comme pour venir à nous, la francophonie est un passage obligé. Elle est notre présent et notre avenir. Elle attend de chaque pays "francophone" d'Afrique qu'il se sente plus proche de la France que d'un quelconque pays "non francophone" d'Afrique, qu'il sente que la solidarité dans "l'espace francophone" est plus forte, plus agissante, plus concrète que la solidarité africaine. Oui, la francophonie attend de chaque "francophone" d'Afrique qu'il puisse proclamer sans douleur partout et toujours : "Ma Patrie, c'est la langue française".
Comme on le voit, pour nous Africains, c'est bien d'un reniement qu'il s'agit.
Allons-nous donc passer notre vie, de génération en génération, à défendre les intérêts des autres, à combattre pour les autres, à suer pour les autres, à mourir pour les autres, à mourir à nous-mêmes ? Sommes-nous condamnés à être éternellement les moyens des autres, les tirailleurs des autres ? Le devoir incombe à notre génération de mettre fin à cette fatalité.
Si la France, qui s'est toujours crue, nous dit Guy Hocquenghem, "le centre légitime de l'univers", découvre avec amertume que certaines nations métèques moins méritantes lui ont volé la première place dans le monde et décide de se battre pour préserver son prestige, est-ce vraiment notre affaire ? Célébrer les blandices et les délices de la francophonie pour contenir le déferlement de l'anglais, est-ce vraiment ce qui doit mobiliser aujourd'hui nos énergies ?
Nous devons prendre conscience qu'en Afrique nous sommes d'abord et avant tout, non pas des francophones comme on cherche à nous en convaincre, mais des Africains.
En tant qu'Africains, notre situation dans le monde nous impose des devoirs spécifiques. Nos pays continuent d'être économiquement dominés, politiquement faibles et instables, dépendants de l'aide extérieure, sous-développés. Notre histoire actuelle exige que nous définissions nous-mêmes notre propre combat, que nous cherchions par nous-mêmes les solutions à nos problèmes, que nous trouvions en nous-mêmes le principe de notre unité et les fondements de notre solidarité.
Il ne nous servira à rien d'adhérer à des projets conçus par d'autres tant que nous n'aurons pas pris conscience de nous-mêmes, de notre force, de nos faiblesses, de nos intérêts. Comme l'a écrit Frantz Fanon qui concevait de grandes ambitions pour notre continent, "la conscience nationale (...) est la seule à nous donner une dimension internationale". Notre patrie, c'est l'Afrique. C'est elle que nous devons nous attacher à construire, patiemment, inlassablement, tous ensemble. La ruée vers la francophonie ne s'explique que par le sentiment de déréliction qui nous habite face à notre continent divisé, face au spectacle quotidien de nos pays aux prises, dans l'impasse, avec le marasme, la médiocrité, l'horreur. Notre tâche, c'est d'abord de contenir et de faire refluer cette désespérance, de nous redonner confiance en nous-mêmes, de créer par nous-mêmes les conditions pour l'avènement du sursaut.
Guy Ossito Midiohouan est professeur de littérature à l'Université Nationale du Bénin, critique littéraire, essayiste et novelliste. Au nombre de ses publications les plus récentes, on relèvera : Bilan de la nouvelle d'expression française (Cotonou: SPU, 1994); Aimé Césaire pour aujourd'hui et pour demain (Saint Maur: Sépia, 1995); Maraboutique (Cotonou: Editions du Flamboyant, 1996); "Les 'tirailleurs dahoméens' ou la dignité des esclaves" Africultures 11 (octobre 1998), pp.20-24. En 1999, il a aussi organisé l'exposition littéraire "Le Bénin littéraire : 1980-1999". |
Lire aussi: Guy Ossito Midiohouan "La nouvelle négro-africaine d'expression française entre 1971 et 1980" Mots Pluriels 9 (1999). |
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