Comment vivre dans les conditions difficiles que connaît l'Afrique d'aujourd'hui? Quel sens faut-il donner au mot 'aimer'? Et comment préserver notre environnement? Autant de questions auxquelles Véronique Tadjo, poète et romancière ivoirienne, a bien voulu répondre à l'occasion de la sortie de son dernier roman Champs de bataille et d'amour (1999). |
La littérature considère souvent la nature comme un simple décor situé à la périphérie des problèmes essentiels. Par contraste, vous semblez mettre l'environnement au coeur de vos livres. Dans quelle mesure cela reflète-t-il un intérêt pour la relation des individus avec leur milieu?
Oui, pour moi la nature est plus qu'un décor. Elle a une grande influence sur notre manière d'être, notre santé physique et mentale. C'est un phénomène que nous connaissons bien et que pourtant nous ignorons souvent à nos risques et périls. Eloka et Aimée, les deux personnages principaux de mon dernier roman Champs de bataille et d'amour sont coupés de la nature. Ils vivent dans une grande ville africaine où ils sont littéralement "happés" par leur environnement. La ville devient elle-même un personnage qui leur impose un destin, qui les pousse dans telle ou telle direction. Eloka se sent désorienté dans cette cité qu'il ne reconnaît plus. Ses souvenirs d'enfance sont ceux d'une ville à la mesure de ses espérances où la pollution, les taudis, les quartiers surpeuplés, les embouteillages, le banditisme, la délinquance et les enfants de la rue, ne faisaient pas partie des préoccupations. Je crois que nous nous faisons encore des illusions en pensant que du simple fait de vivre en Afrique nous sommes préservés des problèmes liés à la vie moderne. Je n'ai rien contre la ville en tant que telle. Je m'élève contre la ville mal gérée, malmenée, surexploitée. Quand on a vécu à Lagos, Nairobi et Abidjan, on ne peut que s'inquiéter de cette urbanisation sauvage. Aucun effort n'est fait pour préserver notre environnement car il n'y a pas de véritable prise de conscience nationale ou panafricaine du problème. A l'allure où vont les choses, il ne nous reste pas beaucoup de temps pour agir.
Certes, et il est facile de constater les dégâts provoqués par une urbanisation mal maîtrisée... L'humanité n'est-elle pas aujourd'hui comme l'héroine de votre roman Champs de bataille et d'amour, "fragile et vulnérable, marchant pieds nus dans une forêt de mirages"? Vous avez étudié l'agronomie, vous êtes écrivaine et vous avez sillonné le monde. Comment voyez-vous une réconciliation de l'homme avec l'univers qui l'entoure?
Grâce à mes études en agronomie, je me suis rendue dans le Nord de la Côte d'Ivoire pour étudier les transformations agraires en pays Sénoufo. J'ai ainsi mieux compris l'impact que de telles décisions économiques pouvaient avoir sur l'environnement et sur la structure même de la société. Pour en revenir à votre question, il faut d'abord savoir pourquoi il est si nécessaire que l'homme se réconcilie avec l'univers qui l'entoure, c'est-à-dire avec la nature. Plus l'homme est loin de la nature, moins il la comprend. En ville, nous pouvons gaspiller, polluer sans vraiment être témoins des conséquences néfastes que cela peut avoir sur l'environnement. Les forêts ou les océans sont parfois loin. Que l'on coupe des arbres sans en replanter d'autres, que l'on jette des produits chimiques dans la mer, tout cela, l'homme de la ville ne s'en préoccupe pas directement. Il ne voit pas les poissons remonter à la surface le ventre à l'air, il ne voit pas le sol s'éroder. Il n'est pas vraiment conscient de la fragilité de l'équilibre sur terre et il pense que les ressources naturelles sont inépuisables. Il faudrait que l'homme se rapproche de la nature, que la division entre la ville et la campagne soit moins grande et que, pourquoi pas ? les citadins participent un peu plus à la production agricole et aussi d'ailleurs à l'assainissement de la ville. C'est bien d'avoir un service de ramassage d'ordures, mais ne serait-il pas plus efficace d'apprendre aux gens à gérer un peu mieux leurs déchets ? Il faudrait rétablir dans les écoles les jardins potagers, le petit élevage des animaux domestiques, l'observation de la nature d'une manière générale. Se réconcilier avec la nature, c'est tout simplement apprendre à la comprendre, à la respecter. C'est donc apprendre à consommer moins. Cela paraît ahurissant pour une africaine de dire cela alors qu'en Afrique nous sommes censés manquer de tout. Mais nos modèles de développement sont ceux de l'Occident. La société de consommation à outrance qui caractérise les pays développés est ce vers quoi nous voulons tendre. Et cela nous conduira à la catastrophe. Déjà les super puissances sont occupées à construire des fusées et des stations spatiales afin d'être prêts pour la colonisation d'une autre planète lorsque les ressources de la terre seront épuisées. Et qui restera ici ? Ceux qui n'auront pas la possibilité de s'évader. Et ce ne sera plus le tiers-monde, mais le monde perdu. Si l'on se réfère à la tradition animiste, nous voyons que le but suprême de l'homme est toujours la recherche de l'équilibre, de l'harmonie naturelle avec son environnement. Nous devrions nous en souvenir.
Il y a cependant là un certain paradoxe. Si l'on prend l'exemple de votre personnage Eloka, il suggère que la nature au sein de laquelle il a grandi contient "trop de secrets redoutables" pour qu'il puisse la considérer comme une amie alors que son détachement vis-à-vis de l'univers européen lui permet de trouver la nature "accueillante". Cela signifie-t-il que les sociétés africaines d'antan considéraient la nature comme un monde plus dangereux que bienveillant?
En effet, il y a là un paradoxe mais qui s'explique très bien. L'Africain d'antan, comme vous le dites, avait un grand respect pour la nature car il était très conscient de la dépendance des hommes vis-à-vis d'elle. Il lui attribuait aussi des pouvoirs multiples puisqu'elle était à la fois le domaine des forces vitales et le royaume des Ancêtres.
Bien sûr, à cela venait s'ajouter l'hostilité de cette nature et donc la crainte. En Afrique de l'Ouest, par exemple, la forêt est très oppressante et très dangereuse à cause de tout ce qu'elle contient comme animaux. Mais c'est surtout de la spiritualité liée à la terre que je veux parler car je pense qu'elle n'est pas encore totalement perdue en Afrique. Les Européens, eux, croient qu'ils ont réussi à "dompter " leur environnement, qu'ils le maîtrisent totalement. Ils ne se rendent pas compte qu'ils ont perdu toute la dimension spirituelle du rapport à la terre. La désacralisation de la nature fait que, oui, ils n'en ont plus peur, mais que cela les amène à oublier son "incroyable force". Eloka a tout de suite senti la différence. Il voit que cette nature a été en quelque sorte apprivoisée pour le plaisir de l'homme. Sa première impression, c'est qu'elle est une amie avec qui il peut s'amuser. Car il sait très bien que chez lui, la terre est sacrée et les rites qui l'entourent sont nombreux. L'homme africain a beaucoup de devoirs envers la nature alors que pour l'homme occidental, c'est elle qui doit lui donner confort et abondance. Or quand on croit l'avoir conquise, celle-ci se retourne contre nous. Les engrais chimiques augmentent la productivité agricole mais ils nous font du mal. Il en va de même pour les manipulations génétiques. Il nous faut retrouver une certaine humilité. Reconnaître que nous ne pouvons pas et ne devons pas essayer de tout contrôler, manipuler diriger. Il faut se mettre à l'écoute de notre environnement et de nous-mêmes. C'est vers les mouvements écologiques qui se développent dans les pays industrialisés que les Africains devraient regarder, non pas pour les copier mais pour voir comment certaines de nos croyances encore vivaces peuvent être adaptées à la réalité moderne. Nous pourrions peut-être arriver à un meilleur équilibre de développement
Il y a juste dix ans vous publiiez dans une collection "jeunesse" un petit livre d'histoires, de légendes et de poésie dont le dernier poème intitulé "La chanson de la vie" a donné son titre à tout le recueil. S'agit-il vraiment d'histoires pour les enfants, comme la collection dans laquelle le livre a été publié le laisse entendre, ou bien ne s'agit-il pas plutôt d'un ouvrage dont la portée est beaucoup plus large, un ouvrage qui exprime de manière poétique et imagée la force de la nature qui donne un sens à la vie des plus jeunes comme à celle des plus vieux? Vous qui écrivez pour plusieurs publics, comment voyez-vous l'engagement de l'écrivain vis-à-vis des enfants, des jeunes et des moins jeunes?
En réalité, quand jécris pour les enfants, jécris aussi pour les futurs lecteurs quils seront. Jai commencé par la poésie et le roman. Je me suis mise à la littérature pour la jeunesse un peu par hasard à la suite dune discussion avec un éditeur. Il se plaignait du manque de textes pour les jeunes. Jai compris quil était important de combler cette lacune. En effet, tout le monde se plaint que "les Africains ne lisent pas", mais lun des facteurs ne viendrait-il pas du fait que nous ayons négligé notre jeune lectorat ? Par "nous", jentends les écrivains africains qui considèrent encore, comme beaucoup dautres personnes, que la littérature pour la jeunesse est une sous-littérature. Cest une grave erreur. Il est de notre devoir de proposer aux enfants des textes de qualité dans lesquels ils peuvent se reconnaître. Ils ont besoin davoir leurs propres références culturelles afin de contrebalancer linfluence énorme de la production littéraire étrangère qui pendant trop longtemps a été la seule disponible en Afrique.
Qui nous lira, si nos enfants nont pas appris a aimer les livres, à avoir ce rapport privilégié avec la lecture ?
Pour moi, un bon livre pour enfants est un livre que lon a encore plaisir à lire des années plus tard. Je minspire de la tradition orale qui fonctionne sur plusieurs niveaux de compréhension. Au fur et à mesure que lon " grandit ", le message prend un autre dimension.
En fin de compte, dans mes livres pour enfants, on retrouve certains des thèmes que jaborde dans les romans. Dans La chanson de la vie, jai voulu montrer que nous sommes en évolution permanente, que la vie est cyclique. Nous sommes en perpétuel recommencement. Comme la nature. Mais cest surtout un message despoir que jai voulu donner. Il faut se tourner vers lavenir quand les temps sont mauvais, quand tout semble difficile. A la mort/la sécheresse succède la vie/la pluie et ainsi de suite jusquà la fin des temps.
Tout est dans la façon de dire. Ecrire pour les enfants, cest simplement trouver des mots différents pour exprimer une réalité qui finalement est la même mais vue sous un autre angle.
Cependant, quels que soient ceux et celles pour qui on écrit, ny a-t-il pas un risque à abandonner le présent avec limpression quon ne trouvera jamais de mots assez forts pour le dire? Comment regarder le futur en face si le présent nous échappe? Comment évoquer par exemple le Kosovo ou le Rwanda sans partager le désespoir de votre héroïne Aimée qui ne supporte plus "dêtre intacte, alors que le monde implose"?
Effectivement, le danger serait de se retrancher dans le passé ou d'essayer de fuir le présent, alors qu'il faut s'atteler à résoudre les problèmes du moment. Mais, en même temps, si nous restons trop collés à la réalité, si nous n'arrivons pas à prendre du recul par rapport à celle-ci, notre faculté d'analyse s'amoindrit. Dans mon roman, j'ai voulu montrer que la vie est véritablement un champ de bataille et d'amour et que la bataille à mener est autant en nous-mêmes qu'autour de nous. En temps de guerre ou de grande souffrance, le désespoir est une tentation permanente. Et c'est tout à fait naturel. Mais il faut pouvoir s'en remettre, sinon c'est l'abandon total aussi bien physique que moral. Je ne crois pas que mon héroïne, mes deux personnages principaux soient défaitistes. A la fin du roman, on comprend qu'ils réussissent à retrouver une certaine forme d'espoir qui va leur permettre de s'élever au-dessus du marasme général pour affronter le futur, même si celui-ci reste incertain. Dans ce livre, j'ai simplement voulu dire que c'est dur, très dur d'aimer mais que c'est ce que nous avons de plus précieux. Et quand je parle d'amour, c'est à plusieurs niveaux : amour pour son pays, une terre, l'Afrique, un homme, une femme.
... de fait, amour de la vie. N'est-ce pas d'ailleurs là une des constantes de votre oeuvre littéraire ? Un thème que l'on retrouve dans "Latérite" (1984), "A vol doiseau" (1986) et aussi dans lépilogue du "Royaume aveugle" (1991) ? Dans quelle mesure vos préoccupations ont-elles changé au fil des ans, dans quelle mesure sont-elles restées les mêmes ?
L'amour de la vie, en effet. Mais si cette vie est belle, elle nous fait quand-même beaucoup souffrir. En tant qu'êtres humains, nous devons continuellement lutter contre nos pulsions destructives, nos mauvais instincts qui nous poussent à nous entre-tuer et à saccager notre environnement. Quand on me demande de quoi parlent mes livres, je réponds souvent : " De la vie " parce que je ne vois pas ce que je pourrais dire d'autre. Dans ce sens là, mes thèmes n'ont pas vraiment changé. A travers les histoires que je raconte, je cherche à comprendre le monde qui m'entoure, à lui trouver un ordre, une logique, un sens. Avec les années, je formule mes questions différemment, j'aborde les problèmes sous d'autres éclairages, je passe à d'autres étapes. Mais je crois que j'en ai encore pour longtemps avant d'arriver à comprendre qui nous sommes exactement.
Une dernière question: on dit que vous vous êtes sérieusement mise à la peinture depuis quelques années. Comment cette nouvelle activité s'intègre-t-elle dans l'ensemble de votre démarche artistique ?
La peinture justement m'aide énormément dans mon travail d'écrivain. Elle agit comme un véritable baume pour moi. Quand je peins, j'ai l'impression de me nettoyer le cerveau, de prendre un bain de jouvence. Peut-être est-ce à cause des couleurs avec lesquelles il faut jouer, un peu comme si on s'amusait avec la lumière ? Peut-être est-ce parce que c'est plus physique que l'écriture et aussi plus tourné vers l'extérieur ? Ce que j'aime dans la peinture, c'est son contact direct. Bien sûr, il y a tout un langage à déchiffrer, mais c'est un langage qui me semble plus abordable que celui des mots. D'abord, il n'y a pas besoin de traduction. Et pour quelqu'un qui a beaucoup voyagé et qui a été confronté aux difficultés de communication entre les différentes langues, la peinture apparaît comme une forme d'expression plus large et plus immédiate. Pas besoin de s'isoler pour apprécier un tableau ! La peinture s'adresse beaucoup plus aux sens, à l'aspect physique des choses. L'écriture est plus "cérébrale ". Disons que pour moi, les deux se complètent. On peut d'ailleurs reconnaître certains de mes thèmes littéraires dans ce que je peins.
Merci Madame Tadjo
Jean-Marie Volet
The University of Western Australia
Véronique Tadjo | ||||
L'auteur | Bio-bibliographie sur le WEB |
Compte rendu de "Champs de bataille et d'amour" (1999) |
Nouvelle "LE DERNIER ESPOIR" (1997) |
Texte-poème "A MI-CHEMIN" (1996) |