Ninette Boothroyd
Ancienne Maître de conférences
à l'Université de New South Wales
Jean-Pierre-Armand DAVID (1826-1900) a fait ses études de sciences naturelles en même temps qu'il se préparait à la prêtrise, et à une vie de missionnaire. Désigné pour la Chine en 1861, il est attaché à la Mission lazariste de Pékin mais, reconnaissant ses talents de naturaliste et répondant aux sollicitations des professeurs administrateurs du Muséum de Paris, ses supérieurs l'autorisent à poursuivre des recherches dans sa spécialité dès son arrivée en 1862. Pendant les onze années qu'il passera en Chine, il fera des milliers de kilomètres dans cet immense empire, pour étudier des régions où nul Européen n'avait encore jamais pénétré.
Les premières collections qu'il envoie en France (elles illustrent en particulier la géologie, la flore et la faune des environs de Pékin, et celles de la région montagneuse à l'ouest de la capitale) sont immédiatement reconnues comme étant d'une immense importance pour l'histoire naturelle dans tous ses aspects. L'ampleur des talents de David est exceptionnelle: botaniste, il est à la fois géologue, malacologiste, entomologiste, ornithologiste, ichtyologiste et herpétologiste! Bientôt les professeurs-administrateurs du Muséum obtiennent du Supérieur-général des Lazaristes qu'il soit dispensé de tout ministère apostolique - sans avoir pour autant à négliger ses devoirs religieux - afin de pouvoir se consacrer entièrement à des explorations et à des recherches scientifiques aux frais du Ministère de l'Instruction publique.
Ainsi cet homme qui avoue "il n'y a rien qui répugne à mes goûts comme les déplacements, la rupture des habitudes, les voyages en un mot!", qui souffre de voir des papillons tués par le froid et des animaux "mourir de leur mort naturelle ou tués par les autres", va arriver à vivre ce qu'il reconnaît être un paradoxe. Malgré une santé fragile, et se faisant "un scrupule de faire mourir le moindre des êtres vivants, de détruire même une plante inutilement", il va, "pour l'intérêt majeur de la science", entreprendre trois grands voyages d'exploration - en Mongolie, en Chine centrale et dans les marches tibétaines - dans des conditions presque toujours pénibles, courant d'extrêmes dangers, recueillant des milliers de plantes, tuant ou faisant tuer des centaines d'animaux petits et grands.
A ses yeux, tout a sa place dans le monde naturel, tous ses aspects sont précieux, de l'insecte le plus insignifiant jusqu'au plus étrange mammifère, tel ce curieux quadrupède, l'élaphure ou cerf-renne (Elaphurus Davidii) dont l'espèce lui doit de survivre, sinon à l'état sauvage, tout au moins en captivité. Mais pour Armand David, faire connaître les richesses et les beautés de la nature, qu'il dit aimer "passionnément" (ses descriptions poétiques de plantes, d'arbres et d'animaux de toutes sortes en sont le témoignage) est aussi un acte de foi, un hymne à la Création et au Créateur.
Si de nos jours ces termes n'ont plus la résonnance qu'ils avaient de son temps, il n'en reste pas moins que ceux d'entre nous qui ressentent le même émerveillement devant le monde qui nous entoure, et qui déplorent sa destruction, sauront voir en David un 'écologiste' avant la lettre, et reconnaître l'étonnante actualité du texte qui suit, rédigé au cours de son troisième voyage, en 1872!
Extrait de Journal de mon troisième voyage d'exploration dans l'Empire chinois Paris, 1875, vol. I, p.189. |
On se sent malheureux de la rapidité avec laquelle progresse la destruction de ces forêts primitives, dont il ne reste plus que des lambeaux dans toute la Chine, et qui ne seront jamais plus remplacées. Avec les grands arbres disparaissent une multitude d'arbustes et d'autres plantes qui ne peuvent se propager qu'à leur ombre, ainsi que tous les animaux petits et grands, qui auraient besoin de forêts pour vivre et perpétuer leur espèce ... Et, malheureusement, ce que les Chinois font chez eux, d'autres le font ailleurs! C'est réellement dommage que l'éducation générale du genre humain ne se soit pas développée assez à temps [1] pour sauver d'une destruction sans remède tant d'êtres organisés, que le Créateur avait placés dans notre terre pour vivre à côté de l'homme, non seulement et simplement pour orner ce monde, mais pour y remplir un rôle utile et relativement nécessaire dans l'économie générale. Une préoccupation égoïste et aveugle des intérêts matériels nous porte à réduire en une prosaïque ferme ce Cosmos[1] si merveilleux pour qui sait le contempler! Bientôt le cheval et le porc d'un côté, et de l'autre le blé et la pomme de terre vont remplacer partout ces centaines, ces milliers de créatures animales et végétales que Dieu avait fait sortir du néant pour vivre avec nous; elles ont droit à la vie, et nous allons les anéantir sans retour, en leur rendant l'existence impossible. Jamais je ne pourrai croire que c'est ainsi qu'il faut entendre ces paroles adressées aux premiers hommes: Replete terram et subjicite eam. |
Back to [the top of the page]
[the contents of this issue of MOTS PLURIELS]
Ninette Boothroyd, jusqu'à récemment Maître de conférences
à l'université de New South Wales, est la co-auteur avec Muriel
Détrie de Le Voyage en Chine, anthologie des voyageurs occidentaux du
moyen âge à la chute de l'empire chinois (Paris: Laffont,
Collection Bouquins, 1992, 1997). Elle prépare actuellement un article
sur les naturalistes français en Chine au 19ème siècle
pour le volume Miroirs croisés: Chine-France qui va être
publié par les universités de Paris et de Pékin. Elle
s'intéresse activement à la théorie et à la
pratique de la permaculture et des cultures biologiques.