On associe souvent les préoccupations écologiques avec le monde moderne et l'Occident. C'est, nous dit Jean Nke Ndih, une vision des choses inadéquate qui ne tient compte ni des mouvements de protection de l'environnement africains ni de la relation étroite qui liait traditionnellement les populations africaines à leur milieu. Comme le dit Jean Nke Ndih: "Au niveau des villages, dans la vie traditionnelle, les problèmes environnementaux étaient extrêmement bien maîtrisés parce que les populations faisaient attention à leur cadre de vie, très attentives à ne pas couper la branche sur laquelle elles étaient assises." |
Jean NKE NDIH, si on vous demandait aujourd'hui ce que signifie les mots "environnement" et surtout "protection de l'environnement" par rapport à un pays comme le Cameroun, que répondriez-vous?
Je dirais que la protection de l'environnement dans un pays comme le Cameroun représente quelque chose de très vaste parce que le Cameroun est un pays qui a des milieux très différents. Nous avons des forêts, des savanes, de la steppe, des régions côtières... bref, chaque petit écosystème a des problèmes spécifiques. Nous avons aussi des grandes villes qui ont leurs problèmes propres. La "protection de l'environnement" au Cameroun signifie donc d'essayer de voir ce qui se passe dans tout le pays. Le champ est très large et c'est difficile de tout embrasser. Alors on met l'accent sur certaines situations : la déforestation, ça tape à l'oeil. Tout le monde voit ce qui se passe dans les villes avec la pollution. Au nord du Cameroun, nous avons un problème de désertification. Nous avons aussi à faire face à un projet de pipeline qui devrait traverser tout le Cameroun. Il y a donc pas mal de combats à mener et même si nous n'avons pas assez de moyens pour agir sur tous les fronts en même temps, nous avons quand-même le soucis de faire quelque chose.
Le Cameroun doit donc faire face à un certain nombre de problèmes d'environnement préoccupants?
Très préoccupants. Comme je le disais, les problèmes de déforestation ont des conséquences à large échelle. Ici, dans les villes, la pollution touche tout le monde. Le nord du Cameroun, notamment est menacé de désertification. Voilà en gros les problèmes les plus graves du moment, mais il y en a d'autres. De plus, il ne faut pas confiner notre parti écologique à une vision étroite des problèmes d'environnement. Nous avons aussi notre vision de la société, de l'économie, des transports, de la démocratie... tout cela nous préoccupe.
Quelles sont, à votre avis, les formes associatives qui sont le mieux à même de contribuer au succès de votre combat? le parti politique? le regroupement de village?
Toutes ces formes sont complémentaires. Elles sont toutes utiles parce qu'un combat politique ça ne se mène pas seulement avec un parti politique. Un parti doit s'appuyer sur des groupes apolitiques qui voient le monde de la même manière. Les associations diverses, les ONG, les groupements villageois etc. sont des éléments importants. Au niveau d'un parti, on a une vision globale et lorsqu'on va dans un village qui a un problème précis, c'est au niveau du groupement villageois de cette localité qu'on va être en mesure de comprendre ce problème. L'apport du groupement villageois est important pour essayer de trouver une solution. Ce sont les gens qui vivent des problèmes précis qui sont le mieux placés pour proposer des bonnes solutions à leurs problèmes. Et ça débouche sur ce que l'on pourrait appeler la pratique démocratique de nos pays. Malheureusement, lorsqu'on gère certains projets de développements touchant à l'environnement, on n'intègre pas assez les populations locales; on ne se demande que rarement quel pourrait être leur apport afin d'éviter les problèmes et de trouver des solutions durables. On vient plutôt avec un projet précis. Les gens sont sollicités pour ceci ou pour cela sans toutefois qu'on leur demande leur avis.
Auriez-vous un exemple concret à nous proposer?
Je vais vous raconter une histoire qui me touche de près. Dans mon village, il y a une vieille femme que j'aime beaucoup depuis que je suis enfant. Un jour que j'étais allé la voir et que je lui avais donné quelques morceaux de savon, elle m'a dit "Moi, je n'ai pas grand chose à te donner mais je vais te donner à manger. Maheureusement je n'ai que du mauvais KPEM". Le KPEM est un plat traditionnel de chez nous qui est d'ordinaire très apprécié. Pourquoi le KPEM était-il mauvais? Pour comprendre le problème qui se posait à cette femme et à tout le village, il faut comprendre la relation des gens avec leur environnement. Le KPEM est un plat très commun préparé traditionnellement avec des feuilles de manioc et le jus huileux de noix de palme. Jadis, pour avoir l'huile de palme nécessaire à la préparation de ce plat, on envoyait les jeunes au haut des palmiers pour récolter les fruits de cet arbre. Malheureusement, il y avait souvent des accidents, des chutes et des gens qui se tuaient lors de l'opération. Pour éviter que les jeunes ne se cassent le cou, on s'est mises petit à petit à abattre les palmiers pour la récolte plutôt que d'envoyer les jeunes au sommet de l'arbre. Malheureusement, cette nouvelle méthode a entraîné une forte diminution des fruits disponibles et l'huile de palme est devenue si rare qu'il a fallu la remplacer progressivement par une autre huile importée. Malheureusement, on s'est rapidement rendu compte que le KPEM préparé avec la nouvelle huile n'était pas facile à digérer, surtout par les personnes âgées qui se sont mis à se plaindre de maux de ventre. Le KPEM n'était plus la nourriture traditionnelle appréciée de tous mais un "mauvais" KPEM difficile à digérer. Bien sûr, la solution au problème se trouve au niveau local: replanter les palmiers; renouer avec la manière traditionnelle de produire de l'huile de palme et réintroduire cette dernière dans la préparation du KPEM. Les gens du village l'ont bien compris et ils ont décidé de replanter des palmiers.
Votre but est de sensibiliser les uns et les autres, de les amener à trouver des solutions, mais a qui vous adressez-vous en priorité? Quel est le meilleur public ou du moins celui que vous cherchez à atteindre?
A mon avis, le public cible, c'est surtout les femmes et les jeunes. Dans la société camerounaise, habituellement, les décisions au niveau politique ou à celui des ménages, ça vient des hommes; mais en réalité, ce qui se fait dans la société - avec des conséquences fort importantes - c'est au niveau des femmes que ça se passe. Prenons un autre petit exemple qui touche à l'environnement, mais cette fois-ci à Yaoundé. On voit des sacs plastiques qui traînent partout. Pourquoi? Parce que de nos jours, les femmes vont au marché bras ballants. Il y a une vingtaine d'années, les femmes avaient toujours leur panier de la ménagère. Elles achetaient ce dont elles avaient besoin et rentraient à la maison. Les sacs d'ordures ne contenaient donc pas de sacs plastiques. De nos jours, il y a la possibilité d'acheter un sac à bas prix au marché. Comme le pouvoir d'achat des ménagères reste très bas et exige que les achats se fassent journellement, on rentre chaque jour avec un nouveau sac plastique . Mais le problème ne s'arrête pas là. Comme ce sont les petits enfants que l'on envoie vider les ordures dans de grands bacs qui ont une hauteur d'un mètre et demi, et que ces enfants sont trop petits pour atteindre le haut du bac, ils jettent leurs ordures à côté du bac. Tout ça contribue au problème de la pollution. Quand vous vous promenez dans la ville, vous pouvez constater que le stock de plastique abandonné dans les rues est énorme. Si on pouvait toucher les femmes, toucher les enfants et les sensibiliser à des problèmes qui les concernent, je pense qu'on aurait déjà trouvé un certain nombre de solutions aux problèmes environnementaux, que ce soit dans les villes ou dans les campagnes.
Il y a donc complémentarité entre une intervention à la base et une intervention au sommet.
Bien sûr. Lorsqu'on prend les lois qui sont votées et qu'on essaie de les appliquer, si elles ne vont pas dans le sens de la protection de l'environnement, les personnes à la base n'auront pas assez de flexibilité pour trouver des solutions. Le canevas politique étant tracé, les gens doivent évoluer dans ce cadre et si c'est mal tracé, c'est sûr que les résultats ne seront pas là. Par conséquent, les politiques doivent vraiment faire un effort pour s'informer. Lorsqu'on prend le temps d'écouter les gens à la base, il est possible de trouver la bonne information. Si la décision vient d'en haut, il y a hélas de fortes chances pour qu'elle reflète un point de vue qui n'est pas partagé par ceux-là mêmes qui pourraient exprimer une vue de l'intérieur, souvent partagée par le plus grand nombre.
Vous-même êtes un enfant du village. Vous y avez vécu avant de vous rendre en ville pour y poursuivre vos études d'histoire. A votre avis, est-ce que les problèmes touchant à l'environnement ne sont pas avant tout des problèmes modernes auxquels l'Afrique traditionnelle ne s'intéressait pas?
Justement non. En bavardant avec des amis écologistes européens, j'ai souvent eu l'impression qu'ils avaient cette idée mais ceux qui pensent cela se trompent. En Afrique, surtout dans les zones rurales, nous naissons écologistes parce que nous fonctionnons avec notre écosystème; de tous temps nous avons eu une idée précise de notre environnement. C'est plutôt ici, en ville, qu'on est dénaturé - au sens premier du terme - et qu'on n'arrive plus à interpréter les signes de notre milieu; cela nous conduit à fonctionner n'importe comment et à nous retrouver avec de nombreux problèmes. Au niveau des villages, dans la vie traditionnelle, les problèmes environnementaux étaient extrêmement bien maîtrisés parce que les populations faisaient attention à leur cadre de vie, très attentives à ne pas couper la branche sur laquelle elles étaient assises.
Reste que le Cameroun, et d'une manière générale toute l'Afrique, doivent faire face à des problèmes importants. Selon vous, est-ce que ces problèmes sont plutôt liés à la pauvreté des populations locales ou à la cupidité des élites?
On ne saurait pas dissocier tout cela. Les problèmes environnementaux en Afrique ont plusieurs origines. Evidemment, il y a la cupidité des élites. Par exemple, quand elles prennent des permis de coupe et s'associent à des entreprises étrangères dans le seul but d'en tirer des profits personnels, plutôt que de bien exploiter les forêts, ça devient un problème de moralité au niveau du village. Mais il y a aussi les problèmes au niveau des institutions, au niveau des lois dont on parlait tout à l'heure. S'il n'y a pas de lois assez sûres, des lois qui visent à protéger le milieu, on se retrouve en difficulté. Et il faut aussi compter avec la cupidité des pays du nord qui ne nous rendent pas la tâche facile. Si l'on prend l'exemple de la déforestation, les entreprises qui coupent les arbres, qui coupent des forêts entières, elles viennent toutes des pays du nord. Si l'on prend l'exemple des voitures d'occasion qui roulent dans les pays du sud et contribuent à la pollution des villes, elles viennent des pays du Nord où elles n'ont plus le droit de rouler, mais un certain laxisme amène le Nord à penser que c'est OK, qu'on peut les envoyer là-bas. Je vais peut-être vous surprendre en vous disant qu'il y a à peine six semaines, lors d'un débat télévisé sur le poulet à la dioxine, un Député du Parlement européen suggérait d'exporter ces poulets vers l'Afrique, pour limiter les pertes. Le plus triste de l'affaire, c'est qu'effectivement de nombreux poulets à la dioxine ont été envoyés de manières frauduleuses vers le sud. C'est du moins ce qu'affirmait une radio locale qui faisait état de saisies importantes de poulets contaminés au Liberia. Je ne vous cacherai pas que j'évite les grosses cuisses de poulets européens qui sont offertes ces temps ici à Yaoundé. Nos problèmes ont donc des origines diverses et malheureusement la base n'est pas encore assez organisée pour les combattre de manière systématique; c'est pour cela qu'il faut sensibiliser, faire circuler l'information afin que les gens puissent s'organiser et défendre leurs intérêts si jamais les décideurs ne font rien, si jamais les responsables des pays du nord qui ne cherchent que le profit, continuent à nous traiter comme des vaches à lait sans se soucier de notre santé et de notre confort écologique.
Le philosophe Michel Serres pense que la survie de l'homme et de la nature passe par une espèce de contrat naturel entre l'homme et la nature. Comment voyez-vous ce contrat homme nature au niveau du Cameroun? Qu'est ce qui est vraiment important pour les deux partenaires?
Je crois que c'est un contrat de vie. Si l'homme ne fait aucun effort pour protéger la nature, c'est tout à fait clair que la nature va se déchaîner et écraser l'homme, parce que, en dernier ressort, c'est la nature qui a raison. L'homme a beau jongler pour dominer la nature, en dernier ressort, c'est la nature qui sort victorieuse. L'homme doit donc apprendre à s'intégrer dans la nature; chercher à l'exploiter, car la nature est là pour nous; peut-être qu'elle n'a pas une âme au sens humain mais elle a quelque chose qu'on peut voir à travers ses arbres, ses baleines, etc....Si jamais nous ne faisons pas attention à tout cela, c'est sûr que nous allons arriver au chaos; et si nous en arrivons là, ce sera dramatique pour tous les humains.
Alors comment voyez-vous l'avenir du Cameroun, de l'Afrique et du monde? Que peut-il arriver de mieux ou au contraire de pire?
Disons que je suis optimiste parce qu'actuellement, ici, on commence à parler des problèmes d'environnement; on est conscient du fait qu'il faut faire quelque chose. Il y a des associations, des ONG qui se créent pour faire quelque chose dans ce sens; ne serait-ce qu'à ce niveau, on se rend compte que les gens prennent conscience de la situation et que tôt ou tard on va réussir à faire fléchir même les décideurs qui ne cherchent actuellement que leur intérêt, tout comme les patrons des multinationales qui ne regardent que leur position en bourse sans chercher à savoir ce qui se passe parmi les populations de telle ou telle localité dont ils exploitent le milieu pour obtenir telle ou telle denrée. Personnellement, je pense que la situation va changer au cours de la prochaine décennie. Mais elle ne pourra changer que si les gens à la base sont de plus en plus organisés. Aussi longtemps que les gens évolueront en rangs dispersés, le massacre actuel va continuer; mais si une certaine organisation émerge, je crois que l'ordre des multinationales va tomber. Je suis un peu croyant et l'histoire du petit David qui a réussit à vaincre le grand Goliath nous montre qu'il faut avoir confiance, que les choses peuvent changer.
Merci Monsieur Nke Ndih
David Ndachi Tagne
Editions du Crac, Yaoundé
MAMBA VERT : Organe d'information de la défense de l'Environnement Camerounais |