Abdoulaye Elimane Kane est né le 6 octobre 1941 à Kayes au
Mali.
Titulaire d'un doctorat d'Etat en philosophie, le Professeur Kane a d'abord
enseigné la philosophie au Lycée Blaise Diagne, puis à
l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar en tant que Maître de
conférences avant de devenir Chef du Département de philosophie.
Nommé Conseiller technique à la Présidence de la
République du Sénégal, en 1990, Mr. Elimane Kane entreprend alors
une carrière administrative. Il sera respectivement Directeur de Cabinet
au Ministère de l'Education en 1989, et actuellement Ministre de
la Culture. Il est l'auteur d'un livre pour enfants et de trois romans. [OEUVRES D'ABDOULAYE ELIMANE KANE] |
Monsieur Le Ministre de la Culture, je vous remercie de nous recevoir malgré vos occupations professionnelles afin que nous nous puissions nous entretenir de votre oeuvre littéraire et d'une façon plus générale de littérature africaine. Vous avez passé de l'université au building administratif. Ne regrettez-vous pas d'avoir renoncé ainsi au monde des lettres?
Je vous avouerais que j'étais terrorisé lorsque j'avais reçu pour la première fois la proposition de devenir un haut fonctionnaire de l'administration en qualité de directeur de cabinet du Ministre de l'éducation en 1989 alors que j'étais chef du département de philosophie de l'université Cheikh Anta Diop; c'est d'ailleurs ce que j'avais dit à cet ami qui m'avait fait une telle proposition. Je n'avais jamais imaginé dans ma vie que j'occuperais d'autres fonctions que celle d'enseigner jusqu'à la retraite. Surtout j'étais convaincu qu'il n'y avait pas de profession plus belle, plus satisfaisante, plus valorisante qu'enseigner, s'adonner à la recherche, discuter avec les étudiants, les collègues, publier des articles etc.... J'ai donc accepté cette proposition par amitié pour ce condisciple et ensuite parce que c'est une expérience différente de l'enseignement. Je ne le regrette pas, car c'est une expérience enrichissante. Dans un premier temps, j'avais même réussi à concilier les tâches administratives avec celles de l'enseignement puisque j'avais conservé la moitié de mes horaires de cours. Mais en devenant Ministre, mon programme était si chargé qu'il m'a fallu faire un choix. Il n'était plus possible de concilier les deux tâches. Bien que je sois éloigné physiquement du monde universitaire, je participe à des jurys de thèse, à des colloques. J'ai à mon actif deux expériences qui se complètent, celle d'un haut fonctionnaire de l'administration et celle d'un enseignant.
Dans votre premier roman "La maison au figuier", vous donnez une place prépondérante à l'environnement. Vous décrivez une région du Sénégal sous des traits inconnus pour le lecteur actuel, en effet cette région aujourd'hui désertique a été un site verdoyant avec une végétation luxuriante. Sans pour autant vouloir renier le progrès, on a l'impression que le progrès se fait au détriment des populations et surtout de la nature? Est-ce une vue partiale ou bien voulez-montrer qu'il faut choisir entre un environnement sain et des nouvelles techniques?
Dans mon livre je peins en fait ce dilemme, la rencontre de deux cultures. La première est une culture autochtone, complètement immergée dans son environnement naturel: le fleuve, les saisons, les intempéries, la tradition, ce qui constitue l'environnement naturel de l'homme. La seconde culture, la culture occidentale est arrivée par le biais de la colonisation et s'est faite de façon brutale, car elle comporte d'autres canons. Le percement d'une rue dans un village qui a priori n'en avait pas besoin implique donc de nouvelles règles, une certaine violence même; puisque le tracé de cette rue entraîne la perte d'espaces qui appartenaient à des concessions. Cette rencontre entre deux civilisations provoque de part et d'autre un choc. Mais incontestablement, comme vous le dites, on s'aperçoit que tout progrès entraîne la perte de certains équilibres. Toute la problématique réside dans l'expression que Cheikh Hamidou Kane dans l'Aventure ambiguë a si bien décrite : "Est-ce que ce que nous avons perdu, vaut ce que nous avons gagné?" C'est la grande question et l'on doit y répondre avec beaucoup d'honnêteté. J'apprécie beaucoup votre question à savoir que l'environnement est très présent dans ce roman, mais aussi dans mon premier ouvrage Le Prince Malal.
Je voudrais à ce propos décrire le cheminement qui m'a poussé à écrire le roman. J'avais reçu une proposition d'une maison d'édition: écrire un conte dans le cadre d'une collection pour enfants : "J'aime lire" des éditions Bayard. J'avais écrit un conte Le Prince Malal qui met en scène le problème de l'environnement puisque la trame de l'histoire se déroule dans une région désertique et où l'enfant va finalement, après avoir failli être sacrifié pour faire tomber la pluie, recueillir une information sur la manière de gagner de l'eau sans avoir à pratiquer des sacrifices humains. A partir de ce conte, j'ai commencé à écrire La maison au figuier. Je me trouvais à l'époque en France, en année sabbatique, pour écrire ma thèse de doctorat d'état en philosophie, donc un domaine aride. Pris de nostalgie comme nombre d'écrivains qui se sont jetés à l'eau, j'ai éprouvé le besoin d'écrire un roman qui peint le contraste entre mon pays natal et une ville comme Paris, qui du point de vue architecture, du point de vue configuration générale sont deux univers très différents. Cette sorte de nostalgie a servi de motif, a été le ressort pour imaginer la trame de l'histoire. Pour moi, c'était comme un pendant à la thèse que j'écrivais, une manière de me reposer ou de trouver mon équilibre. Dans mon roman apparaît en filigrane la nostalgie d'une époque où nous avions des hivernages pluvieux et où le vert dominait dans la nature. La nature vivait, les cultures abondaient ainsi que la production de lait, de viande ne faisait pas défaut. Nous étions durant l'hivernage littéralement envahi par l'eau et nous ne pouvions nous déplacer durant trois mois qu'en pirogue. Je garde le souvenir d'une région aux terres riches et qui a été malheureusement fortement marquée par la désertification.
Le titre de votre livre "La maison au figuier" n'est-il que symbolique?
Le figuier est un symbole qui permet dans le roman d'identifier un espace problématique, d'autant plus que le figuier de Barbarie est un arbre très rare mais que nous avons connu dans la vallée du fleuve Sénégal; bien qu'il n'y ait pas beaucoup d'arbres fruitiers dans cette région. Il produit de véritables figues avec une peau luisante, une chair rouge très sucrée et des pépins. C'est un fruit juteux. Pour les enfants, la vue d'un tel fruit est un ravissement. Les oiseaux et les enfants raffolent de cet arbre-là. Dans la région du fleuve, cet arbre est très considéré, car il est très utile, ses feuilles et ses fruits participent à l'alimentation des populations. Dans le roman, le figuier symbolise un peu l'espoir de cette maison qui va être attaquée de toutes parts et qui résiste aux assauts multiples. Tout comme le figuier résiste aux intempéries. L'association de ces deux idées en fait un symbole de résistance.
Conférez-vous également une dimension spirituelle au figuier?
Le figuier est le seul figuier de la maison mais aussi du village. Il symbolise non seulement la résistance à toutes sortes d'agressions tout comme les habitants de la maison résistent à l'arrivée de l'administration coloniale, à la violence et à l'animosité d'un voisinage qui partage le même espace après le percement des rues. Cette résistance prend une forme concrète dans le roman sous la figure de cette jeune fille de la maison au figuier qui joue le rôle de leader auprès de ses compagnes de la même classe d'âge. En magnifiant le rôle de cette jeune fille, je rends hommage aux femmes qui font preuve d'une force de caractère inouï, elles jouent le rôle de résistantes, pas forcément à l'administration coloniale, mais de résistantes entre elles-mêmes et à l'agression face aux autres forces du village. Ce symbole est tout aussi fort, car c'est la vision personnelle que j'ai de la place de la femme dans la société . Elle est à la fois un creuset de symboles mais aussi un peu la gardienne d'un certain nombre de valeurs.
Votre roman est-il un plaidoyer indirect en faveur de la femme ?
Le lecteur qui sait lire entre les lignes, constatera que tous les personnages féminins ont une image positive. Ils permettent de faire avancer l'intrigue. Si je prends l'exemple de cette jeune fille sourde qui tient absolument à se marier avec un jeune homme originaire d'une autre région, alors que ses parents s'y opposent, elle parvient a obtenir gain de cause et finit par se marier avec l'élu de son coeur. Il en est de même de Waranka qui est à mes yeux une représentante d'une sorte de tradition positive. Elle incarne ce que je nomme un conservatisme de nécessité qui est le socle de toute identité. Bien qu'au départ, ce n'ait pas été mon intention initiale de donner ce rôle positif aux femmes, mais les personnages sont devenus indépendants de l'action au cours de l'intrigue.
Pourquoi placez-vous la trame de l'histoire durant la période coloniale- au moins si l'on s'en tient au langage que vous utilisez, alors que cette période est révolue?
L'histoire du percement d'une rue dans un village est une histoire réelle qui m'a été contée. Elle s'est déroulée dans les années 30 dans un village qui a eu à recevoir un tracé de rues afin d'éviter les incendies qui avaient lieu dans un lotissement. Or, en perçant une rue, on empiète sur une partie des maisons, ce qui oblige les habitants à déménager et provoque de véritables drames. J'ai connu la fin de la période coloniale avec ses administrateurs et commandants de cercles français qui dirigeaient à partir des localités comme Podor, Matam les provinces. Certains d'entre eux avaient des rapports cordiaux avec les différentes couches sociales, d'autres en avaient de moins bons et personnifiaient le colon caricatural, d'autres encore avaient humanisé leurs relations. En abordant le thème de la colonisation, j'évite autant que possible d'être dogmatique ou de verser dans les extrêmes, c'est-à-dire je ne décris pas la colonisation sous un aspect sympathique, mais je peins l'autre versant de la colonisation qui a apporté l'écriture, l'école, un réseau de communications plus performants que le village ne possédait pas à son origine. Ce sont des aspects positifs que l'on ne peut pas extirper. Je refuse donc de condamner absolument et catégoriquement la colonisation même si je reconnais que c'est une forme brutale de contacts entre êtres humains. Ce qu'il faut condamner ce sont certaines méthodes, qui ont été utilisées, c'est l'asservissement, une réglementation ou un code qui tendait à oublier un peu que l'on avait à faire à des hommes.
Dans le roman l'un des protagonistes apostrophe son adversaire avec les mots suivants: "Comment ceux qui ont des ancêtres païens peuvent se permettre de franchir la mosquée et d'aller sur le tombeau des morts". Est-ce que cette dualité entre animisme et islam n'est pas une forme de rejet de la religion des Ancêtres au profit d'une religion importée?
Depuis le 10 ème siècle islam et animisme se côtoient dans cette région. Des pratiques de religions traditionnelles subsistent selon les régions du pays. Ainsi chez le Serers et les Diolas et à des degrés différents, on enregistre des traits d'animisme. Un fond non orthodoxe à l'islam subsiste mêmes parmi les ethnies qui ont une pratique dominante islamique. Ces formes de représentation de la nature ou de représentation des rapports avec les autres se rapprochent de ce que l'on nomme animisme ou paganisme. Je ne pense pas qu'aucun être humain ait évacué de sa conscience ou de son cerveau toute forme de représentation magique ou "irrationnelle"; a fortiori dans ces sociétés rurales proches de la nature; d'autant plus que le rapport à la religion est une sorte de psittacisme, c'est-à-dire une répétition mécanique du texte coranique que l'on ne comprend même pas et que l'on compense par des ressort magiques. Ce fait existe même chez ceux qui croient être le plus orthodoxe en matière de religion islamique. Le roman est une allégorie. D'une part, je décris un village qui entre en contact avec l'islam, la colonisation et les autres cultures du monde par le biais des communications que sont le télégraphe, l'automobile, l'école, l'arrivée des bateaux et des chalands et d'autre part cette autre Afrique représentée par le village Touldé qui n'est qu'évoqué. Mais où rien ne se passe. Ce village pourtant est en constante opposition, en rivalité même avec son voisin et tend par tous les moyens à préserver sa culture. Ces valeurs ne sont pas toutes négatives et s'expriment entre autres par une prise en charge, un respect de la nature qui est tout à fait en adéquation avec l'écologie et la politique d'environnement. Même si les habitants de Touldé n'en sont pas véritablement conscients, ils pratiquaient implicitement une protection de la nature à travers l'adoration et l'incantation aux forces divines. Si je parle de cette Afrique mythique, ce n'est pas moins pour dire qu'elle a existé et qu'elle doit donc continuer à exister comme dans le passé. Mais elle fait partie de nous mêmes et plus ou moins inconsciemment sa mémoire affecte nos comportements.
Votre second roman "Le magicien de Bandagor" s'inscrit à l'ère actuelle puisqu'il s'agit du rapport entre l'homme et la machine, ici l'ordinateur, qui finit par dominer l'homme?
Je pourrais même dire que l'ordinateur est le personnage central de mon second roman. L'ordinateur comme toute nouvelle technologie de communication représente une révolution dans ce domaine, Mais comme toute innovation il ne peut être innocent et entraîne des conséquences parfois néfastes dans les rapports des individus entre eux et avec la société. Je mets en scène un personnage, Pathé, passionné d'ordinateur ce qui lui permet de donner libre cours à son imaginaire. Il joue avec l'ordinateur, invente des images, des scénarios. Cet ordinateur finit par être une prothèse mentale pour lui, car à la longue, sa mémoire s'amenuise et l'ordinateur se substitue à son imagination, et aboutit au drame. Amoureux de son ordinateur, le protagoniste finit par négliger sa fiancée, qui désespérée se jette dans un précipice.
Au-delà de la machine, je brosse le tableau de l'homme asservi par une technologie qui au départ était censée plutôt être un instrument de libération, en développant de nouvelles dimensions de son imaginaire.
La critique littéraire m'a reproché d'avoir laissé mourir les personnages principaux . Les magiciens de Bangador qui étaient censés être morts ne le sont pas, je les ai ressuscités dans mon troisième roman, Makéré.
Votre 3ème roman va paraître prochainement, est-ce un secret ou êtes-vous prêt à nous révéler l'intrigue ?
En 1998, le monde entier a célébré le 150 ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Inspiré par cet événement, j'ai voulu y contribuer en livrant au public un autre versant de l'esclavage. Le système de captivité qui en fait n'est pas assimilable au commerce triangulaire qui a décimé l'Afrique. Mon roman est également une réponse aux assertions de l'Occident lorsqu'elle affirme que si les Africains eux-mêmes n'avaient pas pratiqué l'esclavage, la traite négrière n'aurait pas été possible. Je décris le système de l'esclavage en Afrique ou captivité domestique qui diffère fort de ce qui était pratiqué aux Etats-Unis, aux Antilles ou à St. Domingue. Je montre que l'esclavage ne peut être qu'un accident et le résultat d'un rapport de forces. Nul n'est esclave par essence. Le roman plaide pour la dénonciation d'une telle tare sous toutes ses formes, qu'elle soit pratiquée par des Blancs, des Noirs ou des Jaunes, c'est une pratique qui déshonore l'humanité. De nos jours encore dans la vallée du fleuve Sénégal par exemple vous rencontrez des survivants de ces pratiques et des gens qui proclament sans complexe: "ce quidam est mon maître parce que ses ancêtres étaient les maîtres de mes aïeux".
Dans le roman, l'un des personnages exprime son point de vue sur cette institution ; un avocat qui prend la défense d'un captif de case désireux de se libérer. Il soutient que nul ne peut prendre cette défense sans intenter du même coup le procès de l'esclavage, sans procéder à une critique radicale de toute forme d'asservissement. Je souhaite que mon roman favorise une prise de conscience d'une telle tare qui aujourd'hui encore, est ancrée dans les mentalités. Mais "Makéré" est également un hymne à l'amitié qu'il découvre au cours de son odyssée.
Comment se porte la littérature africaine à l'orée du IIIe millénaire?
La littérature africaine a survécu malgré toutes les vicissitudes. Le problème crucial demeure celui de l'édition qui va de pair avec son corollaire, le lectorat. La plupart des Etats africains déploient des efforts afin de promouvoir la culture et effectuent un travail de politique en faveur de la production littéraire. Nombreux sont les manuscrits qui végètent dans les tiroirs des talents en herbe uniquement parce qu'ils n'ont pas les moyens de publier. Parmi les genres les plus prisés, le roman, la poésie et le conte supplantent le théâtre au moins en ce qui concerne le Sénégal. Afin de redonner à ce genre tout son éclat, le Ministère de la Culture a décidé de consacrer une semaine de l'écrivain au théâtre (Novembre 1999).
La littérature africaine est cependant menacée par des substituts mais elle a encore de beaux jours devant elle. En effet ce que les médias nous offrent ne saurait remplacer les besoins de lecture.
Je vous remercie Monsieur le Ministre
Dr. Pierrette Herzberger-Fofana
FAU Universität Erlangen-Nürnberg