Que les auteurs qui sont maintenant à la mode ne s'attendent pas à un autre sort ! Heureux même ceux qui jouissent toute leur vie de l'estime qu'ils se sont attirée par de brillants succès ; car il y en a qui ont le malheur de survivre à une grande réputation, et qui ne laissent après eux qu'un nom qui n'arrache plus d'éloges quand on l'entend prononcer. Désabusez-vous donc, jeune homme, poursuivit le vieillard, et prenez un meilleur parti que celui de vous consacrer à la poésie : employez mieux votre jeunesse. La guerre ouvre à votre courage une noble carrière. Si vous aimez les lauriers, allez en cueillir dans les champs de Mars ; ou bien allez dans le barreau protéger l'innocence ; ou bien, enfin, vous attachant au commerce, partagez avec les négociants l'honneur de le faire fleurir dans l'état. Ces conditions sont préférables au stérile et pénible métier que vous avez envie de faire. Si vous étiez riche, ajouta-t-il, je vous dirois : abandonnez-vous à votre penchant, faites des vers pour vous amuser ; mais puisque vous ne l'êtes pas, occupez-vous plus utilement. Au lieu de courir après la gloire théâtrale, qui dans le fond n'est qu'une pure chimère, embrassez quelque honnête profession ; visez à quelque bon emploi ; cela vaudra mieux que tous les vers du monde. Faites-y bien réflexion, mon fils, et mettez à profit ce que je viens de vous dire. Je rendis grâce à ce bon homme des avis salutaires qu'il venoit de me donner, en l'assurant que je ne les négligerois point

Alain René Le Sage. La valise trouvée (1740)