Katharina Städtler
Universität Bayreuth
Ce qui distingue le concept de champ littéraire des autres notions sociologiques se rapportant à la littérature (vie littéraire, institution de la littérature, polysystème, etc.), c'est qu'il renvoie d'une part aux forces présentes à l'intérieur du champ littéraire (auteurs, critiques, éditeurs, préfaciers, etc.), et d'autre part aux forces agissant entre ce champ et les autres champs symboliques (politique, intellectuel, culturel...)[1]. De plus, à la différence des champs politiques et économiques, Bourdieu concède une autonomie relative aux champs littéraires modernes[2]. Mais cette autonomie n'existe que par rapport aux acteurs des autres champs et n'entrave en aucun cas les institutions: régime politique ou lois du marché. A l'intérieur du champ littéraire, les acteurs dépendent des instances de légitimation et de consécration. Un auteur est, par exemple, autonome dans le choix de son sujet et de son style mais s'il trouve un éditeur, puis un public, puis un critique; s'il reçoit un prix littéraire ou s'il se retrouve en prison, ce sont là des facteurs bien précis qui limitent son autonomie et celle du champ littéraire auquel il appartient[3]. Dans ce contexte, les champs littéraires africains semblent surtout caractérisés par une absence d'autonomie par rapport au champ du pouvoir et par une hiérarchisation hétéronome[4]. Dans un article sur le champ littéraire togolais --qui représente à ce jour la seule tentative d'appliquer le modèle de Bourdieu à une littérature nationale africaine -- János Riesz a montré la spécificité d'un champ littéraire africain valable pour beaucoup d'autres sur le continent.
A un stade précoce de la production littéraire, parfois même avant le début de celle-ci, le champ politico-religieux autochtone et étranger intervient dans la lutte pour le monopole de la légitimité littéraire. Le champ politico-religieux établit les conditions de la production, prescrit la langue (nationale ou européenne), règle les conditions de la vente, etc.:
La plupart des champs littéraires africains enjambent les frontières nationales et, à l'époque coloniale comme de nos jours, une partie d'eux-mêmes est située en exil, en Europe ou ailleurs. Cette partie exilée tend à s'organiser selon sa propre dynamique et en fonction des champs littéraires (et politiques) voisins. C'est le cas du champ littéraire afro-francophone des années 40 qui s'est constitué en marge du champ littéraire français.
Pendant les années 1940-1950, une bonne partie du champ littéraire afro-francophone se trouve hors du continent africain, dominée et monopolisée par le pouvoir colonial. On a affaire à un champ littéraire dont la production du sens et l'évaluation de la valeur des oeuvres prennent place en métropole. Les difficultés que rencontrent les auteurs africains (trouver un éditeur, un public, un intérêt de la critique) les amènent à développer des stratégies de conquête leur permettant d'accéder au champ littéraire dominant: publier dans des revues culturelles et dans des anthologies, se faire préfacer par des intellectuels français connus, profiter des media, s'introduire dans les milieux de l'Eglise (Semaines Sociales) et de la "haute politique" (Assemblée Nationale, Sénat).
C'est en juin que la page est tournée: la France est vaincue sur le plan militaire. Le 14 juin, les Allemands prennent Paris; le 22, les armées ennemies signent le traité d'armistice à Compiègne. Les soldats français et ceux des régiments coloniaux qui se trouvent dans le Nord de la France, sont faits prisonniers. La France est divisée en zone occupée (la moitié nord et la côte ouest) et libre (le Midi et le Centre). Dans les régions sous occupation allemande élargie au Sud de la France en novembre 1942, naît le mouvement de la Résistance. Si beaucoup de Français adoptent une attitude passive ou hostile envers l'occupant, d'autres, au nombre desquels on compte aussi des artistes et des écrivains, décident de collaborer avec les nazis[7].
Pendant longtemps, l'historiographie de la France a évité d'évaluer la participation des coloniaux et des habitants des colonies dans l'un et l'autre mouvements. Quelques travaux récents confirment la participation active d'habitants des colonies aux activités de la Résistance française[8]. Ils soulignent aussi l'exode de certaines institutions littéraires (éditeurs, revues) vers des régions periphériques sous administration française (comme le Maroc, l'Algérie ou les Antilles), ou vers l'Amérique du Sud et les Etats-Unis[9] comme Tropiques, la première "revue noire" des années 40 qui a été publiée par Aimé Césaire et sa femme à la Martinique de 1941 à 1945. Toutefois, jusqu'à présent, les historiens-sociologues n'ont guère éclairé cette période de la littérature afro-francophone et ils se montrent singulièrement silencieux à propos des années de l'occupation allemande. Ils ont rarement recherché les conditions de vie et de travail des auteurs africains, et pratiquement jamais ils n'ont tenté d'établir une corrélation entre les oeuvres et l'histoire politique[10].
En 1963, dans la première monographie universitaire consacrée aux Ecrivains noirs de langue française, L. Kesteloot écrit:
Cette façon de présenter l'histoire souligne à juste titre un ralentissement des activités littéraires, mais elle ne doit pas nous faire oublier que les années de guerre n'ont pas conduit ces auteurs à cesser toute activité professionnelle et littéraire. En dépit de son retrait de toute activité officielle, Damas reste très actif[12]. Mobilisé à Paris en septembre 1939 dans l'Infanterie coloniale, démobilisé à Toulon en août 1940, il cherche à rentrer à Paris. Mais l'occupant lui interdit de franchir la ligne de démarcation. Damas accepte d'abord un travail à Radio Vichy, puis comme contrôleur principal de censure de presse à Toulouse (où Birago Diop le rencontre en 1942). Par la suite, on le trouve à Lyon, où il a des démêlés avec le leader fasciste Charles Maurras. Après le débarquement des Alliés en Afrique du Nord (8-11-1942), la ligne de démarcation est supprimée, ce qui lui permet de regagner Paris où il s'engage dans des groupes anti-racistes jusqu'à la Libération[13].
Durant l'occupation, Damas publie les contes guyanais qu'il avait lus à Radio Vichy en 1941, sous le nom de Veillées noires (1943). Mais il reprend également la collecte de manuscrits parmi ses amis et connaissances, ce qui lui permettra de sortir sa propre anthologie en 1947, Latitudes françaises I: Poètes d'expression française 1900-1945, dans la collection "Pierres vives" aux Editions du Seuil.
Les activités de Senghor sous l'occupation sont, elles aussi, plus diverses qu'on ne le suppose d'ordinaire. Par exemple, dans son anthologie La littérature nègre (1984/1990), Jacques Chevrier consacre un paragraphe relativement long à la vie "militaire" de Senghor, soulignant que le poète africain, fait prisonnier de guerre, vivait en "communauté de souffrances avec des paysans et des ouvriers français traqués par la peur, le froid et le découragement"[14]. Par contre, Chevrier laisse dans l'ombre d'autres expériences marquantes telles que l'internement de Senghor dans le Frontstalag 230 à Poitiers où il devait être fusillé le jour même où il avait été fait prisonnier parce qu'il était Noir[15] et ses rencontres avec d'autres prisonniers africains, tirailleurs venus directement de l'Afrique pour combattre. Au cours de leurs "veillées de contes" , il apprit beaucoup sur la tradition orale de leurs pays d'origine. En même temps, il réussit à approfondir ses connaissances d'allemand dans un cours de langue qui lui permit de lire Faust et Iphigenie de Goethe en version originale[16]. Pendant sa captivité, Senghor fait également la connaissance des deux fils de Félix Eboué, Guyanais d'origine et gouverneur de l'Afrique Equatoriale Française qui, le premier, avait rallié sa colonie à la France libre et à qui il dédia un poème paru dans Hosties noires[17].
Il ne fait aucun doute que Senghor a vécu les années d'occupation en communauté de souffrance avec le peuple français, et c'est cet aspect qui a souvent été souligné par les critiques. Reste que ces années ont aussi été celles où il a tissé de solides liens avec d'autres Africains dont il partageait à la fois le statut précaire et les aspirations. Ses poèmes datés de 1939 à 1942 ou portant la mention "Stalag 230" , sont riches en indices qui renvoient à la réalité quotidienne d'un poète africain en temps de guerre.
Relâché du camp de prisonniers (Stalag) en février 1942, Senghor reprend ses activités de professeur dans un lycée de la banlieue parisienne. Il milite clandestinement dans les rangs du Front National Universitaire et prépare en même temps une Thèse d'Etat en linguistique africaine. Il habite alors près de la Porte Dorée où il aime recevoir ses amis africains et antillais. Il fréquente aussi la famille de son vieil ami de khâgne, Georges Pompidou. Cependant, il oriente son engagement le plus intense vers le Foyer des Etudiants Coloniaux (Paris, 184 bd. Saint-Germain), créé par le gouvernement de Vichy pour permettre aux étudiants d'outre-mer de se retrouver en temps de guerre. Dans le bulletin de liaison des différents Foyers coloniaux de France, il publie ses premiers poèmes écrits avant la guerre et des comptes rendus de livres concernant l'Afrique, textes très peu connus jusqu'à présent[18].
Sur la base de sa correspondance avec Senghor et de ses interviews avec d'autres auteurs de l'époque, Kesteloot suggère que:
Que l'occupation ait limité les possiblités d'expression offertes aux étudiants coloniaux - dont les Africains - ne fait aucun doute, mais l'idée d'une vie "en vase clos" n'accorde pas l'importance qui leur est due aux multiples rencontres et discussions qui eurent lieu, souvent de manière informelle, autour d'un repas chaud offert dans un ou l'autre des foyers coloniaux qui étaient ouverts à l'époque. De plus, le rôle exact joué par L'Etudiant de la France d'Outre-Mer, un bulletin créé spécialement à l'intention des étudiants d'outre-mer par les autorités coloniales, reste à être établi.
Au sein du Foyer Colonial de Paris, Alioune Diop, le futur fondateur et directeur de la revue Présence africaine, entreprit dès 1942 d'animer le cercle culturel des étudiants coloniaux de Paris que fréquentaient presque tous ceux qui allaient embrasser la politique dans le cadre de la future Union française. L'impossibilité de retourner dans leurs pays d'origine au temps de l'occupation allemande et le souci constant des autorités vichysoises de les regrouper au sein de l'Empire colonial français favorisaient les contacts et les amitiés, d'autant plus que ces jeunes gens étaient frustrés par leur situation en métropole. Dans le premier numéro du bulletin du Foyer L'Etudiant de la France d'Outre-Mer du mois d'août 1943, un auteur anonyme (dans lequel on peut facilement reconnaître Alioune Diop)[20] décrit la situation des étudiants coloniaux, africains et asiatiques, vivant en exil en France. D'après lui, ces jeunes (parmi lesquels se trouvent les futurs auteurs Guy Tirolien, Paul Niger, Birago Diop etc.) ont à coeur de représenter leurs civilisations d'origine de façon authentique, mais il leur importe bien plus d'être reconnus et respectés par les Français parmi lesquels ils vivent:
Ces jeunes gens avaient d'autres ambitions que de rêver à une Afrique chimérique telle qu'elle était propagée dans la littérature coloniale de l'époque. Si au départ ils avaient des idées socio-politiques peu concrètes, ils cherchaient surtout à créer et à promouvoir un discours humaniste et égalitaire sur l'Afrique noire qui ferait connaître la réalité des civilisations africaines. Pour ce faire, ils disposaient d'appuis intellectuels hexagonaux solides, surtout dans l'intelligentsia française. Les personnes qui allaient patronner le premier numéro de Présence africaine en 1947 en témoignent: on y trouve les écrivains André Gide et Michel Leiris, les philosophes Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Emmanuel Mounier, le prêtre dominicain Père (Jean-Pierre) Maydieu, résistant de la première heure et co-fondateur des Lettres françaises, ainsi que les ethnologues Paul Rivet (directeur du Musée de l'Homme) et Théodore Monod (directeur de l'Institut Français de l'Afrique Noire).
Mais malgré tous les contacts que les auteurs et les critiques pouvaient chercher et trouver, l'acceptation de la civilisation noire et, partant, de la littérature afro-francophone ne venait que très lentement. Avant la préface de Sartre (1948), le public ne la connaissait guère. Il n'y avait que très peu de critiques littéraires compétents en la matière, et le plus souvent, c'étaient des auteurs du même champ littéraire. Ce n'est qu'après la deuxième guerre mondiale que surgit une nouvelle Gauche anti-colonialiste qui va remplacer progressivement le public habitué aux romans coloniaux.
En janvier 1944, le général de Gaulle convoque une réunion des gouverneurs et administrateurs des colonies à Brazzaville en A.E.F., cette colonie s'étant ralliée la première à la France libre. Aucun Africain ne se trouve encore dans l'assemblée. Mais de Gaulle promet qu'en reconnaissance de leur fidélité, les colonies africaines obtiendront, à la libération, le droit d'envoyer des députés à l'Assemblée Constituante à Paris, et qu'elles bénéficieront d'une certaine autonomie. En effet, une année plus tard, 29 députés africains participent à l'élaboration de la constitution de la IVe République. Ainsi commence un nouveau chapitre de l'histoire politique, à savoir celui de la participation des Africains à la politique française[22].
Entre juin et août 1944, la France est libérée. De Gaulle prend en main le gouvernement provisoire. Les soldats africains (tirailleurs sénégalais) sont rapatriés dans leurs pays d'origine. Mais cela ne se passe pas toujours sans incidents. Un exemple: En novembre 1944, au camp de Thiaroye au Sénégal, les tirailleurs démobilisés se soulèvent pour obtenir des arriérés de solde[23]. Comme beaucoup de soulèvements coloniaux d'avant et d'après, celui-ci aussi se termine par une intervention sanglante de l'administration coloniale[24]. A Paris, le gouvernement se limite à exprimer sa désapprobation.
Les communistes, les socialistes et le MRP (Mouvement Républicain Populaire, un parti libéral et catholique qui compte beaucoup d'adhérents coloniaux) remportent les élections à l'Assemblée Nationale de 1945. En 1947, les communistes quittent le gouvernement: ils aimeraient voir la France adopter une attitude favorable envers l'Indochine de Ho Chi Minh[25]. Les partis restant au pouvoir (RPF, SFIO, MRP et Radicaux) mèneront une politique coloniale qui n'évitera aucun accroc et qui divisera définitivement la nation lors de la guerre d'Algérie.
Cependant, une poignée d'Africains élus à l'Assemblée et au Sénat travaillent à la suppression de l'indigénat et à l'assimilation juridique des habitants des colonies. Parmi ces hommes politiques se trouvent le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et les Antillais Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas, trois intellectuels qui seront plus tard considérés comme les Pères de la Négritude, mais aussi Fily Dabo Sissoko, un instituteur du Soudan français, écrivain lui aussi, et Jacques Rabemananjara, député malgache qui sera accusé d'avoir participé au soulèvement de l'île et condamné à la prison à vie en 1947 (cet emprisonnement interrompant sa carrière littéraire entamée depuis 1935). Le Sénégalais Alioune Diop devient Sénateur en 1945, mais quittera ce poste honorable pour se consacrer entièrement à sa revue Présence africaine, fondée en 1947, revue qui promouvra les nouveaux écrivains et intellectuels africains. Diop crée également la Société Africaine de Culture (SAC) qui collabore activement avec l'Unesco dont, après sa fondation en 1945, un des premiers objectifs est d'élaborer un concept scientifique de la notion de race[26].
Retenons donc qu'entre 1940 et 1950, les acteurs africains du champ politique français étaient en même temps les principaux acteurs du nouveau sous-champ intellectuel et littéraire africain dans la métropole. Cette constellation contribue sans aucun doute à l'intégration du sous-champ littéraire africain au champ littéraire français. Mais les intellectuels africains, ainsi que leurs confrères vietnamiens et maghrébins, ont été également soutenus par un certain nombre d'intellectuels et d'hommes politiques français dont les positions idéologiques couvraient une vaste gamme allant du colonialisme libéral (R. Delavignette) au communisme trotskiste (P. Naville).
Le plus influent des intellectuels français a été Jean-Paul Sartre. A la demande de Charles-André Julien, spécialiste du Maghreb et directeur de la collection Pays d'Outre-Mer chez les Presses Universitaires de France, Sartre écrit la célèbre préface intitulée "Orphée noire" à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache que Senghor édite en 1948 aux PUF. Sartre donne de cette nouvelle poésie une lecture existentialiste qui sera pendant longtemps considérée comme exemplaire et qui conditionnera la réception de toute la littérature africaine d'après-guerre. De plus, entre 1947 et 1950, Sartre ouvre les colonnes de sa revue Les Temps Modernes (fondée en 1945) à la poésie et aux essais des Africains. Les communistes font de même dans leur revue Europe (numéro spécial sur l'Afrique en 1949) et dans Les lettres françaises. Cependant, la revue qui fait preuve de l'engagement le plus conséquent en faveur de l'Afrique, c'est Esprit, une revue se réclamant de la "troisième force" , indépendante, catholique, mais libérale. Dès avant la deuxième guerre mondiale, elle avait violemment dénoncé le colonialisme français et publié les premiers poèmes de Damas. Son directeur, Emmanuel Mounier, professeur de philosophie, entreprend même un voyage en Afrique noire en 1947 pour mieux connaître les conditions de vie des Africains, expérience qu'il raconte dans son livre L'éveil de l'Afrique noire (1948).
Après 1945, l'élite coloniale en métropole, surtout les étudiants, pose le problème politique. Ils expriment leur mécontentement envers la politique coloniale française et diffusent les détails de l'oppression dans les colonies. Les médias, l'église, les partis politiques et certains intellectuels s'intéressent à eux et à la lutte anti-colonialiste qui s'amorce. Présence africaine qui évitait pendant longtemps d'avancer une position politique, admet finalement que Les Etudiants noirs parlent et leur consacre, mais en 1953 seulement, un numéro spécial qui porte ce titre. A ce moment-là, les forces anti-colonialistes estudiantines avaient déjà créé leur propre groupement politique, la F.E.A.N.F. (Fédération des Etudiants de l'Afrique Noire en France), qui appuie le processus de la décolonisation par son militantisme métropolitain. L'assemblée constituante de cette organisation en mars 1951 met fin à la prolifération de groupements "tribaliques" et constitue le point de départ d'une nouvelle phase de la lutte politique pour la décolonisation de l'Afrique.
Parallèlement à l'entrée des Africains dans la vie politique et culturelle française, la décennie 1940-50 voit naître en France un corpus considérable de textes de littérature afro-francophone. Celui-ci est constitué surtout de poèmes, de contes et de pièces de théâtre, mais aussi d'essais politiques et philosophiques et de quelques ébauches de critique littéraire. Il est aussi intéressant de noter que l'historiographie de la production littéraire afro-francophone des années 1945-1950 ignore presque toujours deux institutions qui ont joué un rôle important dans ce champ littéraire, à savoir les communistes et les Eglises chrétiennes. La politique culturelle du PCF et de l'Internationale communiste promulguaient une certaine littérature militante (tout comme ils alimentaient des groupes d'études marxistes dans les colonies du continent noir). Par exemple, la revue Europe, en 1949, publiait une anthologie de poètes africains qui ne figuraient ni dans celle de Damas, ni dans celle de Senghor ni dans la sélection que Temps modernes (la revue de Sartre) offrit en 1948[27]. Les Eglises faisaient preuve de sensibilité politique en favorisant très tôt l'expression des élites coloniales, en particulier dans le cadre des Semaines Sociales[28], mais aussi et surtout dans les revues destinées à la jeunesse chrétienne. Fait remarquable, un acteur était présent à peu près partout: en 1945, Senghor publie un article "Défense de l'Afrique noire" dans Esprit, la revue des catholiques libéraux, dont ils signera maintes lettres et appels ouverts; en 1946, il publie un essai "Racisme ou démocratie" dans Lettres françaises (proche du PCF); la même année, il est élu correspondant pour l'Afrique noire à l'Académie des Provinces Françaises (poste que René Maran avait refusé) et publie des contes et des poèmes dans les honorables Cahiers du Sud.
Pour clore cette exploration toujours incomplète du champ littéraire afro-francophone, mentionnons l'existence de deux revues africaines, soeurs et rivales de Présence africaine. Il s'agit de La Voix du COGES, plus tard nommée Réalités africaines, une revue gabonaise paraissant à Paris en 1948 et 1949, et de Résonances, voix de l'A.E.F. parue également à Paris à la même époque. Les deux revues étaient calquées sur Présence africaine, mais ne connaissaient pas le même succès que leur modèle. Elles indiquaient cependant une lacune: apparemment, les habitants de l'Afrique Centrale et Equatoriale se voyaient mal représentés dans cette revue éditée par des Africains de l'Ouest qui ignoraient tout des autres parties du continent.
Quelques suggestions de recherche pour terminer ce survol du champ
littéraire afro-francophone des
années (19)40.
Une recherche visant à mieux comprendre cette période délicate devra entre autres: * rechercher le champ politique et intellectuel dans lequel s'inscrivent les positions des acteurs africains et français à une période où l'Empire français est d'abord menacé, puis réorganisé et que la conscience de race est aiguisée de part et d'autre; * reconstituer la doctrine raciste et la praxis du national-socialisme à l'égard des noirs vivant en France; * rechercher les conditions matérielles de la production littéraire afro-francophone dans la métropole à une époque caractérisée d'une part par la censure de la presse, du théâtre et de l'édition, par l'attribution limitée de papier et par la réduction de la mobilité individuelle; d'autre part par la propagande soutenue des puissances de l'Axe (Allemagne, Italie, Japon) et par l'aide efficace du gouvernement de Vichy en direction des élites autochtones des colonies françaises; * dresser la liste des acteurs de l'afro-francophonie présents en France pendant la période citée et mener des investigations afin de savoir où et comment ils ont vécu pendant et après la guerre; * dresser la liste des acteurs français qui ont contribué à l'autonomie du champ littéraire afro-francophone naissant ou ont essayé d'empêcher cette autonomie, et rechercher les circonstances de ces contributions; * dresser un corpus d'oeuvres littéraires et journalistiques témoignant de la lutte pour l'autonomie du champ littéraire afro-francophone et analyser ce corpus. |
Notes
[1] Jurt (1995) présente les approches récentes, allemandes et françaises, de la sociologie de la littérature, précurseurs de la théorie de Bourdieu. Il faut ajouter que l'idée d'une corrélation entre le champ littéraire et les séries voisines (politique, social, historique, intellectuel, culturel...) était déjà contenue chez les formalistes russes, p. ex. chez Tynjanov (1927/1969). Je remercie mon collègue Justin Bisanswa d'avoir eu l'amabilité de me signaler ce texte.
[2] Cf. en particulier Bourdieu (1971), (1984), (1991) et (1992). Voir aussi Sapiro (1994) dont l'étude du champ littéraire français sous l'occupation allemande nous a fourni un exemple à suivre.
[3] Détrie, dans son introduction à Citti/Détrie (1992), précise quelques "angles d'approche du champ littéraire" qui pourraient mettre en évidence les limites de la notion de champ littéraire: "rapports du littéraire à l'histoire, la théorie des genres littéraires, les fonctions de la littérature, les rapports entre langue et littérature, la place et le rôle des traductions, etc." (p. 7). Résumant les communications du colloque, il insiste sur "la relativité de toute définition du champ littéraire [national]" (p. 10), puisque, d'après lui, ce dernier n'est ni indépendant des autres champs culturels ni du champ social, et qu'il faut tenir compte également des relations des littératures nationales entre elles et du rôle des médiateurs (traductions, médias...). Concernant l'époque que nous étudions, il conviendrait d'ajouter à cette liste les mesures par lesquelles le champ du pouvoir et/ou le champ économique s'ingèrent dans le champ littéraire: censure, distribution limitée de papier, persécution et arrestation des auteurs et des éditeurs, mise à l'index...
[4] Cf. Riesz (1991), pp. 17-18. Nous pensons, cependant, qu'un champ littéraire africain autonome s'amorce, mais il n'est pas limité au continent africain. C'est un champ littéraire globalisé, dont les acteurs peuvent être de peau blanche ou de peau noire, nés en Afrique du Sud ou à Bordeaux. Dans leurs oeuvres, ils peuvent se servir de langues africaines, créoles ou européennes, ou de toutes à la fois. Les éditeurs aussi globalisent leur production et ne se limitent plus à ne publier que les oeuvres écrites dans une seule langue.
[5] Riesz (1991), p.17.
[6] Lors de la Première guerre mondiale, les colonies auraient fourni de 535.000 à 607.000 soldats (sans compter les Français des colonies et d'Algérie). Pour juin 1940, moment de l'offensive allemande, on avance les chiffres suivants: L'armée coloniale (Indochinois, Malgaches, Africains) n'aurait pas dépassé 100.000 hommes, alors que de 1942 à 1945, Africains, Malgaches et Antillais auraient fourni quelque 113.000 hommes aux régiments coloniaux (auxquels il faut pourtant ajouter les 340.000 hommes des troupes nord-africaines). A la libération, le chiffre est évalué à 500.000 hommes; cf. Thobie et al. (1990), pp. 77, 313-314, 341, 355.
[7] Pour plus de détails, voir par exemple Kohut (1984), Loiseaux (1984), et surtout la thèse riche en détails de Sapiro (1994).
[8] Voir Rayski (1991), Temime (1991), Rives (1992).
[9] Voir par exemple Balmand (1996) qui résume la vie intellectuelle à ce "lieu de sociabilité" que sont les Etats-Unis pendant la Seconde guerre mondiale.
[10] Une des rares exceptions est le petit livre de Towa (1971) sur Senghor.
[11] Kesteloot (1963/1975), p. 207.
[12] Damas, évidemment, n'appartient pas au champ littéraire afro-francophone proprement dit, mais étant donné ses rapports étroits avec Senghor et l'équipe de Présence africaine, il est un de ses acteurs les plus importants.
[13] D'après son biographe Daniel Racine, Damas appartenait au groupe d'études anti-racistes dirigé par un professeur en Droit, Francois Perroux; cf. Racine (1983), p. 32. Bien avant la guerre, Perroux avait été un membre du comité de direction de la revue Esprit. C'était dans ce groupe que Damas avait fait la connaissaince de Marcel Moré, marxiste catholique et directeur de sa propre revue, Dieu vivant (cf. Hellman 1981, p. 131). Moré fut le premier préfaceur de Damas quand celui-ci publia ses premiers poèmes dans Esprit en 1934.
[14] Chevrier (1984/1990), p. 76.
[15] Vailland (1990), pp. 166-167: "As soon as the Germans had taken Senghor's unit prisoner, they pulled the blacks out of the ranks and lined them up along a wall. Senghor quickly understood that the Germans intended to shoot them on the spot. Just as the firing squad was at the point of firing, "we called out, 'Vive la France, Vive l'Afrique noire'." At that very moment, the Germans put down their guns. A French officer had persuaded them that such a slaughter would be a stain on Aryan honour."
[16] Vailland (1990), pp. 175-176. Voir aussi, dans le même livre, la photo qui montre Senghor avec les autres participants du "Deutschkurs für Fortgeschrittene" (après page 196).
[17] "Au Gouverneur Eboué", dédié "A Henri et Robert Eboué", in: Senghor (1990), pp. 73-74.
[18] Vailland (1990), pp. 181-182 les mentionne brièvement. Nous procédons à une analyse détaillée de cette revue dans un travail en cours.
[19] Kesteloot (1963/1975), p. 253.
[20] Le nom d'auteur indiqué dans le journal "Kothj Barma" est un pseudonyme. Kotya Barma fut un sage sénégalais qui vécut de 1584 à 1656 environ. Tanor Latsoukabé Fall, un historien sénégalais, donne de lui la description suivante: "Il n'a jamais cessé de donner des leçons morales aux Kayoriens qui lui doivent beaucoup de leur éveil intellectuel" (cité par Glinga 1990, p. 174). Il s'agit donc d'un mentor reconnu par les autres. Comme le pseudonyme "Kothj Barma" renvoie à l'histoire sénégalaise, on peut supposer qu'il servait de surnom à Alioune Diop, mais il pourrait aussi bien renvoyer à Senghor ou Birago Diop , tous les trois ayant, en 1943, fréquenté le Foyer des Etudiants Coloniaux de Paris.
[21] Kothj Barma (1943), p. 3.
[22] Leurs différentes activités ont été décrites par Benot (1989).
[23] Voir l'interview avec Doudou Diallo, un tirailleur de la Seconde guerre mondiale, dans Riesz/Schultz (1989), pp. 261-264.
[24] Cf. Benot (1994) qui a mis Thiaroye sur la liste des massacres coloniaux (pp. 17-187) bien qu'il n'en parle pas in extenso dans ce livre.
[25] Cf. le récit de cette période mouvementée par Durand (1986), pp. 231-247.
[26] En 1948, le Conseil économique et social des Nations Unies demande à l'Unesco de développer un programme destiné à faire disparaître les "préjugés de race". Après avoir défini les objectifs de ce programme dans une brochure d'information (La question raciale, 1950), l'UNESCO publie, à partir de 1950, trois collections portant sur la question des races humaines, à savoir "La Question raciale devant la science moderne", "La question raciale et la pensée moderne" et "Race et société". Parmi les auteurs de ces collections se trouvent des universitaires américains, brésiliens, mexicains, français etc. Michel Leiris contribue à Race et civilisation (1951) et Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe (1955), et Claude Lévi-Strauss y est présent avec Race et histoire (1951).
[27] Cette anthologie comporte des poèmes de Mody, Dadié, Malonga, Dia Tidiane, Thierno Bâ, Charles Traoré Leroux, Kéita Fodéba, Ray Autra, Mourou Ben Daouda.
[28] Le corpus des revues des missionnaires francophones reste à être exploré. Citons à titre d'exemple la revue illustrée Missi des frères missionnaires de Lyon.
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Dr Katharina Städtler
a étudié l'allemand, le français et l'arabe dans les
universités d'Augsburg, de Toulouse, de Freiburg i.Br.
et de Madrid. En 1986, elle a soutenu une
thèse de doctorat sur la poésie féminine du Moyen Age. De 1986 à 1992,
elle a enseigné à l'Université d'Abidjan (Côte d'Ivoire) et, depuis 1992,
elle préparare d'une thèse d'Etat à l'université de Bayreuth sur la
genèse de la littérature africaine francophone en France (1940-50).